
Ukraine. Le point de vue radicalement internationaliste d’Edwy Plenel mettant en garde contre le campisme des gauches proPoutine-le-fasciste.
Extraits
La guerre d’Ukraine est « une « guerre » sur le front intérieur [de la Russie] autant qu’extérieur : pas plus qu’il n’y en a pour le droit de manifestation, de réunion ou de protestation, d’opposition ou de dissidence, il n’y aucun espace pour un journalisme libre dans la Russie de Poutine. Une guerre, donc, contre la liberté des peuples de choisir leur destin, de rompre leurs chaînes, d’échapper à leurs oppresseurs. Une guerre contre la liberté du peuple russe en même temps que contre celle du peuple ukrainien.
Car c’est celle d’une « dictature fasciste », comme Mediapart l’a tôt documenté […] et comme nous l’a récemment rappelé le dissident historique Oleg Orlov, cofondateur de Memorial – organisation aujourd’hui interdite qui s’efforçait de documenter l’immensité des crimes staliniens. »
« Impérialiste et fasciste, cette Russie poutinienne est le laboratoire des renaissances d’extrême droite qui, aujourd’hui, entendent prendre leur revanche contre le camp de l’égalité des droits et de l’émancipation des peuples. »
« Le soutien des gauches au peuple ukrainien contre l’impérialisme russe devrait être une évidence, au même titre que le soutien au peuple palestinien contre le colonialisme israélien. Les principes ne se divisent pas : être résolument du côté des peuples, c’est refuser tout double standard. De même que les puissances européennes ont ruiné, par leur soutien aveugle à Nétanyahou, le droit international qu’elles invoquent contre Poutine (lire notre mise en garde), toute solidarité avec Gaza qui fait l’impasse sur l’agression russe en Ukraine, la ménage ou s’en accommode, ruine l’universalité qu’elle revendique. C’est toute la différence entre l’internationalisme, qui a pour seule boussole le sort des peuples, quels qu’ils soient, et le campisme, qui accepte qu’ils soient pris en otage dans le jeu des puissances étatiques.
La cause de l’émancipation n’a pas de frontières, et c’est pourquoi L’Internationale fut son premier chant de ralliement. Le stalinisme, ses héritiers et ses succédanés, l’ont dévoyée en alignement sur des États, leurs intérêts et leurs dirigeants, alors même qu’ils opprimaient leurs propres peuples. Cet enrégimentement dans un supposé « camp du socialisme » – d’où est né le mot de « campisme » – a permis nombre de tragédies où ce prétendu socialisme s’est durablement discrédité. Construit en miroir de l’atlantisme, alignement sur l’impérialisme états-unien, ce campisme a survécu à la lente agonie des États dits socialistes, ébranlés par leurs peuples dès la Révolution hongroise de 1956, et persisté au-delà de la fin de l’Union soviétique et de son éclatement, en 1991. »
« Du massacre génocidaire de Srebrenica aux crimes incommensurables de la dictature des Assad, nul ne saurait ignorer, aujourd’hui, les désastres qui ont accompagné ces alignements aveugles, dont les principes politiques se révélaient à géométrie variable. Si elles ne veulent pas affronter le même discrédit, les gauches qui se mobilisent pour la Palestine mais qui oublient l’Ukraine feraient bien de se ressaisir. De fait, on ne peut que rester pantois, entre étonnement et sidération, devant l’entêtement du chef de la principale force de gauche française à s’inscrire dans ce campisme désastreux, alors même qu’il a été formé idéologiquement dans un héritage trotskyste qui devrait l’en prémunir. De la Syrie à l’Ukraine, en passant par la Russie et la Chine, sur les questions internationales, Jean-Luc Mélenchon en effet n’a cessé, ces dernières années, de déserter une solidarité internationaliste sans frontières pour ne raisonner qu’en termes de puissances étatiques dont une seule, les USA, serait dangereuse, et ainsi oublier les peuples, leurs aspirations et leurs révoltes.
