
Alain Brossat
La dominiation politique des démocraties libérales a longtemps reposé sur la croyance que son pouvoir était raisonnable, ordonné et rationnel. Mais que se passe-t-il lorsque ces régimes vacillent, en tous cas leurs fondements idéologiques ? C’est la question qu’adresse ici le philosophe Alain Brossat qui voit deux modalités d’un retour du théologico-politique : l’une vulgaire et crasse, celle des dominants, incarnée par Trump, l’autre « des opprimés aux visages multiples [qui] surgie sur les ruines des discours d’émancipation, révolutionnaires, marxistes, nationalistes. » Chassez le théologico-politique et il revient au galop et peut-être même par la fenêtre.
Qu’est-ce qui, dans les rodomontades de Trump à propos de l’annexion du Canada, du rachat du Groenland au Danemark par les Etats-Unis, de la transformation de Gaza, vidée de ses habitants, en Riviera promise aux riches touristes d’Occident et des Emirats (etc.), produit sur le quidam des démocraties libérales un tel effet non pas seulement de sidération, mais surtout d’exténuation (tant morale que politique) ?
Ce n’est pas seulement qu’il y entend le langage de la force, en tant que celle-ci s’opposerait toujours plus décidément au droit. Le langage de l’arbitraire, de l’esprit de démesure (la fameuse hybris trumpienne), celui d’un nouveau despotisme, entièrement obscur. C’est aussi (et peut-être surtout) qu’il y perçoit les échos d’une petite musique insinuante et autrement dangereuse : celle du retour en force du théologico-politique et dont le désastre du présent serait à la fois le théâtre et l’enjeu.
Les fanfaronnades de Trump, accompagnant son comeback tonitruant à la Maison blanche, s’inscrivent bien sûr dans le droit fil de son slogan de toujours « Make America Great Again ». Mais on aurait tort de réduire celui-ci aux simples conditions du néo-patriotisme réactionnaire qu’est censé incarner Trump. On n’en comprend vraiment la portée que si on le saisit dans son épaisseur et sa portée théologico-politique. Le MAGA, bien loin de n’être qu’un slogan démagogique destiné à être exhibé sur les casquettes rouges des fans du leader populiste, ne prend son sens qu’à être entendu comme réactivation, relance et réintensification du motif fondateur et instituant des Etats-Unis comme puissance et communauté de destin – celui de la destinée manifeste.
La destinée manifeste est à vocation ouvertement conquérante, hégémonique, impérialiste. Et il s’agit d’un motif explicitement théologico-politique, en tant que providentialiste – c’est une puissance « supérieure », religieuse, divine qui statue (est supposée statuer) que les Etats-Unis ont la vocation d’éclairer le monde tout entier en le colonisant par les moyens les plus variés – Starbucks non moins que la Ve Flotte…
Les sectateurs de Carl Schmitt qui s’en vont ressassant la formule consacrée (« Presque tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés ») passent à côté de l’essentiel. Le trait premier d’un motif théologico-politique comme celui qui est ici revitalisé par le slogan MAGA est qu’il se situe rigoureusement en dehors du champ de la discussion, de la délibération. La « destinée manifeste », dans toutes ses versions, c’est, par excellence, ce qui se tient hors d’atteinte de toute délibération. Elle est postulée, affirmée, affichée et elle ne peut s’imposer comme fait ou vérité qu’à la condition de disposer des moyens de se réaliser, en acte(s).
Le problème premier que nous avons avec le théologico-politique n’est pas d’ordre métaphysique, il a trait aux régimes de vérité sous lesquels se trouve placée la vie politique. En principe, dans les démocraties libérales, celle-ci se trouve située sous le régime délibératif – les propositions, les projets politiques doivent être non seulement présentés dans la sphère publique, mais argumentés. L’argumentation elle-même est fondée sur des règles communicationnelles (Habermas) et sur des normes (Max Weber). Les valeurs, lorsqu’on y fait référence, ne sont pas censées renvoyer à une quelconque transcendance mais bien à un patrimoine spirituel, culturel, moral que la communauté des vivants aurait en commun. Elles entretiennent des rapports étroits avec la rationalité.
