
Mediapart
Le tribunal de commerce de Bobigny vient de prononcer la liquidation judiciaire de la société qui chapeautait une grosse centaine de structures, œuvrant principalement dans le secteur médico-social. Cette décision ouvre la voie à un démantèlement du conglomérat déjà en grande difficulté.
Florian Espalieu
« Un château de cartes qui s’effondre. » Voilà l’image qui revient pour décrire le placement en liquidation judiciaire de la société Avec SA par le tribunal de commerce de Bobigny, le 8 octobre. Cette structure, fondée et dirigée jusqu’il y a six mois par Bernard Bensaid, est la holding de tête d’un ensemble hétéroclite de plus d’une centaine d’entités, qui salarient près de 10 000 personnes. Avec un gros contingent d’aides à domicile, plusieurs hôpitaux, des centres de santé et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), mais aussi des activités hôtelières et immobilières.
La chute qui menace l’ensemble de l’édifice pourrait être spectaculaire, même si la direction de cette juxtaposition de sociétés privées, d’associations et d’établissements mutualistes a déjà indiqué vouloir faire appel. Le conglomérat qu’elle chapeaute n’en est pas moins mis à mal depuis plusieurs années par des dizaines de placements en redressement judiciaire ou de liquidations, et par deux interdictions de gérer visant son fondateur. Bernard Bensaid devrait aussi passer devant le tribunal correctionnel en 2026 pour détournement de fonds et prise illégale d’intérêts. Et d’autres enquêtes sont encore instruites par le Parquet national financier (PNF).
Si les liens entre toutes les entités de cette gigantesque toile d’araignée au bord de l’effondrement ne sont pas capitalistiques, leur point commun est l’omniprésence du fondateur du réseau ou de ses proches (notamment sa femme et ses enfants). « Je n’ai fait que reprendre des structures comme les aides à domicile ou les Ehpad dont personne ne voulait », assure aujourd’hui Bernard Bensaid à Mediapart.
Le polytechnicien, économiste de formation, a démarré son assemblage à la fin des années 1990. D’abord concentré sur l’immobilier et l’hôtellerie, il opère un virage vers le médico-social vingt ans plus tard. Le « groupe » enchaîne alors les reprises d’activités en difficulté, à l’instar de l’Amapa (Association mosellane d’aide aux personnes âgées et handicapées), récupérée en 2012 à la barre du tribunal de Metz avec ses quelque 5 000 salarié·es, principalement des aides à domicile. L’association est toujours la plus grosse pièce du puzzle Avec.
À chaque reprise, la promesse est la même : des emplois sauvegardés et des économies réalisées grâce à la mutualisation des moyens et à la numérisation. En une décennie, Avec passe d’une trentaine de millions d’euros de chiffre d’affaires annuel à près de 700 millions en 2022. De quoi faire partie du top 10 du secteur médico-social français, assure le groupe.
Détournement de fonds
En réalité, les inquiétudes apparaissent rapidement à propos de la gestion financière dans plusieurs structures chapeautées par Avec. Pendant des années, plaintes et alertes de syndicats, notamment à l’Amapa, s’accumulent. Sans que grand monde s’en émeuve immédiatement.
Mais la dynamique Avec s’enraye à Grenoble, dans un dossier qui a valu à Bernard Bensaid d’être arrêté en janvier 2023 au siège de son groupe, en plein comité exécutif. Il a été mis en examen dans la foulée et, le 2 octobre 2025, le parquet de Grenoble a finalement demandé un procès pour détournement de fonds et prise illégale d’intérêts.
Depuis 2020, l’homme d’affaires est en effet à la tête du Groupe hospitalier mutualiste (GHM) de la ville, un des plus importants établissements privés non lucratifs de France et pilier du système local de soins avec plus de 400 lits, 1 100 salarié·es, 200 médecins et près de 150 millions d’euros d’activité annuelle.
La prise de contrôle de l’établissement a été permise par une manœuvre de substitution entre l’ancien gestionnaire, Adréa, et deux entités mutualistes de la galaxie Avec. En parallèle, un fonds de dotation de 9,2 millions d’euros créé par Doctegestio (ancien nom d’Avec) a été transféré à Adréa.