Au point d’affirmer des énormités, de multiplier les erreurs factuelles et de manifester de grandes ignorances [relevées à plusieurs reprises sur Mediapart]. Jusqu’à paradoxalement mépriser des surgissements populaires, tel celui du peuple ukrainien depuis les aspirations démocratiques de la Révolution orange en 2004, alors même qu’il les appelle de ses vœux en France »
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Idées Parti pris
Face à l’impérialisme de Poutine, l’aveuglement du « campisme »
Ce 24 août, alors que son peuple résiste depuis 2014 à la guerre imposée par l’impérialisme grand-russe de Poutine, l’Ukraine célèbre sa déclaration d’indépendance de 1991. Toutes les gauches devraient soutenir sa cause car elle est celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Edwy Plenel
Mediapart 24 août 2025 à 11h44
Il n’est pires aveugles que celles et ceux qui ne veulent pas voir – par idéologie, suivisme ou conformisme. L’hydre impérialiste à deux têtes que forme désormais le duo oligarchique Trump-Poutine parle clair, ne cachant rien de ses intentions. Il suffit de les écouter, ou d’écouter leurs porte-parole.
Une guerre sans fin : samedi 16 août, au lendemain de leur sommet en Alaska, le premier cercle du président russe mettait les points sur les i. Premier adjoint d’Anton Vaïno, le chef de l’administration présidentielle russe, Sergueï Kirienko, de retour d’Anchorage, est intervenu à un « Festival des nouveaux médias » réunissant les relais de communication du régime. Évoquant une éventuelle suspension de « la guerre chaude » sur le front ukrainien, il y a martelé que « la guerre informationnelle ne se terminera jamais ».
Une « guerre » sur le front intérieur autant qu’extérieur : pas plus qu’il n’y en a pour le droit de manifestation, de réunion ou de protestation, d’opposition ou de dissidence, il n’y aucun espace pour un journalisme libre dans la Russie de Poutine. Une guerre, donc, contre la liberté des peuples de choisir leur destin, de rompre leurs chaînes, d’échapper à leurs oppresseurs. Une guerre contre la liberté du peuple russe en même temps que contre celle du peuple ukrainien.
Car c’est celle d’une « dictature fasciste », comme Mediapart l’a tôt documenté (lire cet article de François Bonnet) et comme nous l’a récemment rappelé le dissident historique Oleg Orlov, cofondateur de Memorial – organisation aujourd’hui interdite qui s’efforçait de documenter l’immensité des crimes staliniens. Emprisonné pour l’avoir affirmé dès 2022 dans un texte que nous avons publié en français, miraculeusement libéré deux ans après lors d’un échange de prisonniers, il s’est immédiatement rendu en Ukraine pour enquêter sur les crimes de guerre commis par l’armée russe : « Sur place, tous les jours – tous les jours ! –, nous avons découvert des crimes abominables et massifs que personne jusqu’alors n’avait répertoriés. On ne sera jamais assez pour documenter l’immensité des crimes commis par la Russie. »
Commencée il y a onze ans, en 2014, la guerre de Poutine contre l’Ukraine, son droit à l’autodétermination et le libre arbitre de son peuple, n’est pas circonstancielle mais existentielle. Elle est théorisée par l’ancien agent du KGB et son clan oligarchique, qui s’est constitué dans la violente prédation mafieuse des décombres de l’URSS, comme un projet messianique de reconstitution d’une Grande Russie qui serait le nouvel empire de la tradition, rendu à ses racines identitaires chrétiennes et débarrassé de ses supposées décadences démocratiques. Mais cet habillage idéologique sert à masquer combien la guerre est le dernier moyen dont dispose le système criminel construit avec et autour de Poutine pour sécuriser son avenir (lire cet autre article de François Bonnet). Et c’est pourquoi Poutine et les siens n’ont aucunement l’intention d’y renoncer.