C’est lorsque le théologico-politique opère un retour en force dans ce monde placé, en principe, sous le régime de vérité du délibératif que le public contemporain des démocraties libérales subit un choc, une commotion – toute discussion sur les fondements du politique, sur les prétentions avancées par les uns ou les autres, s’interrompt. L’irruption, brutalement régressive, du théologico-politique dans un monde en principe placé sous le régime du délibératif, produit l’effet de sidération plus haut évoqué – on ne discute plus, le théologico-politique, avec le régime de vérité révélée qui le soutient, a un pacte avec le fait accompli, les décisions unilatérales, la politique fondée sur les purs et simples rapports de force.
Que ce soit dans le domaine de la politique intérieure des démocraties libérales ou bien dans celui des relations internationales, la petite musique du théologico-politique ne s’est jamais complètement tue. La notion d’une « vocation », d’une « mission », d’une singularité associée à l’exception de l’Etat-nation continue de rôder autour de la représentation que les Etats et les peuples se font, en Occident, de leur « destin ». Ce type de représentation collective se fonde sur des images qui se transmettent de génération en génération. En France, aussi paradoxal que cela puisse apparaître au premier abord, on dira qu’un syntagme comme « France, patrie des droits de l’homme », c’est typiquement, exemplairement, du théologique sécularisé, à la Carl Schmitt.
Simplement, dans ce qui se désigne fallacieusement comme ordre international depuis la Seconde guerre mondiale (fallacieusement, car cet « ordre » n’est qu’un désordre laborieusement contenu, strié de tensions, de crises, de coups de force et d’infractions de toutes sortes), cette persévérance du théologico-politique est endiguée et mise en veilleuse par l’existence de normes tendant à délier (découpler, disjoindre) les pratiques politiques d’avec les sensations et les références théologiques. Au plus fort de la guerre froide, au temps de l’équilibre de la terreur, ou, aussi bien, dans toute l’époque balisée par la décolonisation, ce ne sont pas les références à la Providence ni les vérités révélées (des uns ou des autres) qui balisent les tensions et les conflits, qui accompagnent les affrontements. Ceux-ci se déroulent dans un champ politique essentiellement sécularisé, là où, notamment, les mouvements d’émancipation sont placés sous le signe du communisme, où nationalisme et marxisme font bon ménage. Bien sûr, si l’on y regarde d’un peu plus près, on s’avise que les choses ne sont pas si simples (la guerre d’indépendance algérienne…) et Foucault n’a pas tort de discerner dans le soulèvement iranien de la fin des années 1970, avec la place qu’y occupe la spiritualité religieuse, les prémisses d’un tournant historique. Et puis, du côté des maîtres du monde, le théologico-politique fait un premier retour remarqué sous Reagan, avant même la chute du régime soviétique, avec la mise en circulation du syntagme « empire du mal » destiné à désigner l’ennemi systémique. Et comme chaque fois que revient le théologico-politique, les simplifications à outrance des complexités politiques, idéologiques, géo-stratégiques (etc.) l’accompagnent : l’« empire du mal », c’est là où sont à l’oeuvre les « bad guys » (par opposition à nous, les gens du « monde libre », les « good guys ».
Ce qui fait époque aujourd’hui, ce qui définit la singularité désastreuse du présent, c’est que le théologico-politique, tel qu’il revient en force, joue non pas dans le camp des masses soulevées contre une dictature sanglante, comme dans l’Iran où Foucault effectue ses « reportages d’idées », mais dans celui des vainqueurs de la Restauration illibérale, des hégémonistes blanco-occidentalo-centriques les plus forcenés. Le providentialisme qui soutient le MAGA trumpiste est de même nature exactement que celui qui inspire les colons israéliens qui, aujourd’hui, harcèlent les villageois palestiniens, annexent leurs terres ; la référence à des textes religieux leur sert en l’occurrence de sauf-conduit et de justification, sans limite, à toutes leurs exactions.
