Pankaj Mishra : « Le monde après Gaza »

L’intellectuel indo-britannique Pankaj Mishra publie « Le monde après Gaza », dans lequel il relit l’histoire à partir de son double ancrage, asiatique et européen. Entretien.

Joseph Confavreux

 en 1969 en Inde, Pankaj Mishra est une des figures intellectuelles du monde anglo-saxon, contribuant en particulier au Guardian ou au New Yorker. Il a notamment publié L’Âge de la colère. Une histoire du présent (traduit aux éditions Zulma en 2022, le texte en anglais datant de 2017). Il sort aujourd’hui Le Monde après Gaza, paru en anglais en février de cette année et traduit, toujours chez Zulma, par David Fauquemberg. Entretien à l’occasion de son passage à Paris.

Mediapart : Comment un jeune Indien comme vous a-t-il pu accrocher un portrait du général israélien Moshe Dayan dans sa chambre d’étudiant et pourquoi a-t-il fini par le décrocher ?

Pankaj Mishra : Il existe une sorte de présomption selon laquelle les personnes qui grandissent en Inde ne ressentiraient aucun lien avec l’histoire européenne ou celle du Moyen-Orient.

En faisant le portrait du jeune homme que j’étais, avec une affiche de Moshe Dayan fixée au mur, j’ai voulu souligner l’idée que nous vivons, depuis longtemps, dans un monde profondément interconnecté, où les idéologies, les personnalités, les idées… ont voyagé d’un endroit à l’autre, puis sont revenues en se transformant au cours du processus.

Illustration 1
Pankaj Mishra à Paris, en octobre 2025. © Sébastien Calvet / Mediapart

Un profil semblable au mien, ayant grandi dans une famille nationaliste hindoue et ressentant une affinité avec le sionisme, comme bien des gens en Inde à l’époque, peut paraître une anomalie pour beaucoup de personnes en Europe jugeant que l’Inde n’a rien à voir avec ce sujet.

Mais en réalité, nous vivons tous dans une histoire mondiale dans laquelle, notamment, une partie des nationalistes hindous ont prétendu s’inspirer du sionisme, et d’ailleurs aussi du nazisme, sans y voir de contradictions, en ignorant que les juifs ont été victimes de Hitler.

Quelles ressemblances et différences feriez-vous entre Narendra Modi et Benyamin Nétanyahou ?

Il existe évidemment des nuances, mais l’essentiel me semble de saisir la manière dont ces figures se développent main dans la main. Modi et Nétanyahou se sont rapprochés avant que Javier Milei, Jair Bolsonaro ou Donald Trump n’entrent en scène.

Modi et Nétanyahou se sont rapprochés il y a longtemps. Ils se suivent, se citent et leur relation repose sur une loyauté partagée envers le nationalisme ethno-racial : une vision intransigeante, haineuse à l’égard des minorités et se nourrissant de l’hostilité face à leurs ennemis désignés.

En Inde, le grand moment du XXe siècle a été la libération de l’impérialisme occidental, pas la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste.

Ils sont aussi, d’une certaine manière, le produit d’un système socioéconomique très dysfonctionnel qui engendre des inégalités toujours plus fortes, ce qui constitue un autre aspect de leur affinité profonde.

Il est important d’identifier cette internationale d’extrême droite du Sud global qui soutient la politique israélienne et dont Narendra Modi est l’une des figures les plus en vue. Même si je dois ajouter que, récemment, il a pris une certaine distance, non par bifurcation idéologique, mais parce que ce n’est pas une position très productive pour l’Inde à l’heure actuelle.

Vous vivez en Grande-Bretagne mais vous êtes né en Inde : qu’est-ce qui distingue la lecture du Proche-Orient dans vos deux pays ?

C’est évidemment très différent. Si vous avez grandi dans le cadre de l’économie indienne, du système scolaire indien, du système universitaire indien, si vous lisez les journaux indiens, si vous lisez les livres d’histoire indiens, votre perception du monde est très différente de celle des gens d’ici.

En Europe, les principaux événements du XXsiècle sont les deux guerres mondiales, l’Holocauste et peut-être la guerre d’Algérie. La lecture de cette histoire est très distincte pour les Indiens, dont le grand moment a été la libération de l’impérialisme occidental. De ce point de vue, quand on regarde Israël, on y voit très clairement un vestige de cet impérialisme : un pouvoir mandataire des intérêts occidentaux ne cessant d’étendre son territoire, colonisant non seulement la Cisjordanie, mais volant aussi des terres libanaises et syriennes, en toute impunité.