La Métropole de Grenoble suspecte une vente déguisée. Inquiète pour l’avenir de l’établissement, elle avait tenté de bloquer la cession en 2021. Les syndicats – soutenus par un collectif d’usagers et usagères – ont pour leur part attaqué en justice plusieurs des conventions signées entre la structure gérant le GHM et une autre entité présidée par Bernard Bensaid.
Le parquet a comptabilisé 8 millions d’euros sortis des caisses de la clinique au profit du groupe Avec, sous forme de diverses conventions de services et de prêts. Si 1,6 million d’euros ont pu être rendus au GHM, l’établissement ne reverra sans doute jamais les 6,4 millions restants, selon le parquet.
« Une enquête à charge et une volonté de détruire », dénonce aujourd’hui Bernard Bensaid, qui se dit « très surpris » de la demande de procès formulée par le procureur. « Si je dois aller en correctionnelle, nous gagnerons car je n’ai rien à me reprocher », assure-t-il.
Il certifie que les 6,4 millions litigieux ont été « remboursés au travers d’une cession immobilière ». Bernard Bensaid critique aussi la gestion, qu’il juge « scandaleuse », des administrateurs judiciaires désignés pour s’occuper du GHM.
Si les aides de l’État ont maintenu le GHM à flot après la crise covid, sa situation actuelle est effectivement délicate. L’agence régionale de santé rechigne à aider l’établissement objet de la polémique, selon Thierry Carron, délégué Force ouvrière de celui-ci. « Nous faisons par ailleurs face à un redressement fiscal de 5 millions d’euros, et devons payer 4,5 millions d’euros de dossiers prud’homaux, liés à la direction d’Avec », assure-t-il. Le syndicaliste voit en la décision du parquet de demander un procès une « belle victoire syndicale » contre Bernard Bensaid. « C’est notre plainte qui l’a fait tomber ! », se félicite-t-il.
Le PNF à la manœuvre
Un peu partout en France, plusieurs autres procédures pénales sont en cours, sous la houlette du PNF. À Marseille, la clinique Bonneveine, reprise en 2012, a vu disparaître de sa trésorerie en 2023 plus de 6 millions d’euros, soit la totalité des prêts garantis par l’État dans la période de la pandémie de covid. Les syndicats CGT et Unsa ont porté plainte.
À Toulon, la CGT des Mutuelles de France du Var (MFV), qui gèrent plusieurs établissements dans le département, a fait de même. Dans ce cadre, plusieurs perquisitions ont eu lieu en octobre 2024 aux différents sièges des structures d’Avec, à Paris et à Vincennes (Val-de-Marne) notamment.
Depuis, le PNF s’est emparé d’une autre plainte, déposée en mai dernier par la Direction générale des finances publiques pour des faits de fraude fiscale contre l’association Amapa – cette figure de proue d’Avec est aujourd’hui en redressement judiciaire.
Ces péripéties judiciaires ont précipité les déboires économiques du groupe, déjà endetté. L’administration provisoire du GHM a en effet stoppé en 2023 les remontées de fonds aux autres structures d’Avec, les privant de financement. Et accélérant un flot de redressements judiciaires ou de faillites.
Les deux sociétés situées à Plombières-les-Bains (Vosges) ont ainsi été liquidées fin 2024 et début 2025. Leurs activités thermales et d’hôtellerie-restauration battaient déjà de l’aile, sur fond d’impayés et de crise covid. Outre la perte d’une trentaine d’emplois directs, la commune de 1 500 habitant·es en subit les effets indirects de plein fouet : « Nous sommes une mono-industrie du thermalisme et du tourisme », résume la maire Lydie Barbaux, qui indique que le nombre de séjours est passé de 4 000 en 2019 à 800 en 2024.
« Aujourd’hui, il n’y a plus rien. S’ajoute l’impact psychologique, car les rues sont vides… », déplore l’édile, qui s’inquiète aussi pour les bâtiments appartenant toujours au groupe, évalués à 2 millions d’euros. « Ce sont désormais des ruines et il faudra beaucoup plus pour les remettre en état », plaide la maire. « Ce sera au mandataire judiciaire de décider s’il accepte de les vendre pour un euro, comme la commune nous l’avait proposé », rappelle de son côté Bernard Bensaid.
