Passoires thermiques : cet ultime cadeau de François Bayrou aux propriétaires

Cet été, le gouvernement a procédé à une modification du calcul du diagnostic de performance énergétique (DPE) des logements. À la clé, la disparition automatique de 850 000 logements du statut de passoires énergétiques. Il savait pourtant qu’il s’agit « d’une aberration scientifique ».

Lucie Delaporte

La décision a été prise au cœur de l’été, comme toutes les décisions politiques qu’on sait un peu honteuses. D’apparence technique, le sujet est en réalité explosif. Le gouvernement Bayrou n’ignore pas que ses semaines sont comptées, il veut donc aller vite.

Le 9 juillet, Matignon annonce par un communiqué qu’il va modifier le diagnostic de performance énergétique (DPE), cet outil qui classe les logements selon leur efficacité énergétique par une étiquette qui va de A jusqu’à G.

A priori, il ne s’agit que d’un ajustement « technique ». Le coefficient de conversion de l’électricité – le coefficient de conversion en énergie primaire (CEP) – va passer de 2,3 à 1,9 dans le calcul du DPE. De quoi s’agit-il ? Ce coefficient mesure de manière précise l’impact sur les ressources naturelles de la production d’électricité. Ainsi, pour produire un kilowattheure (kWh) d’électricité, il faut – en France – 2,3 kWh d’énergie primaire, soit les ressources naturelles nécessaires à la production en amont de ce qui est consommé.

« Cette évolution permettra de mieux refléter la réalité du mix énergétique français », assure le communiqué de Matignon. À savoir, un mix énergétique bien plus décarboné que la moyenne européenne grâce à l’énergie nucléaire, justifie le gouvernement.

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Diagnostic de performance énergétique dans une maison à Sainghin-en-Weppes (Nord) en 2024. © Photo Pascal Bonniere / La Voix du Nord / Photo PQR via MaxPPP

Derrière cette modification d’apparence anodine et justifiée, au premier abord, scientifiquement, les enjeux sont colossaux. Alors que le guichet MaPrimeRénov’ rouvre mardi 30 septembre après deux mois et demi de suspension, ce « petit correctif » – rendu possible par la directive européenne qui propose que le CEP soit, par défaut, de 1,9 dans les pays européens – permet de faire sortir 850 000 logements chauffés à l’électricité du statut de passoires thermiques, soit près d’un cinquième du stock. Tout cela sans avoir mené la moindre rénovation de ces logements dans lesquels on se gèle l’hiver et où l’on grille l’été.

Vieille revendication

Alors que la France accuse un énorme retard sur le chantier de la rénovation énergétique des bâtiments, ce coup de baguette magique est bienvenu.

En favorisant le chauffage électrique par rapport au chauffage au gaz ou au fioul, dont le coefficient d’énergie primaire est de 1, la modification du CEP permet aussi de soutenir une énergie décarbonée. Et de répondre à une vieille revendication des électriciens, EDF en tête (voir encadré), au moment où la consommation électrique en France marque le pas et que la vente des pompes à chaleur reflue.

L’intérêt de la manœuvre est aussi bassement politicien. Depuis janvier 2025, pour pousser les propriétaires bailleurs à rénover leurs biens, les pires passoires thermiques (étiquette G) sont interdites à la location, ce qui a engendré un très fort mécontentement chez ces propriétaires, pas toujours bien accompagnés dans leurs travaux, et les acteurs de l’immobilier. Le sujet est politiquement sensible, le Rassemblement national (RN) et la droite pilonnent d’ailleurs depuis des mois contre cette interdiction à l’Assemblée nationale, accusant la mesure d’aggraver la crise du logement et d’attenter à la propriété privée.

Cette modification du DPE permet donc de faire un joli cadeau aux propriétaires des 850 000 passoires chauffées à l’électricité qui vont voir mécaniquement l’étiquette de leur bien remonter, ainsi que leur valeur.

Pourtant, cette modification du DPE n’a aucun sens d’un point de vue scientifique et Matignon le sait d’autant plus que les expertises internes vont toutes dans le même sens.

L’argument du « mix énergétique » français décarboné avancé par Matignon n’a ici aucune pertinence puisque le calcul en énergie primaire, en vigueur dans toute l’Europe, n’a strictement rien à voir avec la question des émissions de CO2.

« Une aberration scientifique »

Majoritairement d’origine nucléaire, l’électricité produite en France a l’immense avantage d’être décarbonée mais l’inconvénient tout aussi certain d’avoir un très faible « rendement ». Ce qui signifie que ce qui est prélevé à la nature pour générer ce kilowattheure d’électricité est tout sauf négligeable.

C’est donc ce que reflète le coefficient d’énergie primaire depuis 1972 avec, depuis cette date, quelques ajustements à la baisse compte tenu de la montée en puissance des énergies renouvelables, au bien meilleur rendement que le nucléaire.