Illustration 2
© Sebastien Calvet / Mediapart

Pour des personnes qui n’ont pas grandi avec le récit de l’Holocauste, qui, pour beaucoup en Europe, donne une légitimité et une licence illimitée à Israël pour faire tout ce qu’il veut ; pour des gens qui ne saisissent pas le rôle que joue l’Holocauste dans l’imaginaire politique et moral de l’Europe, ce pays est clairement perçu comme une puissance impérialiste brutale instaurant un régime d’apartheid dans les territoires occupés et poursuivant son expansion aux dépens de ses voisins.

Dans un entretien récent à Mediapart, l’ancien premier ministre israélien Ehud Barak disait qu’il n’avait jamais vu d’antisémitisme en Inde ou en Chine. Comment expliquer cela, vous qui faites part dans le livre de votre stupéfaction initiale face à l’ampleur de la judéophobie occidentale lorsque vous l’avez découverte ?

Beaucoup de juifs fuyant l’Europe nazie sont partis vers Shanghai, en Chine. Et il faut se souvenir que même les militaristes japonais qui avaient adhéré au tissu de mensonges des Protocoles des Sages de Sion furent sidérés lorsque les SS allemands débarquèrent à Shanghai, sous occupation japonaise, avec un plan d’extermination des réfugiés juifs de la ville.

Les soldats américains qui libérèrent le ghetto juif de Shanghai en septembre 1945 s’étaient préparés à y découvrir les mêmes abominations que celles dont leurs compatriotes avaient été témoins dans l’Europe occupée par les nazis. Mais ils y trouvèrent en fait ce que l’historien David Kranzler qualifiera de « miracle de Shanghai », au sens où, si les habitants du ghetto avaient souffert de la misère et de la faim, presque tous avaient survécu.

Cette absence d’antisémitisme en Asie est, selon moi, liée au fait que nos sociétés sont multiculturelles et très diversifiées depuis très longtemps. Il existe, bien sûr, des préjugés contre certaines communautés, mais ces préjugés n’ont jamais été si largement répandus qu’en Occident. Les juifs sont présents en Inde depuis des siècles, mais ils n’ont jamais été confrontés aux persécutions systématiques vécues en Russie et en Europe.

Vous citez dans votre livre l’intellectuel iranien Ali Shariati, qui demandait en 1967 : « Pourquoi l’Occident et le christianisme devraient-ils céder la Palestine islamique en guise de dédommagement ? Pourquoi ne renonceraient-ils pas à une partie de la Pologne, où ils ont soumis les juifs aux pires tortures ? Pourquoi ne donnent-ils pas l’un des États de la République fédérale d’Allemagne en compensation de l’Holocauste ? » L’argument ne fait-il pas l’impasse sur le fait qu’il existe une présence juive en Palestine depuis plus de deux mille ans ?

Je préfère éviter ce genre de débats et d’histoire spéculative, même si on pourrait répondre, rapidement, d’une part, qu’il existait une présence juive millénaire non seulement en Palestine, mais aussi en Inde ou en Chine par exemple, et, d’autre part, que la présence d’une petite population juive quelque part dans le monde ne peut constituer une base évidente pour fonder un État-nation juif.

Surtout, il me paraît plus logique de rappeler que la création de l’État d’Israël est le résultat d’une contingence historique. Il n’y aurait peut-être pas eu cet État si l’Holocauste n’avait pas eu lieu. Mais l’Holocauste a eu lieu, a détruit la majeure partie de la population juive européenne et poussé les survivants à l’exil.

Les survivants juifs de l’Holocauste n’étaient pas les bienvenus ni au Royaume-Uni ni aux États-Unis, et certains juifs retournés en Pologne ont été victimes de pogroms après même la fin de la guerre. Une importante partie d’entre eux est partie en Palestine et une série d’événements post-1945 a finalement conduit à la création d’Israël.

Mais rien n’était écrit d’avance, même si Ali Shariati fait l’impasse sur les circonstances dans lesquelles les juifs ont quitté l’Europe pour se rendre en Palestine, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans leur propre pays.

Illustration 3
Pankaj Mishra à Paris, en octobre 2025. © Sebastien Calvet / Mediapart

Vous citez aussi une phrase du journaliste Thomas Friedman affirmant, en 1989, qu’« Israël est en train de devenir Yad Vashem avec une armée de l’air ». Trente-cinq ans après, cet état d’esprit et cette réalité peuvent-ils être modifiés ?

Cela devient de plus en plus improbable, surtout après les événements des deux dernières années. La perception israélienne d’être assiégé et attaqué par le reste du monde s’est renforcée de telle sorte qu’il est plus difficile – pour de nombreuses personnes en Israël – de reconnaître que cela a porté gravement atteinte à l’image de leur pays.

