
Dans son dernier livre, « Un taylorisme augmenté », le sociologue Juan Sebastián Carbonell décrit l’intelligence artificielle comme un moyen de contrôle renforcé sur un travail dégradé. Et appelle à une lutte sociale centrée sur la question technologique.
Les débats autour de l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur le travail sont généralement bien balisés. Ils se limitent à deux options : ou bien un nouvel élan économique généré par la hausse de la productivité, ou bien la « disparition des emplois » remplacés par cette nouvelle technologie. Les innombrables colloques sur le sujet qui occupent aujourd’hui des milliers de cadres et de dirigeants sont remplis de ces discussions.
L’intérêt principal du dernier livre du sociologue Juan Sebastián Carbonell, Un taylorisme augmenté (éditions Amsterdam, 2025), est de dynamiter ces faux débats pour replacer la question de l’IA sous une double perspective : critique et sociale. Critique, cela signifie que l’auteur n’entend pas se faire dicter une forme d’approbation tacite de cette nouvelle technologie sous le prétexte du « progrès » ou de son existence même.

« La perspective défendue ici est une invitation à repolitiser la technologie », résume d’emblée Juan Sebastián Carbonell. Si la technologie est politique, c’est parce qu’elle n’est pas que le simple produit d’un « progrès » irréductible de la science. Elle est le fruit de choix sociaux qui sont, eux-mêmes, le produit d’une organisation sociale. En conséquence, il y a des gagnants et des perdants dans toute révolution technologique.
Comment les technologies s’imposent
Et cette répartition reproduit la structure de domination de la société. Si une technologie est présentée comme un « progrès » pour la « société », c’est qu’elle est, d’abord et avant tout un progrès pour la « société » telle qu’elle est, c’est-à-dire pour ceux qui dominent ladite société. Tous les autres arguments servent à couvrir cette réalité.
« Une technologie ne s’impose pas inéluctablement parce qu’elle est plus “efficiente”, mais parce que des acteurs qui contrôlent les ressources économiques, considérant qu’elle correspond mieux à leurs intérêts, décident de lui donner réalité », résume l’auteur. Autrement dit, le changement technologique est toujours construit et il est toujours construit à dessein. C’est précisément ici que l’aspect politique est central.
Les technologies en général, et l’IA en particulier, sont donc des phénomènes socialement construits. « Les voies du changement technologique sont multiples », rappelle l’auteur, qui décrit de façon très précise le mécanisme médiatique, économique et politique qui conduit l’IA à devenir incontournable.
Des « attentes technologiques » se mettent alors en place, lancées par l’industrie et relayées par des médias. Ces attentes forgent un « rêve » et permettent de diriger les financements et les recherches dans un sens très précis. « Les prédictions de l’IA se réalisent, non pas parce que les prédictions sont vraies, mais parce que les bons acteurs se saisissent des bonnes promesses au bon moment », résume Juan Sebastián Carbonell.
Cette première phase du livre a donc une fonction politique sous forme de mise en garde : celle d’abandonner une habitude bien ancrée du mouvement ouvrier de considérer toute technologie donnée par le capital comme un progrès et un élément indiscutable de la modernité.
Or, dans le cas précis de l’IA, Juan Sebastián Carbonell met au jour la fonction réelle de l’IA dans l’organisation générale du travail capitaliste moderne : ce qu’il appelle un « taylorisme augmenté ». Dans cette perspective sociale, la question n’est plus la « disparition du travail », comme le brouhaha médiatique s’efforce de le faire croire, mais bien davantage une « dégradation du travail entre les mains des entreprises ».
Le « taylorisme augmenté »
Pour parvenir à cette conclusion, l’auteur écarte l’approche classique de l’impact de l’IA sur le travail, celui d’une « polarisation » et d’une « requalification ». Selon cette approche, la technologie favorise l’émergence de tâches hautement qualifiées, conduisant à une élévation globale de la qualification de l’emploi. Mais, en même temps, l’emploi est polarisé, c’est-à-dire que les inégalités entre emplois qualifiés et non qualifiés se creusent. C’est le phénomène de « polarisation ».
Mais, pour l’auteur, l’IA n’agit pas selon ce schéma classique. Pour le comprendre, il faut saisir que la distinction entre emplois qualifiés et non qualifiés est très largement artificielle. Elle oublie le contenu du travail lui-même : ce qu’il produit, comment il est produit et avec quoi il est produit. Ce contenu induit lui-même des niveaux de routine et d’autonomie indépendants de la qualification propre. Or, l’IA intervient sur le contenu du travail de tâches jugées qualifiées.
La nature de cette intervention n’est pas un simple remplacement de l’emploi comme on le présente trop souvent. Ce que fait l’IA, c’est qu’en automatisant un certain nombre de tâches, elle fait perdre de l’autonomie et de la créativité au travail. Le travail change alors de nature, il est encadré par ce que fait l’IA, il devient donc « parcellisé », « standardisé » et dépendant des actions de l’IA. C’est précisément à ce niveau que l’IA a une fonction de taylorisation.
