
Juste avant la mobilisation du 10 septembre, des militants radicaux ont démasqué un informateur des services de renseignement qui sévissait depuis plus de trois ans. Dans son téléphone : plus de 1 000 conversations avec cinq policiers différents. Présent dans de nombreuses mobilisations, il a permis l’identification et la localisation de nombreux militants. Alertée, la mouvance radicale s’interroge sur les conséquences de cette infiltration.
8 septembre dernier, deux jours avant la mobilisation sociale « Bloquons tout » : un peu partout en France, des militants radicaux peaufinent leurs actions coup de poing préparées pendant l’été. Ils s’affairent sur les boucles de messageries cryptées pour se coordonner entre eux et mettre au point les derniers détails. Confiants, ils se réjouissent de la mobilisation massive dans les assemblées générales : à leurs yeux, la chute annoncée du gouvernement sonne déjà comme une première victoire, avant même le début du combat. Et l’apparente panique du pouvoir incite à l’optimisme.
Mais dans un petit groupe affinitaire, isolé dans son coin, l’ambiance est tout autre. Ils viennent de démasquer, parmi leurs camarades, un informateur de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) (1), les services de renseignements de la police. Les dernières nuits ont été courtes, entre insomnies et interminables discussions sur la conduite à tenir. Après l’effroi, la déception, l’angoisse et la colère, vient la froide prise de conscience : la trahison est avérée.
L’urgence : prévenir le plus grand nombre. Le danger est clair, car la « poucave » (balance) a infiltré les mouvements contestataires radicaux depuis plus de trois ans, dénonçant nominativement des dizaines d’activistes. Ce 8 septembre, l’alerte est envoyée sur plusieurs boucles de discussion. Elle se répand comme une traînée de poudre et, dès le lendemain, des milliers de personnes sont prévenues.
L’enthousiasme des jours précédents retombe brutalement : les rêves d’insurrection cèdent la place à un retour brutal à la réalité. Car jamais, depuis deux décennies, les militants n’ont identifié un informateur ayant opéré aussi longtemps. Le dernier précédent connu remonte au sommet du G7 à Biarritz en août 2019 où une militante avait été prise en flagrant délit de transmission d’informations à la police. Mais rien de comparable avec l’indic récemment démasqué.
L’alerte : un long texte et des preuves accablantes
Le message d’alerte, intitulé « À propos de la découverte de la poucave », raconte l’affaire en détail. Il est accompagné d’une photo de l’intéressé — un jeune homme souriant à l’air sympathique — ainsi que de nombreuses captures d’écran de son téléphone, qui ne laissent aucun doute sur son rôle d’indic zélé.
Selon nos informations, plus de 1 000 conversations sont recensées : échanges quasi quotidiens, renseignements précis, photos de militants, signalements de nouvelles figures radicales, alertes sur des réunions discrètes ou des actions à venir. « Momo », son surnom, a permis l’identification de dizaines de militants et transmis à ses contacts policiers des informations personnelles : adresses, fréquentations, habitudes de vie… Autant d’éléments précieux pour les services de renseignement.
Il livre aussi ses impressions sur certains camarades, se montrant parfois admiratif — comme lorsqu’il loue l’intelligence d’un indépendantiste kanak. Mais ce qui inquiète surtout, c’est l’étendue de son infiltration : omniprésent dans les luttes radicales, il était actif sur l’écologie, l’antifascisme, l’anticapitalisme, les luttes sociales, la défense des sans-papiers. On l’a vu contre l’A69, à Sainte-Soline contre les mégabassines, à Bure contre les déchets nucléaires. Le 6 mai dernier, il participait à la contre-manifestation antifasciste face à la marche annuelle des néofascistes du Comité du 9 mai. Il a aussi défilé contre la réforme des retraites ou les centres de rétention administrative (CRA), ces établissements fermés où sont retenus des étrangers en attente d’expulsion.