Il existe de nombreux États coloniaux de peuplement qui n’ont jamais commis de génocide, mais Israël en a commis un.

Les Israéliens sont de plus en plus isolés dans leur façon de penser le reste du monde, et la possibilité d’une paix et d’une réconciliation devient donc de plus en plus difficile. Je ne vois pas se produire, dans les prochaines années, une inversion de ce très long processus qui a fait de l’Holocauste la raison ultime d’une radicalisation politique.

Le sionisme est-il, selon vous, un colonialisme comme les autres ?

Cette question ne touche pas, pour moi, le cœur du problème. On peut qualifier Israël d’État colonial. On peut qualifier l’Inde d’État impérialiste en raison de ce qu’elle fait au Cachemire. Mais qualifier Israël d’État colonial, l’Inde d’État impérialiste ou Trump de dictateur fasciste ne change pas grand-chose à l’élément déterminant que ces personnes ou ces pays sont coupables de crimes très graves.

Plutôt que de vouloir rattacher à tel ou tel idéal-type historique l’Inde, les États-Unis ou Israël, regardons ce qui se passe aujourd’hui et évaluons ces pays à travers leurs actions et leurs politiques. Ce genre de débat académique, qu’est-ce que cela prouve ?

Qu’Israël soit un État colonialiste ou non ne change pas le fait qu’il soit coupable de génocide. Il existe de nombreux États coloniaux de peuplement qui n’ont jamais commis de génocide, mais Israël en a commis un.

Que pensez-vous du geste qui consiste, après que la Shoah a été codée comme le mal absolu, à décrire le sionisme comme une idéologie intrinsèquement génocidaire afin de présenter la destruction de Gaza comme un nouveau mal ultime ?

Beaucoup d’idéologies nationalistes contiennent un potentiel maléfique. Ce à quoi on assiste a moins à voir avec le sionisme qu’avec le nationalisme et le racisme qui, poussés à l’extrême, peuvent mener au meurtre de masse, aux massacres, au génocide.

Des personnes comme Hannah Arendt ont précocement alerté sur le risque élevé qu’Israël devienne un pays raciste. Cela me paraît beaucoup plus important de mesurer ce qui s’est passé historiquement que de chercher à s’accorder sur une définition spécifique du sionisme, ou de considérer le sionisme comme intrinsèquement mauvais.

L’anéantissement de Gaza remet-il en question la légitimité d’Israël à vos yeux ? 

Cela remet clairement en question non seulement la légitimité, mais aussi l’avenir d’Israël.

Notamment en raison du fait que certaines des personnes les plus talentueuses du pays partent parce qu’elles ne veulent pas vivre dans un pays perpétuellement en guerre avec tous ses voisins immédiats et même des pays qui ne sont pas ses voisins, que ce soit l’Iran ou le Yémen.

Le nombre de personnes sans beaucoup éducation, parce qu’elles n’ont fréquenté que des écoles religieuses, ne cesse d’augmenter en proportion dans le pays. Cela constitue une menace pour Israël plus grande encore que les dégâts faits à sa réputation internationale, notamment dans les pays du Sud.

Israël demeure soutenu par certains des pays les plus puissants du monde aujourd’hui : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis… Israël ne sera pas détruit par la perte de sa réputation internationale, mais sera certainement affaibli par le départ de ses citoyens les plus talentueux et les mieux formés.

Illustration 4
Pankaj Mishra à Paris, en octobre 2025. © Sebastien Calvet / Mediapart

Comment comprenez-vous qu’il n’y ait pas davantage de voix juives à s’élever depuis l’Europe contre les politiques israéliennes, si l’on se souvient, comme vous le faites, que Marek Edelman, l’un des commandants de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, a pu dénoncer ce qu’il appelait « la philosophe israélienne qui consiste à croire que l’on peut tuer vingt Arabes du moment qu’un seul juif reste en vie » ?

C’est une question à laquelle j’ai moi-même du mal à répondre. Il est extrêmement décevant de voir des gens prendre le parti d’un État-nation qui a instauré un système d’apartheid depuis si longtemps et mène aujourd’hui une campagne d’extermination massive, sans que cela suffise à remettre en question la loyauté de nombreuses personnes vivant en Europe et en Amérique du Nord.

Pourquoi certains fidèles d’Israël ne renoncent-ils pas à leur engagement envers un pays qui a tué plus de 20 000 enfants à Gaza en deux ans ?