Le théologico-politique est ici la parure commode d’une nouvelle forme de fascisme, ouvertement raciste et conquérant, comme il peut, dans d’autres circonstances historiques, soutenir l’énergie des masses soulevées contre le despotisme ou la colonisation. Dans la configuration d’aujourd’hui, le théologico-politique des puissants (« d’en haut ») s’enfonce dans la brèche de l’effondrement de tout ce qui, jusqu’à une période récente, pouvait encore tenir lieu d’un ordre international régi par des normes et des usages légitimés. Il accompagne aussi, en politique intérieure, dans les démocraties occidentales en cours d’illibéralisation, l’effondrement du système de la démocratie parlementaire, avec le rôle régulateur que pouvaient y jouer la (même toute relative) séparation des pouvoirs, le jeu d’équilibre des partis, l’existence d’une presse (ici aussi relativement) indépendante, etc.
Le théologico-politique revient en force dans la tête et les pratiques des maîtres du monde là où prévalent le désordre et la dérégulation dans les relations internationales, où la production du chaos devient un moyen courant d’affirmation de la puissance ; où, en politique intérieure, la brutalité des conflits (la lutte des classes et des espèces) était tempérée par les potentialités de leur institutionnalisation (la composition de « majorités », la formation de compromis, les effets modérateurs de l’Etat social)…
Le retour du théologico-politique dans la sphère où s’activent les gouvernants s’effectue dans un espace-temps où toutes les idéologies du pouvoir partent en lambeaux – réformisme, nationalisme (celui d’avant sa chute dans l’ethnicisme obscur, la philosophie de « rongeurs » dont parle Renan), culte de la croissance (prometteuse de prospérité), de la liberté des échanges… C’est dans le vide sidéral laissé par la déréliction de toutes ces idéologies qui étayaient la démocratie libérale que se produisent ces régressions et ces recours au théologico-politique.
En France, à la différence des Etats-Unis ou d’Israël, la référence aux textes « sacrés », le recours à un régime de vérité enté sur le discours religieux sont évidemment rendus incommodes, si ce n’est impossibles par la prégnance de la tradition républicaine, laïque, fondée sur la déliaison du politique (séculier) d’avec le religieux. Mais on pourrait dire inversement que, dans le contexte de cette singularité historique (qui s’est établie avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au début du XXe siècle), le providentialisme s’est, tout simplement, sécularisé et enraciné dans la notion de la « grande nation » au destin tout naturellement exceptionnel, hors norme, précisément ; ce dont l’effet est que l’on n’y est pas sensible à l’aveuglant pataquès que constitue un syntagme comme « patrie des droits de l’homme » ; et, surtout, aujourd’hui, que tout, dans cet ensemble, de haut en bas et de bas en haut, résiste de toutes ses forces à l’idée que la France, aujourd’hui, ne puisse être qu’un pays parmi d’autres, si ce n’est une nation de second ordre, et plutôt en déclin qu’en ascension…
L’institution, en France, de la laïcité comme barrage contre les empiètements du domaine religieux sur le domaine politique et sur les prérogatives de l’Etat républicain est une singularité ambiguë. La laïcité est devenue un dispositif idéologique s’apparentant à une contre-religion d’Etat de plus en plus intégriste, despotique et intolérante lorsqu’il lui faut faire face à la montée du théologico-politique surgi de tout en bas – celui de la plèbe post-coloniale. Ce théologico-politique surgi des profondeurs de l’histoire coloniale, en situation post-coloniale, est le recours d’une catégorie d’opprimés dans une configuration générale où les espaces politiques balisés par l’idéologie laïque et républicaine les excluent ou les confinent en situation de subalternité. Il n’est pas nourri, comme celui d’en haut, par le fantasme du pouvoir absolu et l’esprit de conquête mais par l’aspiration à l’égalité et à l’émancipation – ce qui fait toute la différence.
D’une façon générale, et c’est tout à fait étranger à l’approche du théologico-politique désormais canonique mise en circulation par Schmitt au début du XXe siècle, la théologie politique des opprimés n’est pas agencée autour du motif de la souveraineté – c’est-à-dire, dans l’esprit du juriste conservateur-nazi, de l’Etat – mais bien de l’émancipation. Si elle est spontanément portée à « séculariser » des notions empruntées à des textes, des images, des figures appartenant aux corpus et traditions religieux, c’est dans un horizon non seulement différent, mais opposé à celui que dessine le théoricien de l’exception souveraine : les doctrines du salut font signe en direction de l’émancipation, la parousie d’un temps libéré de l’oppression, etc.
