
Arguments pour la lutte sociale | Lire sur le blog ou le lecteur |
Sous ce titre, qui est de la rédaction d’Aplutsoc, nous reproduisons un billet de notre camarade Hanna Perrekhoda dont la concision et la clarté permettent le débat, tout du moins pour qui veut ce débat, sur la question de la préparation à la guerre (seul moyen d’ailleurs de l’éviter si c’est encore possible) du point de vue du prolétariat démocratique. Hanna, dont nous avons publié des textes, est ukrainienne, russophone, originaire de Donetzk, auteure d’un travail sur les bolcheviks en Ukraine et leurs contradictions en 1917 et après, elle réside en Suisse et l’organisation qu’elle mentionne comme la sienne, où elle est confrontée aux arguments qu’elle contredit, est SolidaritéS (Suisse romande). Son texte est ici traduit de l’anglais. La photo illustrant cet article date de 2018, lors de la seconde visite d’Hanna dans l’Allier : Vincent Présumey, Hanna, Sylvain Bourdier élu depuis maire de Commentry – Alexis Mayet était également à cette tribune. Une récente discussion sur le réarmement et la militarisation m’a aidé à clarifier mes idées. Je suis consciente que ma position n’est pas partagée par beaucoup de gens à gauche, et cela ne me dérange pas. Ce que j’espère, c’est qu’elle puisse ouvrir la voie à une réflexion honnête, tant pour moi que pour les autres. Mais avant même de commencer à parler de défense, nous devons nous poser une question fondamentale y-a-t-il une menace réelle pour nous ? Et pour y répondre, nous devons définir ce que nous entendons par ce « nous ». Au niveau national, dans la plupart des pays d’Europe centrale et occidentale, il n’y a en effet aucun risque d’invasion militaire directe. Et de nombreux populistes de gauche et de droite ne parlent qu’en ces termes nationaux : « Il n’y a pas de menace militaire pour notre nation, alors pourquoi dépenser de l’argent pour la défense ? » Mais cette position est contre-productive. En attisant les sentiments isolationnistes, la gauche fait le jeu de l’extrême droite. L’extrême droite est plus cohérente et promeut l’égoïsme dans tous les domaines, de sorte que la gauche est toujours perdante dans ce jeu. Si nous adoptons plutôt une perspective européenne, nous devons admettre que oui, l’Europe en tant qu’entité est menacée. Mais la forme de cette menace varie selon les endroits. Si nous incluons l’Ukraine dans notre conception de l’Europe, alors la guerre est déjà là, et elle est énorme. Dans le même temps, la production d’armes européenne est loin d’être suffisante pour couvrir ne serait-ce que les besoins immédiats de l’Ukraine. Cela signifie que la production doit être augmentée et que les armes doivent être envoyées là où elles sont nécessaires. Pour les pays situés à l’ouest de l’Ukraine, le danger ne réside pas dans l’arrivée de chars à Berlin. Un scénario plausible serait une provocation dans les pays baltes, destinée à tester la crédibilité de la dissuasion européenne. Ce qui constitue une invasion et ce qui n’en est pas une est toujours une question d’interprétation. Rappelons-nous que les avions de combat russes violent déjà l’espace aérien d’autres pays. Petit à petit, ils testent jusqu’où ils peuvent aller. Du point de vue de Poutine, c’est tentant. Car il pense que l’Europe occidentale ne se battra pas pour quelques millions d’Estoniens, de Lituaniens, de Moldaves, etc. Et il a des raisons de le croire. Si les grands États décident que cela n’en vaut pas la peine, alors la dissuasion s’effondre. Pendant des décennies, les Européens se sont appuyés sur la puissance militaire américaine. Mais ce mécanisme de sécurité s’effondre. Or les secteurs stratégiques indispensables au fonctionnement des armées européennes dépendent presque entièrement des États-Unis : transport aérien, renseignement par satellite, missiles balistiques, défense aérienne, etc. Si les États-Unis se retirent, les systèmes de défense des pays européens deviendront complètement inopérants. La réalité aujourd’hui est que l’existence des pays européens dépend du régime d’extrême droite de Trump, qui ne réagira probablement pas en cas d’invasion. Ils sont également vulnérables au régime d’extrême droite de Poutine, qui se réarme, se mobilise et cherche activement la confrontation. Les pays baltes, la Pologne et la Finlande doivent