« Le mouvement du 10 septembre a déjà changé de nature »

Laurent Jeanpierre : « Le mouvement du 10 septembre a déjà changé de nature »

Le professeur de science politique Laurent Jeanpierre analyse la mobilisation du 10 septembre. Malgré des analogies possibles avec les « gilets jaunes », il estime que sa composition politique hybride, du fait de l’implication prématurée de sympathisants de gauche, ne joue pas à son avantage.

Mathieu Dejean

Le mouvement du 10 septembre peut-il réellement faire pression sur Emmanuel Macron ? La chute annoncée de François Bayrou le 8 septembre ne contrarie-t-elle pas ses plans ? L’implication d’organisations traditionnelles de gauche, en particulier La France insoumise (LFI), a-t-elle modifié sa sociologie et sa puissance potentielle ?

Le professeur de science politique Laurent Jeanpierre, qui avait livré une analyse de l’intérieur des « gilets jaunes » en 2019 (In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte – voir notre entretien à l’époque), tente de répondre à ces questions.

Sans se risquer aux pronostics sur son succès ou pas, il observe, dans la foulée de l’enquête du politiste Antoine Bristielle pour la Fondation Jean-Jaurès, que le mouvement a « déjà changé de nature » en raison de l’implication hâtive de sympathisant·es de gauche, qui met à mal son autonomie.

Mediapart : Pourquoi a-t-on cru que le mouvement du 10 septembre pouvait être une répétition du mouvement des gilets jaunes ?

Laurent Jeanpierre : Le mouvement du 10 septembre a des caractéristiques similaires, du moins dans sa genèse, à nombre de mouvements sociaux aux formes nouvelles des dix ou quinze dernières années. Ce sont des mobilisations qui donnent l’impression de naître sur les médias sociaux et qui ne sont pas produites par des organisations traditionnelles, qu’elles soient syndicales, associatives ou partisanes.

Une assemblée générale départementale à Nantes, le 30 août 2025, afin de décider des actions à mener lors du mouvement « Bloquons tout » prévu pour le 10 septembre 2025. © Photo Estelle Ruiz / Hans Lucas via AFP

Leurs mots d’ordre et leurs préoccupations sont aussi très proches : outre la justice sociale, le refus des organes représentatifs, la défiance envers la classe politique, le rejet des leaders, une affirmation d’horizontalisme, un caractère très décentralisé… Pour le mouvement du 10 septembre comme pour le mouvement des gilets jaunes, des boucles sont constituées par réseaux affinitaires et par médias sociaux interposés – c’était Facebook au moment des gilets jaunes, c’est plutôt Telegram en 2025. Ce sont souvent des boucles locales, même s’il y a bien sûr des discussions nationales.

Enfin, le mouvement veille à se déclarer apartisan ou apolitique – et plutôt comme apartisan qu’apolitique. Il assume aussi le caractère idéologiquement impur de sa composition initiale : c’est-à-dire le fait qu’il y a peut-être des souverainistes, des gens d’extrême droite, des antivax dans les premiers qui ont rejoint l’appel, mais qu’il y a aussi des gens de gauche qui se sont associés. Il y a donc bien des traits formels communs avec le mouvement des gilets jaunes.

L’appel à « tout bloquer » n’est-il pas aussi évocateur de la volonté initiale des gilets jaunes ?

En effet, c’est une question centrale chez les gilets jaunes : la circulation économique en général. Comme la politisation des entreprises est devenue quasiment impossible à cause du faible taux de syndicalisation en France et de la domination managériale sur les lieux de travail, que peut-on bloquer ? Non plus l’appareil productif, mais peut-être la circulation marchande : c’était depuis les ronds-points en 2018, et aujourd’hui c’est un appel à « tout bloquer », qui demeure très vague mais aussi très ouvert, et qui engage des modes d’action variés, débattus en ce moment même.

Le chantage aux débouchés politiques immédiats et institutionnels risque de dominer les éventuelles velléités de faire durer le mouvement et de l’auto-organiser.