Théoricien géopolitique du poutinisme, Sergueï Karaganov l’a laissé entrevoir dans un récent entretien au Grand Continent : « La Russie est un pays de guerriers, elle n’a jamais su vivre hors de l’état de guerre. Faire la guerre est dans les gènes des Russes. C’est pourquoi, dès que la menace est devenue palpable, nous nous sommes unis, nous avons surmonté nos divisions et rassemblé nos forces. » Un entretien où, tout en adoubant Donald Trump, il désigne leur adversaire commun : « Trump est un nationaliste américain qui présente certaines caractéristiques du messianisme traditionnel aux États-Unis. S’il peut parfois surprendre c’est qu’il a été vacciné contre la vermine mondialiste-libérale des trois ou quatre dernières décennies. »
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L’internationalisme a pour seule boussole le sort des peuples quand le campisme les prend en otage dans le jeu des puissances.
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Impérialiste et fasciste, cette Russie poutinienne est le laboratoire des renaissances d’extrême droite qui, aujourd’hui, entendent prendre leur revanche contre le camp de l’égalité des droits et de l’émancipation des peuples. Prolongeant la très longue durée du tsarisme – cette « prison des peuples » que dénonçait Lénine – et du stalinisme – cette « révolution trahie » que combattit Trotsky –, elle est l’adversaire résolu des idéaux démocratiques et sociaux. Mue par l’avidité capitaliste et le suprémacisme identitaire, elle parle le même langage que Trump, Nétanyahou, Orbán et tous leurs semblables, unis dans leur rejet de l’universalité des droits fondamentaux et leur défense d’un (dés)ordre mondial fondé sur la loi du plus fort.
Dès lors, le soutien des gauches au peuple ukrainien contre l’impérialisme russe devrait être une évidence, au même titre que le soutien au peuple palestinien contre le colonialisme israélien. Les principes ne se divisent pas : être résolument du côté des peuples, c’est refuser tout double standard. De même que les puissances européennes ont ruiné, par leur soutien aveugle à Nétanyahou, le droit international qu’elles invoquent contre Poutine (lire notre mise en garde), toute solidarité avec Gaza qui fait l’impasse sur l’agression russe en Ukraine, la ménage ou s’en accommode, ruine l’universalité qu’elle revendique. C’est toute la différence entre l’internationalisme, qui a pour seule boussole le sort des peuples, quels qu’ils soient, et le campisme, qui accepte qu’ils soient pris en otage dans le jeu des puissances étatiques.
La cause de l’émancipation n’a pas de frontières, et c’est pourquoi L’Internationale fut son premier chant de ralliement. Le stalinisme, ses héritiers et ses succédanés, l’ont dévoyée en alignement sur des États, leurs intérêts et leurs dirigeants, alors même qu’ils opprimaient leurs propres peuples. Cet enrégimentement dans un supposé « camp du socialisme » – d’où est né le mot de « campisme » – a permis nombre de tragédies où ce prétendu socialisme s’est durablement discrédité. Construit en miroir de l’atlantisme, alignement sur l’impérialisme états-unien, ce campisme a survécu à la lente agonie des États dits socialistes, ébranlés par leurs peuples dès la Révolution hongroise de 1956, et persisté au-delà de la fin de l’Union soviétique et de son éclatement, en 1991.
« Seuls les peuples sauvent les peuples »
Ce fut le cas, entre autres, de l’approbation par le régime castriste cubain de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en 1968 ou du soutien du leader communiste français Georges Marchais à l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979. Le même campisme a accompagné l’indifférence de forces se disant progressistes au sort du peuple bosniaque lors des guerres de Yougoslavie, dans les années 1990, ou à celui des peuples arabes, en Syrie notamment, lors des soulèvements populaires déclenchés depuis la Tunisie en 2011.
Du massacre génocidaire de Srebrenica aux crimes incommensurables de la dictature des Assad, nul ne saurait ignorer, aujourd’hui, les désastres qui ont accompagné ces alignements aveugles, dont les principes politiques se révélaient à géométrie variable. Si elles ne veulent pas affronter le même discrédit, les gauches qui se mobilisent pour la Palestine mais qui oublient l’Ukraine feraient bien de se ressaisir. De fait, on ne peut que rester pantois, entre étonnement et sidération, devant l’entêtement du chef de la principale force de gauche française à s’inscrire dans ce campisme désastreux, alors même qu’il a été formé idéologiquement dans un héritage trotskyste qui devrait l’en prémunir. De la Syrie à l’Ukraine, en passant par la Russie et la Chine, sur les questions internationales, Jean-Luc Mélenchon en effet n’a cessé, ces dernières années, de déserter une solidarité internationaliste sans frontières pour ne raisonner qu’en termes de puissances étatiques dont une seule, les USA, serait dangereuse, et ainsi oublier les peuples, leurs aspirations et leurs révoltes.