L’effondrement contemporain des fondements du « système » établi sur les précaires et disputés équilibres établis au sortir de la Seconde guerre mondiale a pour effet la montée d’un affrontement sans fard (une lutte à mort, en vérité) entre le théologico-politique promu par une nouvelle espèce ou race de dominants (dont Trump est le prototype et qui n’est qu’un nouveau fascisme parfumé au néo-providentialisme) et une théologie politique des opprimés aux visages multiples surgie, elle, sur les ruines des discours d’émancipation, révolutionnaires, marxistes, nationalistes naguère portés, par les mouvements de libération nationale dans les colonies, par les « nouvelles avant-gardes » juvéniles dans les pays du Nord global, etc.
Ce n’est pas la propension naturelle au « fanatisme », avec son frère jumeau le « terrorisme » qui inspire des mouvements comme le Hamas ou le Hezbollah ; c’est bien plutôt l’effondrement des grands récits et des stratégies ayant nourri les mouvements d’émancipation aux riches heures de la décolonisation qui a appelé le retour en force du théologico-politique dans le champ de la lutte entre le nouvel impérialisme et la plèbe du monde, là où notamment la Colonie, dans ses formes classiques, a laissé place à des régimes de domination et d’oppression non moins intolérables – la Palestine valant ici comme l’exemple des exemples.
En vérité, les objections catégoriques que nous pouvons opposer au retour du théologico-politique dans la sphère d’une politique « moderne » (au sens où elle serait placée sous le signe premier de la déliaison entre le profane et le sacré, le religieux et le séculier) ne concernent pas l’irruption de références, de sensations, d’intensités trouvant leurs sources dans des traditions religieuses, quelles qu’elles soient. Nous ne vivons plus dans un temps où l’existence d’un lien entre l’institution démocratique entendue comme état naturel de la politique moderne et Lumières ou Raison s’imposerait comme une évidence. Ce que nous avons appris au fil de l’expérience politique mouvementée du siècle dernier, c’est que le monde démocratique n’est pas moins peuplé d’images, de fantasmagories, de mythes et de fictions que tout autre cosmologie ou cosmogonie politique. La politique, en général, y compris la politique moderne, est un mixte ou un milieu impur peuplé d’images non moins que de notions ou de concepts, d’idées régulatrices.
L’approche de la démocratie (institution, système, régime…) comme ensemble entièrement placé sous le signe de procédures rationnelles a été congédiée depuis belle lurette, sous les lazzis du « public » démocratique lui-même, dans le Nord global tout particulièrement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, et évidemment pas le moindre : qui croit encore, dans les démocraties libérales, que le système de représentation (parlementaire…) est à prendre en considération dans son sens littéral, les représentants représentant vraiment et littéralement les représentés – qu’il est autre chose, donc, qu’une fiction utile – mais profondément imaginaire – à la reproduction du système (lequel est, par définition et en premier lieu inéquitable plutôt que fondé sur la représentation loyale et fidèle des gouvernés par les gouvernants ?
Comme concrétions de récits et d’images, les mythes démocratiques modernes ne sont pas moins des fictions en prise sur l’imaginaire que les idéologies politiques plus ou moins directement en prise sur des récits religieux. A l’usage, il s’avère que les grands récits sous-jacents à la modernité démocratique libérale ne sont pas moins perclus de superstitions que ceux qui soutiennent tout ce qui pourrait s’apparenter à une théologie de la libération.
Ce qui est donc constamment susceptible de nous séparer (éloigner) du théologico-politique, ce n’est pas la suture que celui-ci opère au rebours de la modernité politique, entre des images et des récits empruntés au domaine religieux et la politique entendue comme domaine profane où les humains sont maîtres et sont en charge eux-mêmes de leur destin ; si cette suture s’opère encore et encore à contre- courant de la sécularisation du domaine politique et de sa rupture avec les mondes anciens, à contre-courant du mouvement général d’inclusion de la vie politique dans le désenchantement du monde, c’est qu’il ne manque pas de raisons pour cela : non seulement la démocratie libérale n’a pas tenu ses promesses, mais l’impulsion donnée à la « démocratisation du monde » après la chute du bloc soviétique a trouvé en moins de trois décennies son débouché dans le chaos actuel. Le retour en force des intensités religieuses dans les espaces, en principe sanctuarisés, de la politique placée sous le régime du profane est donc un recours « logique » contre l’effondrement de ces promesses et les désastres obscurs qui les accompagnent – aujourd’hui, Gaza en tout premier lieu.
