Poutine est en train de perdre et il le sait. D’où ses efforts redoubles pour faire croire, à coup de provocations diverses, que l’Europe est au bord d’une guerre avec la Russie.
Voici une excellente analyse de la situation en Ukraine mais aussi en Russie qui a le principal mérite d’argumenter très pertinemment sur ce qu’induit l’échec de l’offensive de l’été par laquelle Poutine visait à débloquer la panne de la guerre d’usure qu’il mène contre l’Ukraine, depuis la défaite de la guerre éclair de 2022.
L’auteur de ce texte, Kirill Rogov, est un Russe qui a été un conseiller du gouvernement de son pays en 2012-2015, mais s’est exilé au moment de l’invasion de l’Ukraine (1). Cet article reproduit dans un blog de Mediapart est tiré du site de son think tank, en russe et en anglais, Re-Russia dont le siège est à Vienne (2).
Extraits.
« L’impasse militaire est le nouveau cadre qui détermine désormais la manière dont la Russie et la communauté internationale appréhendent l’état actuel du conflit. Elle invalide les arguments de ceux qui s’opposent à l’aide militaire à l’Ukraine, elle renforce la discipline au sein de la coalition des sanctions, elle modifie l’ordre du jour des négociations potentielles visant à geler le conflit et place Poutine devant un choix difficile : une grave crise financière d’ici la fin de l’année prochaine ou l’abandon d’une nouvelle tentative pour s’emparer du nord du Donbass. »
« Après s’être concentrée sur la conquête du reste du Donbass depuis fin 2023, l’armée russe, en près de deux ans de combats, n’a conquis que 6 500 kilomètres carrés (un chiffre que même les petits enfants connaîtront bientôt). Alors même que chaque année d’offensive lui coûte (selon des estimations approximatives mais pertinentes) 8 à 10 % du PIB (160 à 200 milliards de dollars) et environ 350 000 pertes, tuées ou blessées. L’idée qu’une telle offensive ressemble plutôt à une défaite est devenue de plus en plus populaire parmi les analystes ces derniers mois. Et maintenant, le blogueur le plus important de la planète en a fait un lieu commun et une évidence partagée. »
« L’impasse militaire constitue le nouveau cadre général permettant de comprendre la phase actuelle du conflit. La Russie est en train de perdre la guerre en termes de capacité à atteindre ses objectifs, ce qui constitue sans conteste une défaite pour une « grande puissance » qui a également sacrifié sa position sur les marchés mondiaux et dans la division mondiale du travail au nom de ses objectifs. Cela sape beaucoup des arguments de ceux qui s’opposent à l’aide militaire à l’Ukraine, affermit la volonté de la société ukrainienne, lance un signal important pour renforcer la coalition des sanctions et encourage les pays qui ne font pas partie de cette coalition à faire preuve de plus de loyauté à l’égard de ses exigences. D’autant plus que la marge de manœuvre pour échapper aux sanctions diminue à mesure que les marchés mondiaux s’adaptent à la diminution de la part des approvisionnements russes. Ce processus est particulièrement évident dans deux secteurs cruciaux pour le commerce extérieur russe : le pétrole et le gaz, ainsi que la métallurgie.
La nouvelle compréhension du cadre du conflit modifie fondamentalement l’ordre du jour des négociations potentielles sur la paix future. Les exigences russes, formulées au printemps dernier, sont désormais sans objet, même dans un format réduit. Leur principal argument de négociation – l’imminente offensive estivale – est partie en fumée. Et la seule véritable base pour d’éventuelles négociations – non pas la paix, mais un gel du conflit (puisqu’aucune des deux parties n’accepte son issue actuelle) – est la reconnaissance de l’impossibilité pour les deux camps de changer la ligne de front à l’heure actuelle.
Pour renverser cette nouvelle perception de la situation, Poutine devrait décider de lancer une nouvelle année d’opérations offensives dans le Donbass pour à cette occasion démontrer enfin son avantage militaire. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé cette année, bien peu croiront à son succès, et ce scepticisme se reflétera sans aucun doute dans le climat politique intérieur comme dans le contexte extérieur. »
« Poutine ne peut répondre à cette nouvelle situation qu’en créant une menace militaire contre l’Europe elle-même. Puisque la disparition du récit de la défaite imminente de l’Ukraine dans une « guerre d’usure » ne justifie plus l’argument selon lequel un soutien militaire à Kiev est inutile, le nouvel argument est la menace d’un conflit direct avec la Russie, un défi auquel l’Europe n’aurait actuellement absolument pas les moyens de répondre. Cependant, l’escalade et la politique de danse au bord de l’abîme que pratique actuellement la Russie pourraient également se retourner contre elle si la peur de l’Europe se traduisait par une mobilisation des électeurs plutôt que par une paralysie de sa volonté politique. Dans ce cas, cela donnerait plus de crédibilité aux arguments des responsables politiques européens en faveur de la nécessité d’augmenter les dépenses de défense.
Grâce au courage de l’Ukraine, à la résilience de la coalition européenne et, bien sûr, aux drones, la guerre d’usure [sur laquelle tablait Poutine] s’est avérée être une arme à double tranchant. »
Notes.
(1) Parcours de Kirill Rogov.
« Kirill Rogov est un analyste politique renommé en Russie, souvent cité en Occident par The Economist, le New York Times et le Washington Post. Il publie régulièrement ses chroniques et analyses dans Forbes Russia, Vedomosti, Novaya Gazeta, RBC, ainsi que dans la Süddeutsche Zeitung et le Financial Times.
Il est chercheur senior à la Fondation INDEM et membre du conseil d’administration de la Fondation Liberal Mission.
À la fin des années 1990, il a commencé sa carrière dans le journalisme. En 1998, il a cofondé le portail d’actualités et d’opinions « Polit.Ru » (et en a été le rédacteur en chef de 1998 à 2003). Polit.Ru a été l’un des premiers sites d’information en ligne russes et a joué un rôle de premier plan dans le développement du journalisme en ligne et des médias indépendants en Russie, offrant à l’époque la principale plateforme de discussion entre experts libéraux russes. Au cours des années 2000, M. Rogov a été chroniqueur pour le principal quotidien économique russe Vedomosti, et de 2005 à 2007, il a été rédacteur en chef adjoint du quotidien Kommersant, un autre grand journal russe. Pendant son séjour à Kommersant, il a lancé et supervisé la page « Commentaires et opinions ».
De 2007 à 2015, il a été chercheur principal à l’Institut de politique économique (Institut Gaidar) et à l’Académie présidentielle russe d’économie nationale et d’administration publique (RANEPA). En 2012-2013, il a coordonné les travaux de l’Institut Gaidar sur les rapports de développement économique russe pour le gouvernement russe et le ministère du Développement économique. En 2015, il a édité le rapport analytique « Suivi de la situation économique actuelle » publié par l’Institut Gaidar et la RANEPA.
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