donc reconstituer leurs stocks et renforcer leurs infrastructures. Lorsque votre voisin est la deuxième puissance militaire mondiale, qu’il bombarde quotidiennement des villes, consacre un tiers de son budget à la guerre et qualifie votre pays d’« erreur historique », la capacité à se défendre ne relève pas d’une course à l’armement. C’est une question de survie. Mais cette survie n’est possible qu’avec l’aide des alliés d’Europe occidentale, car aucun pays d’Europe orientale n’est capable de produire les armes nécessaires et d’affronter seul l’armée russe. En Europe occidentale, la menace est différente. Il s’agit moins d’une invasion que de la montée de l’extrême droite. Pour Poutine, pour Trump, pour J. D. Vance, le scénario idéal est clair : l’Europe de l’Est sous domination russe, l’Europe occidentale dirigée par des gouvernements d’extrême droite qui acceptent leur vision d’un monde divisé en zones d’influence autoritaires. Ici, la défense revêt donc une autre signification : lutter contre la désinformation, protéger les infrastructures, bloquer les fonds étrangers dans la politique, se défendre contre les cyberattaques, le sabotage et le chantage énergétique. Et aider ceux qui ont immédiatement besoin d’armes pour leur survie. En bref : nous devons adapter nos outils aux menaces. Et surtout, nous devons cesser de penser uniquement en termes nationaux étroits. Car c’est précisément cette logique nationale qui a alimenté des siècles de guerre, de destruction et de division sur le continent européen. — Alors, où cela nous mène-t-il ? Je pense que nous devons faire la distinction entre militarisme et défense. Le militarisme, c’est la guerre comme opportunité commerciale, motivée par le profit capitaliste. C’est aussi mettre la guerre au centre et y subordonner toute la société. La défense est la capacité de la société à se protéger contre les agressions. (Et aujourd’hui, alors que les trois plus grandes puissances militaires menacent ouvertement d’envahir d’autres pays – la Chine contre Taïwan, les États-Unis parlant même du Groenland, et la Russie menant déjà la guerre en Ukraine –, on ne peut pas prétendre que le problème de la défense n’existe pas.) Le problème n’est pas la production en soi. Le problème est de laisser le marché décider ce qui est produit, pour qui et selon quelles règles. C’est là qu’est le vrai sujet. Qui décide ? Dans quel but ? Dans quelles conditions ? Et ici, la gauche a un rôle crucial à jouer : imposer des règles strictes en matière d’exportation, la transparence des contrats, le contrôle démocratique. Aujourd’hui, même au sein de ma propre organisation, j’entends dire : « Nous n’avons pas la capacité d’imposer de telles règles. » Et je demande : avons-nous davantage la capacité d’abolir la guerre et les armes sur toute la planète ? À ce stade, nous devons être honnêtes. Les slogans sur l’abolition de la guerre ne relèvent plus de la politique. Ils sont beaucoup plus proches de la religion, insensibles aux exigences de la réalité. Lorsque nous formulons des revendications prétendument radicales sans aucun moyen de les réaliser et sans organisation de masse en vue, le résultat pratique est simple : nous abandonnons le terrain à ceux qui sont déjà au pouvoir. Ils organiseront alors la défense entièrement selon leurs propres règles et intérêts. Et nous obtiendrons exactement le militarisme auquel nous prétendons nous opposer. Nous pouvons bien sûr prétendre que le fait d’adopter des positions maximalistes aiguise les contradictions, approfondit les divisions sociales et précipite l’effondrement de l’État bourgeois. Et que cet effondrement entraînera la révolution, la lutte finale. Même si l’extrême droite est forte. Même si une dictature militarisée se trouve juste à côté. Car nous parions que lorsque notre État s’effondrera, les populations des dictatures militarisées voisines se soulèveront – et dans notre pays, ce sera nous, et non l’extrême droite, qui prendrons le pouvoir. D’accord. Mais soyons sérieux un instant. Quelle est la probabilité que les gens se révoltent dans des États militarisés, d’extrême droite et illibéraux, où règne la surveillance de masse ? Et dans un monde où règne la violence pure et simple, où le pouvoir se décide par la force des armes, quelles chances la gauche d’aujourd’hui a-t-elle