Ce n’est donc pas ce retour qui fait problème, ce n’est pas d’hier que le religieux se trouve être, dans des circonstances données non pas le soupir de la créature affligée mais le recours de l’opprimé et l’arme de sa résistance ou sa riposte. Le poison du théologico-politique aujourd’hui s’identifie beaucoup plus distinctement : c’est le retour en force du providentialisme allié à la puissance, du providentialisme armé, surarmé, des maîtres du monde. Les opprimés qui puisent dans les textes et les récits, dans les traditions et les images empruntés aux religions où ils sont immergés n’en remettent pas pour autant leur destin entre les mains d’une puissance suprasensible, d’une divinité ou d’une autre. Ils luttent pour leur propre compte et comptent sur leurs propres forces. Ils trouvent une inspiration dans les corpus religieux, mais ils n’en savent pas moins que la politique, c’est-à-dire le champ de la lutte où sont établis les rapports de force entre dominants et dominés, la politique comme champ de la lutte des classes et des espèces, la politique est affaire humaine avant tout, terrain de l’affrontement entre certaines catégories humaines et d’autres ; cela, il ne leur est pas nécessaire d’avoir lu Le diable et le bon dieu pour le savoir, d’un savoir assuré.
Ce n’est pas parce qu’elle se place éventuellement, dans des conditions données, sous le signe du religieux, qu’elle s’éprouve et se formule dans des termes qui empruntent, dans des proportions variables, aux discours et traditions religieuses, que la lutte des opprimées s’en remet aux décrets de la Providence. C’est l’inverse qui est vrai, de la guerre civile anglaise aux luttes inspirées par la théologie de la libération dans l’Amérique latine des années 1970 en passant pas le soulèvement iranien contre le Shah et la guerre d’indépendance des Algériens.
Le poison, c’est le providentialisme embouti dans le destin de l’Etat-nation ou de la race, du bloc de puissance et mis en orbite par ceux qui s’auto-instituent en position de vicaires de ce Destin, avec majuscule. Trump en prophète et gouverneur du MAGA, c’est-à-dire de la manifest destiny US relancée, à l’heure même du déclin de l’empire, est aujourd’hui l’incarnation de ce fléau qui sature les écrans. Mais, à y regarder de plus près, ce spectre hante les espaces de l’Histoire moderne et, de façon sous-jacente, de la modernité politique – le Reich millénaire, l’Union soviétique patrie des prolétaires du monde entier, l’Alliance atlantique fer de lance du « monde libre », etc. Sous toutes ses formes et quelle que soit la singularité de l’idéologie qui la soutient, la figure de la manifest destiny n’est jamais que l’autre visage de l’hégémonisme, sa transcription en langage théologico-politique – explicite ou implicite, voire subliminaire. Et, comme nous sommes aujourd’hui mieux placés que jamais pour l’entendre, l’hégémonisme, tout particulièrement quand il est blessé, c’est la plaie au flanc des peuples, une plaie d’autant plus béantes que ces peuples sont déshérités, maltraités, subalternisés.
Ce dont la vie politique (et avec elle la vie des peuples) doit être en premier lieu affranchi, c’est ceci : toute espèce d’approche providentialiste aussi bien de leur histoire, de la lutte, de l’existence des forces en jeu, des hommes et des femmes illustres qui s’activent dans ce champ… La déliaison sur laquelle il ne faut pas céder est celle-ci : l’Histoire et la politique doivent demeurer étrangères à la notion de destin, immunisées contre celle-ci. Il n’y a pas davantage de destin des peuples, des puissances étatiques que de destin des hommes (des femmes) illustres. Il n’y a que des combinaisons de trajectoires, d’événements, de configurations et d’enchaînements de circonstances. Sartre contre Trump, définitivement, irrévocablement.