Ces modes d’action vont du simple boycott à la consommation, aux appels à l’occupation des mairies et des préfectures, en passant par le confinement volontaire et le retrait des dépôts bancaires. Il y a en tout cas cette idée que c’est autour de la circulation des flux, des marchandises et de l’argent, qu’une action collective protestataire pourrait se constituer.

Le slogan « Bloquons tout » apparaît dès le mouvement anti-CPE [contrat première embauche – ndlr] de 2006, slogan lui-même repris et justifié dans À nos amis du Comité invisible (La Fabrique, 2014), où il y a un appel à bloquer les flux : « Le pouvoir est logistique : bloquons tout ! ». Indépendamment du mot d’ordre, un déplacement politique a eu lieu, dans nombre de mobilisations contemporaines, du côté de cette sphère de la circulation.

Ces traits techniques, idéologiques et tactiques généraux peuvent donc faire penser aux gilets jaunes, mais aussi à beaucoup d’autres mouvements sociaux des quinze dernières années, en France et dans le monde – songeons à Occupy Wall Street ou aux révoltes arabes de 2011. Et ce qui est en jeu, à chaque fois, c’est que viennent ou reviennent à la politique protestataire et à la politique tout court des gens qui ne font jamais de politique ou qui s’en sont désintéressés.

Une enquête de la Fondation Jean-Jaurès relativise la proportion de personnes non politisées impliquées dans le mouvement du 10 septembre. Comment l’expliquez-vous ?

Cette enquête montre que les anciens gilets jaunes représenteraient 27 % du mouvement du 10 septembre : ce n’est quand même pas rien ! Ce sont des gens qui, pour beaucoup, avaient peu fait de politique et qui sont revenus à leur vie ordinaire. Si un quart d’entre eux sont prêts à repartir dans cette aventure un peu hasardeuse, ce n’est pas insignifiant. Mais il est vrai qu’il faut souligner qu’après une première phase de mobilisation, les appareils politiques classiques se sont greffés, ce qui explique pourquoi le mouvement a déjà changé de nature.

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Laurent Jeanpierre. © Éditions la Découverte

Les gilets jaunes avaient connu la même chose à partir de la mi-décembre 2018 quand, au bout de trois semaines de mouvement, ils avaient été rejoints, dans des proportions très variables selon les régions et selon les organisations, par des militants « professionnels » de gauche et surtout d’extrême gauche.

Cette fois-ci, le mouvement n’a même pas eu l’occasion de se développer pleinement, ni la possibilité forte d’exister autrement que dans l’espace en ligne comme une nébuleuse de groupes de discussion à géométrie variable – malgré quelques assemblées générales – qu’il est déjà en quelque sorte « infiltré » – c’est la version négative – ou au contraire « augmenté » – c’est la version positive – par des militants professionnels et des sympathisants de gauche politisés.

Ces militants sont venus de la base de certains syndicats, puis de certains partis – La France insoumise, de manière notable –, mais aussi, pour ce que j’en vois en région parisienne, par des militants d’extrême gauche et des petits groupes anarchisants ou plus autonomes déjà impliqués dans le mouvement des gilets jaunes.

En quoi cela change-t-il la nature du mouvement ?

La nature du mouvement a changé parce que la nature des discussions a changé. Avant même que le mouvement ait existé dans la rue, on en est déjà à débattre de choses qui ont été élaborées au fil de la mobilisation des gilets jaunes. Quelles revendications collectives ? Quel type de mode d’action ? Toutes choses qui, pour les gilets jaunes, se sont constituées dans l’espace physique, hors ligne, et surtout dans la lutte concrète mais qui, là, se débattent en ligne et avant même que n’ait commencé l’action directe. C’est un peu paradoxal.

L’agenda institutionnel pourrait étouffer la dynamique de la mobilisation.