Je cite dans mon livre l’écrivain autrichien Jean Améry, qui était un grand partisan d’Israël. Mais il lui a suffi d’un seul rapport faisant état de tortures infligées à des Arabes dans une prison israélienne pour qu’il change d’avis et écrive un essai pour refuser de donner sa solidarité à un État commettant de tels actes.

Un article du Guardian vient de rapporter que 135 prisonniers ont été renvoyés en Palestine avec des traces de torture et d’exécution extrajudiciaire. En le lisant, je me demandais comment réagirait Jean Améry, qui avait lui-même subi la torture sous le nazisme. Cela va-t-il faire changer d’avis Bernard-Henri Lévy ? Je continue d’espérer, mais j’ai le sentiment que ce ne sera probablement pas le cas.

Pourquoi certains fidèles d’Israël ne renoncent-ils pas à leur engagement envers un pays qui a tué plus de 20 000 enfants à Gaza en deux ans, ou a assassiné plus de journalistes que toutes les guerres combinées des derniers temps ? C’est une gigantesque question qui, pour être honnête, me déconcerte chaque jour.

Vous rappelez qu’au moment de la guerre du Liban, en 1982, un jeune sénateur américain nommé Joseph Biden rencontra le premier ministre israélien, Menahem Begin, et qu’à en croire le compte rendu qu’en fit ce dernier, il loua l’effort de guerre israélien en affirmant que lui-même serait allé plus loin encore, quitte à tuer des femmes et des enfants. À cette aune, Donald Trump pourrait-il être davantage un frein à la politique israélienne dans la région que le précédent président américain ?

À bien des égards, Biden est quelqu’un ayant vraiment embrassé la version idéologique la plus extrême d’Israël. Donald Trump est un homme sans affiliation de ce point de vue. C’est un homme qui veut conclure un accord dans chaque relation. Si aujourd’hui le Qatar lui propose un meilleur deal, il sera d’accord avec ce que dit le Qatar et imposera un accord de paix à Nétanyahou. Si, demain, Nétanyahou lui propose un meilleur accord, il l’acceptera.

La différence entre Trump et Biden est que le premier, parce qu’il est une personne purement transactionnelle, est capable de plus de flexibilité et d’adaptation que Joseph Biden, qui croyait véritablement au sionisme dans sa version la plus radicale.

Entre le mal et le moindre mal, on peut préférer choisir le moindre mal, mais il faut être conscients de l’équation qui nous est proposée.

Peut-on encore concilier le droit à l’autodétermination du peuple juif et celui du peuple palestinien ?

Bien sûr. Si l’on se fonde sur le droit à l’autodétermination des Palestiniens et le respect du droit d’Israël à vivre en paix et en sécurité, toutes sortes de solutions créatives sont possibles. Beaucoup d’idées de souveraineté partagée sont sur la table depuis longtemps. Mais nous nous éloignons chaque jour de ces solutions.

En quoi le monde après Gaza sera-t-il différent du monde d’avant Gaza ? Et cela ne concerne-t-il que le Proche-Orient ?

J’ai récemment fait un entretien sur France Culture, où l’on avait mis face à moi un personnage étrange, présenté comme un avocat spécialiste des droits de l’homme mais défendant ceux qui aujourd’hui commettent les plus graves violations de ces droits humains.

Il argumentait en disant : « Vous et moi sommes des spectateurs, des tiers. » Je lui ai répondu : « Je ne crois pas que nous soyons des spectateurs, nous sommes tous complices de cela. » Ce qui est en jeu à Gaza, c’est notre avenir. Ce n’est pas seulement l’avenir des Palestiniens ou des Israéliens. C’est l’avenir de la société française, de la société britannique, de la société américaine…

Regardez qui sont les personnes qui, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Autriche soutiennent Israël : c’est avant tout l’extrême droite ethno-nationaliste.

La culture d’impunité éhontée dont nous avons été témoins face au génocide à Gaza, exercée non seulement par Israël, mais aussi par tous les pays qui ont permis ce génocide, est profondément préjudiciable à l’ensemble de nos sociétés.

Elle a déjà fait voler en éclats le système international et les architectures mises en place après 1945, et nous nous dirigeons vers une sorte de nihilisme moral où ce qui s’est passé à Gaza pourrait se reproduire, à plus petite échelle mais de façon tout aussi dévastatrice, en de nombreux autres endroits, car ce qui prévaut aujourd’hui, c’est la loi de la jungle et la loi du plus fort. Le monde sombre d’après-Gaza n’est donc pas seulement celui des Palestiniens ou des Israéliens, c’est le nôtre.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*