En France et, par contamination dans les démocraties occidentales, le retour en force du théologico-politique dans sa version rogue et gore désastreuse s’est cristallisé au cours des deux dernières décennies du siècle dernier autour d’un agencement très particulier : celui de l’avènement d’une sacralisation de la Shoah, comme objet singulier, indicible et incomparable, indissociable de la consolidation de la condition d’exception absolue sous laquelle se trouve placé Israël dans toutes ses tournures et manifestations. La Shoah, singularité absolue, figure du Mal absolu a cessé d’être un objet historique comparable à d’autres pour devenir l’objet d’un culte (réputé civique) mais dont la constitution effective était théologique – un objet entouré de rites mémoriels légitimés par les plus hautes autorités politiques et morales, un objet dont le trait d’exception se trouvait souligné par le fait qu’il se trouvait soustrait au régime délibératif – toute « discussion » à son propos, tout affrontement intellectuel, savant, public autour de sa mise en récit constituant, dans la version pure de cette théologisation de l’objet, celle qui accompagna la promotion du film Shoah, une profanation, la plus coupable des obscénités frayant le chemin au négationnisme pur et simple.
Le tournant décisif qui s’est opéré ici concerne l’acceptation tant par la sphère politique que par les milieux savants de cette clause d’exception : le retrait de l’objet Shoah hors de la sphère publique placée sous le régime du délibératif, où l’on débat, entre autres, des objets historiques, des événements du passé. Il s’est passé avec le génocide perpétré par les nazis (réduit ici à l’extermination des Juifs d’Europe) la même chose qu’avec la phénoménologie : sa théologisation à outrance l’a soustraite au champ de la discussion académique et publique à des fins distinctement politiques (assurer l’immunité d’Israël en compactant le Yad Vachem et la colonisation de la Cisjordanie) comme le tournant théologique de la phénoménologie a abouti à rendre nébuleuses les frontières séparant la Sorbonne de l’Archevêché de Paris – Claude Lanzmann et Jean-Luc Marion, même horizon théologico-politique, même combat…
La théologisation d’un objet historique ne va pas sans s’accompagner de la formation d’un appareil dogmatique et d’une scholastique savante – la multitude des savants ouvrages composant le catéchisme où se trouve condensé et enseigné ce dont on ne discute pas – l’absolue singularité de la Shoah. C’est aujourd’hui à la lumière de Gaza, ayant sous les yeux le champ de ruines et le cimetière peuplé de survivants condamnés à la famine programmée par l’Etat d’Israël, que l’on peut mesurer le désastre que constitue ce retour en force dans les conditions du présent de cette version du théologico-politique selon laquelle la suspension du délibératif se conjugue avec l’hybris de la puissance destructrice et conquérante.
Il faut bien distinguer les fait établis des prises d’ascendant : le projet de destruction des Juifs d’Europe par les dirigeants nazis est un fait établi, incontestable. La religion de la Shoah uniquement unique et à propos de laquelle on ne discute pas, telle que mise en circulation par Lanzmann et sa séquelle, c’est une prise d’ascendant, c’est-à-dire une opération de prise de pouvoir en forme de fait accompli. La pire variante du performatif, quand on le mesure aux calculs politiques qui l’accompagnent. Il n’est pas besoin d’être un fervent supporter de la démocratie libérale sous tous ses atours pour être irréductiblement, on pourrait presque dire fanatiquement attaché au régime de discours (Lyotard) et au régime de vérité (Foucault) associés à la délibération. Pour être résolument allergiques aux vérités révélées, ceci naturellement tout particulièrement quand est en question la vie politique des humains. Nous ne nous plions jamais de bonne grâce au commandement on ne discute pas !, et, moins que jamais lorsque sont en jeu notre existence politique, les questions politiques du moment. Nous tenons à exercer nos capacités à délibérer et, si nous devons nous rallier à une position qui, a priori, n’est pas la nôtre, nous tenons à ce que cela soit après avoir été convaincus. Nous sommes plutôt du genre, lorsqu’on nous dit sur un ton impérieux et catégorique, c’est comme ça ! , à ergoter et objecter : et pourquoi est-ce que ça ne serait pas autrement, et pourquoi est-ce que cela ne pourrait pas se dire autrement (Foucault) ? Nous sommes du genre à aller, lorsque le sens commun aussi bien que la dogmatique de saison nous assènent des énoncés compacts et indiscutables, à aller jusqu’à dire : et pourquoi ne pourrait-on pas changer les termes de la conversation (Mignolo) ?