Il y a donc deux avenirs possibles du mouvement. La première hypothèse c’est que, comme les « actes » des gilets jaunes après mars 2019, l’appel ne prenne pas vraiment. C’est une possibilité qui est renforcée par l’agenda politique institutionnel. Si François Bayrou chute le 8 septembre, certaines personnes mobilisées pourraient considérer avoir obtenu au moins une partie de ce qu’elles voulaient et être aimantées, de gré ou de force, par le jeu institutionnel, le remaniement éventuel, la perspective d’une dissolution et de nouvelles élections législatives, le problème de la stratégie de LFI et de ce qu’elle peut faire après, etc. L’agenda institutionnel pourrait étouffer la dynamique de la mobilisation.

L’autre hypothèse, c’est que la chute de François Bayrou « excite » au contraire un mouvement, qui se transformerait alors en force plus ou moins insurrectionnelle, libérée des organisations. À ce stade, sa composition politique hybride – c’est-à-dire de type gilets jaunes à quoi se greffent des militants et sympathisants proches des partis et des syndicats – représente plutôt un obstacle à ce scénario.

Du fait de cette composition, on a fait les débats d’orientation avant même d’avoir laissé exister le mouvement. Son autonomie par rapport aux organes représentatifs est fragile. Et le chantage aux débouchés politiques immédiats et institutionnels risque de dominer les éventuelles velléités de faire durer le mouvement et de l’auto-organiser, de lui donner une vie propre.

Le paradoxe, c’est que par crainte de louper le coche comme au début des gilets jaunes et d’être accusées d’être distantes des mouvements populaires, les organisations traditionnelles de gauche ont peut-être réfréné, contenu ou réorienté le mouvement du 10 septembre…

Il faudrait détailler les choses organisation par organisation. Prenons les syndicats. Solidaires soutient la mobilisation. La CFDT s’en écarte. La CGT a, comme pour les gilets jaunes mais de manière moins brutale, rejeté le mouvement, avec des différences d’orientation entre la base et la direction. Certaines fédérations comme la chimie et le commerce appellent à la grève le 10.

Dans un premier temps, la confédération a dit ne pas être contre la mobilisation, mais être vigilante quant à la présence de l’extrême droite. Et elle a fini par fédérer d’autres forces syndicales pour organiser une autre date, celle du 18 septembre. Il s’agit plutôt de produire une mobilisation alternative.

S’il y a une séquence protestataire régulière ou continue pendant huit jours, on pourrait imaginer que cette grève amplifie le mouvement… Mais ça ressemble quand même à une concurrence directe et à une prise de distance des entrepreneurs de mobilisation traditionnels vis-à-vis des nouveaux entrants qu’ils ne contrôlent pas. Cela dit, globalement, on peut se demander si le soutien, même partiel, des organisations de gauche n’a pas pour fonction générale de canaliser la puissance du mouvement.

Qu’en est-il justement de LFI, qui a fait le choix tactique de soutenir le mouvement ?

LFI a en effet fait le choix d’entrer dans les boucles Telegram de manière importante pendant l’été, et de tenter d’articuler ce mécontentement citoyen pour associer la mobilisation à son propre agenda parlementaire et plus général. Je pense que les Insoumis ont vu assez vite qu’il y avait une convergence des calendriers : censure le 23 septembre, débat sur le budget, Bayrou fragile, etc. Ce n’est insulter personne que d’observer que ce n’est sans doute pas par pur amour désintéressé de la beauté des mobilisations citoyennes spontanées qu’ils se sont engagés.

Il y a donc une ambivalence de ce soutien des organisations, qui conduit, une fois de plus, à deux possibilités de développement – et même s’il est toujours bien hasardeux de faire des pronostics. La possibilité d’une neutralisation du mouvement : s’il avait une certaine importance, il serait immédiatement sommé de servir la politique classique dans les problèmes d’élections et de gouvernement. Il serait donc incité à renoncer à son autonomie initiale.

Les modes d’action semblent encore trop indéfinis et diversifiés pour qu’on puisse faire le pari d’une protestation qui ait d’emblée une grande unité et une grande visibilité.