réellement contre l’extrême droite ? La politique n’est pas une question de fantaisie. Il s’agit d’analyser le rapport de force réel et de faire avancer ses objectifs dans ce cadre. La question qui se pose à nous est donc simple : quelle est la position réaliste de la gauche européenne dans les conditions actuelles ? Pour moi, elle doit commencer par deux exigences simultanées : * Premièrement, assurer la survie structurelle d’un espace démocratique. * Deuxièmement, lutter de l’intérieur de cet espace pour redéfinir son contenu politique et social. Cela signifie lutter deux fois plus fort contre les politiques néolibérales, mais sans renoncer au cadre démocratique où cette lutte est encore possible. En effet, le projet européen – la démocratie libérale en général – est une contradiction totale. Il protège contre le pouvoir politique arbitraire, mais laisse les gens sans défense contre l’arbitraire du capital – d’ailleurs, dans les États dits socialistes, c’était l’inverse : une certaine protection contre l’arbitraire économique, mais aucune protection contre le pouvoir politique. Mais ceux qui ont aujourd’hui la capacité et la volonté déclarée de démanteler ce projet sont les régimes où les citoyens ne sont protégés ni de l’oppression politique ni de l’oppression économique. Rappelons-nous que nous avons commencé par nous demander ce que nous entendons par « nous ». Bien sûr, du point de vue de la gauche, il ne s’agit pas d’un État-nation ou d’une communauté européenne, mais d’une classe ouvrière mondiale. Je pense que nous devons garder à l’esprit que ni la vie humaine, ni les droits des travailleurs, ni l’environnement ne peuvent être protégés dans un État qui se trouve dans la « zone d’influence » de puissances impérialistes extractivistes autocratiques comme la Russie de Poutine, les États-Unis de Trump ou la Chine. Dans un monde dominé par une politique de grandes puissances sans contrôle, les organisations progressistes et leurs valeurs sont toujours anéanties, d’abord politiquement, puis physiquement. La démocratie libérale est pleine de contradictions. Mais ce sont des contradictions contre lesquelles nous pouvons lutter de l’intérieur. La liberté de former des syndicats, les droits des femmes, les politiques sociales, la solidarité internationale – tout cela n’est pas abstrait, mais constitue des infrastructures matérielles qui dépendent de notre capacité à préserver le petit espace de liberté qui a été ouvert au prix de grands sacrifices. — Maintenant, quelques mots sur les mesures pratiques qui peuvent être prises dans le contexte suisse. La Suisse n’est pas une île. L’instabilité dans l’UE affecte immédiatement la sécurité suisse. Une fois de plus, la Suisse semble choisir son ancien rôle : celui de refuge pour les criminels de guerre et leur argent. C’est pourquoi nous devons agir : • Contre la stratégie de la Suisse qui consiste à se cacher derrière la « neutralité » tout en faisant du commerce avec des criminels de guerre. Contre le secret bancaire et les paradis fiscaux qui font de la Suisse un paradis pour les corrompus et les criminels. • Pour des sanctions plus sévères et des mesures diplomatiques maximales contre les États qui commettent des crimes de guerre et violent le droit international. • Pour confisquer les centaines de milliards d’actifs russes gelés et les utiliser pour financer la défense de l’Ukraine et la sécurité européenne. Certains craignent que cela ne créé un dangereux précédent. Ils ont raison : la justice est toujours un dangereux précédent dans un système conçu pour protéger les riches. Mais c’est le seul précédent qui vaille la peine d’être créé. • Pour la réexportation d’armes vers l’Ukraine et contre la vente d’armes aux dictatures et aux États qui violent le droit international. • Contre les dépenses de plusieurs milliards pour la « défense nationale ». La Suisse n’est pas menacée par l’Allemagne, la France ou l’Italie. Pour contribuer plutôt à la sécurité collective européenne. • Pour l’abandon des combustibles fossiles russes et l’investissement massif dans les énergies renouvelables. L’autonomie énergétique est synonyme de sécurité. Chaque franc dépensé pour le gaz russe est un franc dépensé pour la guerre de Poutine. Hanna Perekhoda, 22/08/25. |
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