Juan Sebastián Carbonell rappelle que la taylorisation n’est pas que la « chaîne de montage » (inconnue de Taylor lui-même) et le chronomètre, c’est d’abord et avant tout une lutte contre le savoir-faire ouvrier dans toutes ses dimensions. C’est donc une théorie du contrôle du travail par sa parcellisation. Comme le note l’auteur, le taylorisme n’a donc pas disparu avec la chaîne de montage, au contraire, « il a fini par se confondre avec l’organisation du travail ».
Mais comme le désir d’accumulation du capital ne s’arrête jamais, ce taylorisme doit en permanence « s’améliorer ». Les technologies sont donc convoquées pour « renforcer les dynamiques de parcellisation du travail et de dissociation entre la conception et l’exécution ». Et c’est ici que l’IA prend tout son sens.

Cette technologie ne réduit pas le besoin de travail, bien au contraire. Sans le travail en amont des « micro-travailleurs précaires » mis en lumière, entre autres, par les travaux d’Antonio Casilli, sans le travail en aval des correcteurs et des vérificateurs, sans le travail d’accompagnement, notamment de ceux qui doivent saisir l’IA, cette technologie est inopérante.
Mais elle modifie, de fait, la façon dont le travail est réalisé. Juan Sebastián Carbonell donne deux exemples concrets : le journalisme et la traduction. Deux tâches que l’on dit « menacées » par l’IA. Mais ce qui est réellement menacé, c’est l’autonomie et la créativité de ces travailleurs qui, désormais, sont soumis aux rythmes et aux exigences de l’IA. Un traducteur doit ainsi travailler sur un texte déjà traduit qui encadre son propre travail intellectuel et l’amène à réaliser des tâches d’accompagnement de l’outil. Le contenu de son travail en est dégradé, vidé de tout « geste créatif » et de tout acquis de l’expérience.
En s’inspirant de la lecture du sociologue états-unien Harry Braverman, dont il a contribué à rééditer le texte majeur, Travail et capitalisme monopoliste (Les éditions sociales, 2023), l’auteur voit dans l’IA l’aboutissement d’un « management algorithmique » reposant sur « des licenciements ou des récompenses fondés sur des critères de performance ».
Le cœur de ce management, c’est « l’asymétrie de l’information », qui place le travailleur en position immédiate de subordination face au patron. Or, l’IA renforce cette asymétrie tout en « déresponsabilisant » les patrons en présentant ses demandes comme des demandes objectives. C’est en cela qu’elle est un « taylorisme » amélioré, « augmenté ».
Contester la technologie pour contester la domination du capital
Pour sortir de ce piège, l’auteur appelle à faire de l’IA « un terrain contesté au sein de “l’antre secret” de la production décrit par Marx ». C’est ici que les deux analyses de l’auteur, critique et sociale, se rejoignent. Pour freiner la fonction répressive de l’IA, l’auteur s’appuie sur le caractère fabriqué de ce progrès pour placer la lutte sur le terrain de l’acceptation de cette technologie.
Aucune technologie n’est « inévitable ». Elle ne s’impose que parce qu’elle dispose d’un appui politique. Et souvent parce qu’elle n’est pas problématisée en tant qu’objet des luttes sociales. C’est dans ce cadre que Juan Sebastián Carbonell défend l’idée d’un « néo-luddisme », en s’inspirant de ce mouvement qui, au début du XIXe siècle, menait des ouvriers à détruire les machines.
Pour lui, le luddisme n’est pas un obscurantisme. Bien au contraire, c’est un « moyen d’influencer le changement technologique au travail », autrement dit c’est un acte de liberté en ce que ce qui est rejeté est bien la médiation du capital sur l’acte productif. Le rejet des récits technologiques imposés et de l’inéluctabilité supposée de l’IA permet alors d’« inventer des trajectoires technologiques alternatives ».
La volonté affichée de l’auteur d’intégrer le combat contre la technologie dans le mouvement social le rapproche de certains auteurs contemporains comme le Japonais Kōhei Saitō, qui promeut un choix des technologies dans le passage du capitalisme au socialisme, avec l’abandon de certaines de ces technologies.
Le texte de Juan Sebastián Carbonell est d’une grande utilité en ce qu’il lie toujours la pratique et la théorie, mais aussi en ce qu’il ouvre une nouvelle direction pour les luttes sociales, qui sont trop souvent engoncées dans les problèmes de pouvoir d’achat ou d’emploi. Le rejet de l’IA permet d’élargir la lutte à la domination concrète et quotidienne qu’exerce le capital sur le travail. Cette lutte ouvre, ensuite, la voie à la contestation des rapports sociaux capitalistes. Ce que nous dit ce livre, c’est que, si l’IA est perçue comme la panacée par le capital, la réponse doit être d’en faire le point de départ d’une contestation de sa domination.
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* Juan Sebastián Carbonell, Un taylorisme augmenté. Critique de l’intelligence artificielle, Amsterdam, Paris, 2025, 176 pages, 13 euros.
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