Comment l’indic a été démasqué
Selon le texte diffusé dans les cercles militants, l’indic a avoué, et expliqué les raisons qui l’ont amené à collaborer avec la police. Tout part d’une interpellation, dit-il. Le jeune homme, étranger précaire et sans titre de séjour, est dans une situation de vulnérabilité. Une proie idéale pour les limiers du renseignement : « Beaucoup d’indics sont recrutés à la suite d’interpellations, nous explique un ancien RG qui surveillait les milieux radicaux, aussi bien de droite que de gauche, dans les années 1970 et 1980. Et là, on repère les points faibles d’un individu. Cela peut être la précarité, la consommation ou le trafic de drogues, une liaison amoureuse cachée, des problèmes avec la justice. On propose alors un deal, mais jamais en prononçant ouvertement les termes “indic” ou “informateur”. En échange de la bienveillance policière, on lui demande de nous aider à comprendre tel ou tel aspect militant, des choses assez générales et peu compromettantes. Et puis les demandes se font de plus en plus régulières, de plus en plus pointues, et au bout d’un moment, vous ne pouvez plus faire marche arrière. »
C’est exactement ce qui s’est passé avec Momo. « D’après ses dires, il aurait commencé à bosser avec la police suite à une interpellation, précise le texte. Les flics lui auraient montré des vidéos de lui en train de faire de la casse. Ils ont menacé de le “faire tomber” avec pour conséquence qu’il finisse en prison ou en CRA, car il n’avait pas de papiers français. Ils lui auraient promis un titre de séjour en échange de ses renseignements et, par la suite, lui ont fait miroiter un renouvellement de ce titre de séjour entre deux et cinq ans. Nous avons constaté que les flics payaient en cash ses billets de train, son loyer (au moins partiellement), son école, ses médicaments, etc. Dans les conversations, il était proche des flics (surtout en 2025), témoignant d’un vrai lien émotionnel avec eux qu’ils entretenaient en exploitant son isolement et sa situation. »
Au début, lors des premiers échanges en 2022, Momo apparaît réticent et peu sûr de lui. Le 6 avril 2022, au tout début de sa collaboration, il confie ses doutes après s’être rendu à une réunion contre les CRA : « Ils n’ont pas trop confiance en moi », écrit-il. Mais au fil du temps, il prend de l’assurance et les discussions avec les policiers prennent une tournure plus amicale. Ainsi, il devance les demandes de ses correspondants, leur signalant à plusieurs reprises des réunions ou des manifestations qui lui semblent intéressantes, où il propose de se rendre. Les agents du renseignement le félicitent à plusieurs reprises pour son travail. À partir de 2023, il transmet de plus en plus d’informations précises, comme par exemple les numéros de téléphone d’une dizaine de personnes en France et en Allemagne le 2 septembre.
Mais l’essentiel des informations transmises par l’infiltré n’est probablement pas dans les conversations Telegram, WhatsApp ou Signal récupérées par les militants. Des rendez-vous physiques sont pris dans des bars parisiens, et de plus en plus fréquemment au fil du temps. « L’essentiel des informations était donné lors de rendez-vous dans des cafés et des lieux publics disséminés dans Paris ou sa proche banlieue (surtout nord-ouest). Les rendez-vous étaient parfois très rapprochés dans le temps : cela pouvait aller de toutes les deux semaines sur certaines périodes et jusqu’à tous les 2 à 4 jours en moyenne en 2025. » Impossible donc de connaître l’ampleur de la délation.
« Ce que les flics appellent l’ultragauche est une vaste nébuleuse aux contours flous et évolutifs, explique un activiste. Bien sûr, il y a des figures de longue date, mais des nouveaux apparaissent aussi vite que d’autres disparaissent. Personne ne sait tout sur la mouvance ni n’en a une vue globale et détaillée. L’indic a pu transmettre des informations importantes, mais pas de quoi éradiquer l’ensemble du milieu militant. ».
« Éradiquer non, mais déstabiliser oui, estime un ancien des services de renseignement. Les indics ne servent pas qu’à fournir des informations, mais à créer un climat de méfiance et de crainte allant jusqu’à une certaine paranoïa qui gêne les actions militantes. De ce point de vue, la simple découverte d’une opération d’infiltration est extrêmement déstabilisante. »
Un haut lieu des mobilisations écologistes radicales semble particulièrement fragilisé : le projet Cigéo d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, dans la Meuse, une lutte vieille de 20 ans. « Il [Momo, NDLR] aurait été très actif autour de Bure ces six derniers mois », note l’alerte envoyée au milieu radical. Ce samedi justement, une manifestation importante est annoncée à Bure. Nul doute que la méfiance y sera de rigueur.
(1) Si, évidemment, la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) ne commente jamais officiellement ses opérations d’infiltration, une source interne nous a confirmé l’existence, au sein de l’« ultragauche », d’un informateur qui a été démasqué ces derniers jours.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret
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