Et il y a la possibilité, sans doute plus ténue, d’une dynamique de bouleversement plus important : on ajoute à des mobilisations « citoyennes » issues des médias sociaux des mobilisations de militants ou de sympathisants plus politisés, dans l’espoir que ça produise un mouvement de masse comme certains l’imaginaient avec le dernier mouvement contre la réforme des retraites, lorsque les gilets jaunes restants avaient par exemple rejoint une mobilisation structurée par des organisations qui les avaient rejetés.

Le principe des mouvements classiques comme celui contre la réforme des retraites, c’est que le nombre est censé faire plier les institutions et le gouvernement. Pour les gilets jaunes, ce n’était pas le nombre mais plutôt la géographie, l’articulation de la délibération et de l’émeute, l’auto-organisation localisée, qui constituaient les leviers politiques fondamentaux. L’efficacité de ces deux types de mouvements sociaux repose sur des ressorts totalement différents. C’est pourquoi je suis dubitatif vis-à-vis du grand fantasme d’addition de ces formes d’action : c’est un peu mélanger de l’huile et du vinaigre.

Sociologiquement, d’après l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès, la composition est moins populaire que celle des gilets jaunes : il y a moins de retraités, moins de travailleurs précaires, etc. Cela vous étonne-t-il ?

Dès lors qu’il y a des militants professionnels et des sympathisants politisés, la sociologie d’un mouvement change, car ce sont pour plus souvent des individus qui ont des ressources scolaires supérieures à la moyenne. Les gilets jaunes étaient, à l’inverse, d’abord des primo-manifestants qui venaient plutôt du bas des classes moyennes et du haut des classes populaires. De manière générale, dès qu’un mouvement commence à parler et à délibérer avant tout, que ce soit à Nuit debout ou sur les boucles Telegram, les fractions les moins diplômées sont exclues ou confinées aux rôles de spectateurs.

Ce qui fait que les gilets jaunes ont mobilisé des profils populaires, c’est, d’une part, qu’un post Facebook est plus diffusé qu’un message sur Telegram, et, d’autre part, que pour faire des occupations de lieux – les ronds-points ou les cabanes –, il faut des gens qui ont du temps. Et qui a du temps ? Des retraités, des chômeurs, des précaires, des étudiants. Aujourd’hui, nombre d’organisations traditionnelles de la société civile de gauche, comme certaines organisations lycéennes et étudiantes par exemple, sont en train de se mobiliser pour le 10 septembre. On retombe sur les corps constitués.

Quelles conclusions tirez-vous pour l’instant de ce mouvement ?

Je n’ose pas tirer de conclusions mais il n’est pas facile, pour l’instant, d’imaginer quelque chose d’aussi puissant que le début des gilets jaunes. Indépendamment des problèmes liés aux effets de la greffe des militants professionnels, le mouvement du 10 septembre pourrait échouer parce qu’il n’est presque, à ce stade, qu’une mobilisation en ligne qui s’est un peu enivrée d’elle-même.

Les modes d’action semblent en outre encore trop indéfinis et diversifiés pour qu’on puisse faire le pari d’une protestation qui ait d’emblée une grande unité et une grande visibilité. Plus largement encore, sans lieux stables et rendez-vous réguliers, les mobilisations en ligne restent fragiles. Bien entendu, tout cela n’a rien d’un pronostic et peut être déjoué si des gens s’organisent pour cela.

Quant à savoir quel aura été le rôle politique objectif des organisations classiques dans la dynamique interne du mouvement, et en plein été, c’est une question qui restera, à mon avis, assez difficile à démêler.

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1 Comment

  1. Et quand arrêtera-t-on de chercher des poux dans la tête de toutes les mobilisations, de toutes les structures, de tous les gens, militants/militantes ou pas, qui en ont marre du capitalisme, de servir de paillasson ou de vache à lait ? Tant que nous ne serons pas uni.es, nous ne réussirons pas à faire tomber les puissants qui utilisent ces dissensions pour nous écraser. Et si on arrêtait de se bouffer le nez pour vraiment tout bloquer.

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