La branche médicale montée par l’entrepreneur est également en souffrance depuis que sa structure de tête, DG Santé, a été liquidée en mars dernier. De nombreuses entités liées ont dû être cédées ou fermées. La clinique Bonneveine a ainsi été reprise en janvier par le groupe hospitalier marseillais Saint-Joseph, avec ses 250 salarié·es et 137 médecins. Fortes de 350 emplois, les MFV prennent le même chemin : les administrateurs judiciaires, qui ont la main sur le conseil d’administration, doivent examiner plusieurs offres de reprise d’ici la fin de l’année.
Interdictions de gérer
Deux procédures (visant DG optique et Vauban santé) ont, de plus, conduit le tribunal de commerce de Bobigny à prononcer en mai et juillet des interdictions de gérer de six et sept ans contre de Bernard Bensaid. Anticipant ces décisions, l’homme d’affaires avait confié les rênes du groupe au duo Patrick François et Adam Oubuih, chargés de mettre en œuvre un plan de continuation.
Le tandem de hauts fonctionnaires, nommés en mars et mai, n’a pas duré : Adam Oubuih a quitté le navire en juillet après sa nomination comme délégué général de l’agence nationale du développement touristique Atout France. Quelques semaines plus tard, l’assemblée générale du groupe a révoqué la totalité du conseil d’administration, tout en validant le plan de continuation.
Dans sa décision, le tribunal de commerce questionne l’indépendance de l’assemblée générale vis-à-vis de Bernard Bensaid. Il constate aussi « l’opposition unanime des administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires, salariés, contrôleurs, juge-commissaire et ministère public » au plan de continuation, qui prévoyait de faire passer l’effectif de la structure de tête de 37 à 9 salarié·es.
Les représentantes et représentants du personnel s’y sont donc opposés. « Une liquidation n’est agréable pour personne – y compris nous, élus – mais notre rôle est de défendre les salariés et donc le maintien de l’emploi », justifie le secrétaire du conseil économique et social (CSE) auprès de Mediapart.
« D’après l’expertise que nous avions missionnée, le plan ne tenait pas la route, tant sur l’aspect économique que social », souligne-t-il. Le ministère public a également jugé que « le plan proposé ne repos[ait] sur aucune logique économique » et ne répondait « qu’à l’intérêt de M. Bensaid ».
Alors que les aides à domicile ne sont pas payées, nos cadres touchent, eux, des primes à hauteur de leur salaire.
Avant même cette liquidation, la crise de gouvernance s’était propagée à l’Amapa, au travers d’un invraisemblable imbroglio. Convoquée par son président, l’assemblée générale de l’association s’est tenue le 9 septembre dernier. En plus des personnes présentes au siège mosellan du Ban-Saint-Martin (à côté de Metz), plusieurs autres étaient connectées en visioconférence, dont Bernard Bensaid… lequel a déconnecté de la réunion l’ensemble des participant·es, et a immédiatement convoqué une assemblée générale parallèle afin d’élire une nouvelle présidence.
Le litige doit se régler en novembre devant la justice, qui a déjà nommé des administrateurs provisoires. Ces derniers devraient bientôt étudier plusieurs offres de reprise. Pour tourner définitivement la page Avec ?
« Cela fait un moment que ça dure : nous avions déjà écrit à Emmanuel Macron en 2017 », s’exaspère Valérie Lambert. La déléguée CGT continue de batailler pour que les aides à domicile, aux rémunérations plus que modestes, puissent toucher en temps et en heure leur dû – salaires, tickets restaurant et remboursements des trajets professionnels.
« Alors que les aides à domicile ne sont pas payées, nos cadres touchent, eux, des primes à hauteur de leur salaire », tempête la représentante syndicale. Elle se projette déjà vers son prochain combat : « Si nos cadres actuels sont repris, on risque de remettre le couvert [en matière de mauvaise gestion]. Et dans deux ans, nous sommes à nouveau en redressement judiciaire. »
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