Ce qui nous anime, dans ce type de configuration, ce n’est pas tant notre attachement à des principes généraux (la liberté d’opinion ou d’expression) que le goût de la discussion, de l’argumentation, voire de la dispute. La passion du discursif dont la condition est qu’une affirmation ou une position appelle une argumentation (un enchaînement raisonné de phrases) en sa faveur et présuppose toujours la possibilité d’une position adverse.
D’autre part, une approche positive de la politique consiste nécessairement à mettre en exergue le motif de l’autonomie : il s’agit de la sphère par excellence (avec celle de l’art) où les humains sont appelés à exercer leur puissance propre, hors de toute tutelle, de quelque espèce celle-ci soit-elle. C’est ici que trouve sa racine l’opposition, davantage que la différence, entre praxis et poesis. La politique se situe, dans sa figure originale, du côté de la création, c’est-à-dire de déplacements et d’événements qui arrachent les communautés ou les sociétés humaines à la sphère de la pure répétition. La politique est, dans le principe, placée sous le signe de la différence (ou différance en style derridien), entendue dans son sens actif – la production active et dynamique de la nouveauté de l’aujourd’hui s’arrachant aux conditions d’hier.
D’autre part, la politique est placée sous le signe de ce que Sartre appelle la liberté : c’est aux humains et aux humains seuls de se doter d’un destin – leur condition n’est pas placée dans les mains de la Providence mais de leur agir propre – « aide-toi, le Ciel t’aidera ! », et c’est bien dans cet ordre que viennent les choses, le Ciel vient après, pour ceux qui y croient, et aussi bien, il peut être entendu de toutes sortes de manières – le hasard, les circonstances favorables, la bonne étoile… mais dans tous les cas, la maxime première et fondatrice est bien : aide-toi – ton destin (ce qui s’entend aussi bien à l’échelle individuelle que collective) est dans tes propres mains, ce qui veut bien dire qu’il est tout sauf un destin à proprement parler mais bien plutôt quelque chose comme une œuvre relevant d’une création et d’un agir. C’est bien là la substance même de la politique dans son sens moderne, le sens qui, précisément se trouve enseveli aujourd’hui sous les ruines de la démocratie libérale.
La politique moderne, dans ce sens originaire/original n’entre pas dans la sphère de la production ni dans celle de l’organisation, ni dans celle de la gestion, ni dans celle de la prise en charge (care). Elle relève plutôt du paradigme de la création ou de l’invention de soi, un geste dont le principe est le descellement des conditions données et la radicale déliaison d’avec toute espèce de détermination suprasensible, rattachée à une transcendance. Mais ce geste même peut être soutenu par toutes sortes d’inspirations, profanes ou non, certaines formes de messianisme ou de millénarisme ou de croyance en l’éternel retour valant bien, comme telles (comme inspirations) la religion trafiquée (le trafic des reliques) du suffrage universel dans sa version IIIe République (plutôt que rousseauiste).
C’est en ce sens que, lorsque nous faisons face au retour du théologico-politique, notre premier geste n’est pas le rejet instinctif – plutôt, nous demandons à voir : les prolétaires racisés qui entendent dans les salles de prière la petite musique de l’insoumission, celle qui nourrit la dignité et le rejet de l’esprit de subalternité sont nos amis et nos alliés. Les nouveaux Vandales des hautes sphères occidentales qui attribuent la bonne fortune et l’impunité de Trump et Netanyhaou à l’exercice de la puissance divine ne sont pas seulement des obscurantistes mais des ennemis de l’humanité. Leur théologie-politique very low cost accroît chaque jour le malheur du monde et le rapproche obstinément du gouffre.
Alain Brossat
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