En juin, alors que la Cour des comptes boucle son rapport d’évaluation du DPE, les « sages » de la rue Cambon qui ont eu vent des velléités de Matignon glissent une note de bas de page des plus explicites sur le sujet. Une note en forme d’avertissement. « L’existence d’un coefficient de conversion en énergie primaire plus défavorable pour l’électricité est donc le reflet de principes thermodynamiques. […] Il convient en outre de rappeler que le DPE intègre les émissions de CO2 à travers l’étiquette énergétique, et prend donc en compte le fait que l’électricité est une source d’énergie moins émettrice que le fioul ou le gaz. »

Sentant la pression de l’entourage de Bayrou – son directeur de cabinet en tête, Nicolas Pernot, qui a suivi de bout en bout le dossier –, la direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) commande avant l’été une étude scientifique sur la modification envisagée du DPE.

Les conclusions, que Mediapart a pu consulter, sont alors sans appel. « La modification du coefficient de conversion EP/EF [énergie primaire/énergie finale – ndlr] de l’électricité dans le dispositif DPE est selon nous une aberration scientifique. Ce coefficient est une constante physique qui par définition ne peut pas constituer une variable d’ajustement », cingle la note.

L’étude procède à une estimation du nombre de sorties de passoires thermiques par cet effet trompe-l’œil et permet d’établir qu’il y aurait près de 850 000 logements concernés, un chiffre que reprendra Matignon dans son communiqué, en s’asseyant sur le reste du message.

Factures exponentielles

Les experts missionnés par la DHUP alertent sur le coup de frein à la rénovation énergétique des passoires aujourd’hui chauffées à l’électricité. « Il conviendrait d’analyser l’impact sur les dynamiques de rénovation et d’évaluer notamment les risques d’une rénovation retardée des bâtiments équipés de systèmes à effet Joule : impacts sur la précarité énergétique des ménages (les factures électriques sont décorrélées du coefficient EP/EF, elles resteront donc très élevées) », relèvent-ils. On ne saurait être plus clair : ce sont les habitant·es les plus fragiles qui paieront la facture de cette petite manipulation. Avec le changement miraculeux d’étiquette, les propriétaires bailleurs n’ont plus aucun intérêt à réaliser une isolation thermique. Les locataires continueront de payer les factures exponentielles de leurs chauffages électriques.

La note interne pointe aussi les conséquences en chaîne de ce changement de coefficient sur toutes les normes environnementales du BTP. La France s’est en effet engagée, pour respecter sa trajectoire « bas-carbone », à mettre en œuvre des normes environnementales dans la construction neuve, avec des bâtiments mieux isolés et moins consommateurs d’énergie à travers la RE2020« Si l’on décidait d’homogénéiser, cela imposerait de recalculer tous les seuils de la RE2020 ou de garder les seuils calculés de la RE2020 avec 2,3 et abaisser les exigences pour les bâtiments à l’électricité pour le chauffage », pointe cette note. Une étude spécifique a d’ailleurs été lancée sur ce sujet par la DHUP sans que le gouvernement attende ses conclusions.

Enfin, détaille l’étude réalisée par des scientifiques, ce tripatouillage n’aidera en rien la France à réduire la consommation énergétique de ses bâtiments comme elle s’y est pourtant engagée par la directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments (EPBD). « Modifier le coefficient d’énergie primaire ne réduirait pas les exigences de réduction de consommation imposées par l’EPBD : 16 % par rapport à 2020 d’ici à 2030. Autrement dit, la modification du coefficient va réduire mécaniquement le nombre de passoires apparentes, pour autant nous ne pourrons pas nous soustraire aux objectifs globaux. »

Seule une rénovation d’ampleur des logements permettrait de faire effondrer les consommations, mais c’est précisément cet objectif que le gouvernement semble avoir totalement abandonné, lui qui depuis près de deux ans détricote l’édifice des aides à la rénovation énergétique.

L’avis des instances consultatives piétiné

Si cette note scientifique n’a pas suffi à convaincre le gouvernement de faire marche arrière, la consultation obligatoire des instances consultatives ne l’a pas plus fait ciller. Saisi en juillet, le Conseil supérieur de l’énergie (CSE), instance consultative sur les politiques énergétiques regroupant des élus, des énergéticiens et des associations de consommateurs, a très massivement voté fin juillet contre cette modification (30 voix contre 8). En raison, une fois de plus, de la non-scientificité de ce changement de coefficient, nous a rapporté un participant.

Même désaveu cinglant au Conseil supérieur de la construction et de l’efficacité énergétique (CSCEE), au sein duquel la modification du DPE a été là aussi massivement rejetée par les acteurs. « Cette modification n’est pas fondée sur un calcul scientifique », rappelle, dans une explication de vote consultée par Mediapart, la majorité des membres de cette autre instance composée d’élus, d’acteurs du bâtiment et d’associations environnementales ou de consommateurs.

À une très courte majorité, néanmoins, il faut noter que la modification a été approuvée au Conseil national de l’habitat (CNH), où les représentants du secteur immobilier, vent debout contre l’interdiction de location des passoires thermiques, ont pesé de tout leur poids.

Quant à la consultation publique, organisée en catimini entre fin juillet et début août par voie électronique, son résultat a été tout aussi net. Sur 478 contributions reçues, seules 90 étaient favorables à la modification du DPE.

En clair, tous les feux étaient au rouge et le gouvernement a accéléré. Les arrêtés de modification du DPE sont parus début septembre, juste avant la chute du gouvernement.

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