Au point d’affirmer des énormités, de multiplier les erreurs factuelles et de manifester de grandes ignorances (lire par exemple ici, là et là sur Mediapart). Jusqu’à paradoxalement mépriser des surgissements populaires, tel celui du peuple ukrainien depuis les aspirations démocratiques de la Révolution orange en 2004, alors même qu’il les appelle de ses vœux en France (lire notre entretien avec Anna Colin Lebedev). Tout récemment encore, un de ses anciens camarades de jeunesse, l’historien Vincent Présumey, figure du syndicalisme engagé aussi bien pour Gaza que pour Kyiv, a dû vertement corriger sa copie à propos du sommet Trump-Poutine, où le leader insoumis se montrait soumis au récit poutinien et à ses mensonges. En pure perte hélas, puisque Jean-Luc Mélenchon a réitéré cet alignement incompréhensible aux « Amfis » de son mouvement, La France Insoumise (lire le reportage de Mathieu Dejean).
Contre le campisme, prisonnier du jeu des États et indifférent au sort des peuples, l’internationalisme choisit résolument la cause de ces derniers (lire ce texte de Pierre Dardot et Christian Laval sur la faillite d’un « anti-impérialisme à sens unique »). Dans ce nouveau monde désorienté où un capitalisme du désastre enfante une nouvelle Sainte-Alliance oligarchique, c’est la seule boussole qui permet de se repérer pour maintenir le cap des idéaux émancipateurs, aussi bien contre Donald Trump que contre Vladimir Poutine. Car, tel Janus, l’Empire a désormais un double visage et tout anti-impérialisme conséquent suppose d’en affronter indistinctement les deux incarnations.
Depuis peu, cette boussole a son « manifeste internationaliste », fruit de discussions entre exilés des cinq continents, réunis autour d’un lieu né des défaites surmontées, La Cantine syrienne, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Sa lecture est vivement recommandée à toutes celles et tous ceux qui refusent toute indifférence coupable, notamment face au crime de génocide en cours à Gaza. Paru en mars dernier chez Zones/La Découverte, il enterre avec énergie ce campisme nourri par « ces approches géopolitiques et surplombantes, tout droit sorties d’un mauvais remake de la guerre froide, le socialisme en moins ».
« Dans cette perspective, écrit ce collectif, le monde se résume à un affrontement de blocs où les États et leurs coalitions sont les seuls agents capables de faire bouger les lignes. […] Ce type de logique binaire a amené une partie de la “gauche anti-impérialiste” à soutenir implicitement ou explicitement les régimes iranien, russe et syrien considérés comme des “remparts” contre l’impérialisme sioniste-colonialiste-occidental-capitaliste. […] À leurs yeux, la résistance populaire en Ukraine tout comme les féministes en Iran ou les révolutionnaires en Syrie sont soit des “agents de l’impérialisme”, soit des personnes incapables de comprendre leur propre situation. […] Considérer les pays occidentaux comme les seules puissances impérialistes, et les États-Unis comme LA source de tous les maux, biais caractéristique de ces positions “campistes”, les amène à relativiser les crimes des régimes syrien, russe, chinois ou iranien. »
« Seuls les peuples sauvent les peuples », conclut ce manifeste internationaliste (en accès libre dans quatre langues sur le site de Les Peuples Veulent), en espérant la construction, partout sur la planète, d’une force « capable de s’opposer aux monstres froids qui dévorent nos présents et nos avenirs ». Une nouvelle Internationale en somme, par le bas, depuis les peuples eux-mêmes, leurs résistances et leurs espérances.
Edwy Plenel
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