
Arguments pour la lutte sociale |
Depuis l’arrivée au pouvoir de Trump II, un nombre croissant de commentaires, d’informations et d’analyses ont été produits, même en langue française, sur les idéologues de la Silicon Valley devenus des extrémistes de droite, mais d’un nouveau genre, ayant joué un rôle décisif dans sa réélection. Cet intérêt s’est fixé d’abord sur Elon Musk mais il est vite apparu qu’Elon Musk n’est, en quelque sorte, que la partie la plus visible d’un iceberg, ou plutôt d’une tribu, de désaxés qui ne sont ni plus ni moins que les types les plus riches du monde. Son conflit spectaculaire avec Trump après qu’il a eu lancé le démantèlement de la fonction publique aux Etats-Unis, d’ailleurs suivi d’un rabibochage fragile, tout aussi infantile dans la forme, lors de la cérémonie à grand spectacle à la mémoire de Charlie Kirk, n’a pas mis fin à cette prise de conscience car il s’agit d’une conjonction de forces sociales tout à fait fondamentale, entre la pointe de la pyramide du capital financier, les « capital-risqueurs », et la masse MAGA et religieuse de la base trumpiste, conjonction qui fonctionne avec ou sans Musk. Parmi les publications parues à ce sujet, signalons surtout des traductions de l’anglais : l’article de Naomie Klein et Astra Taylor, La montée du fascisme de la fin des temps, le livre de Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’Apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil 2025, paru en anglais en 2022), ouvrage centré sur le sécessionnisme libertarien et les villes fermées pour riches, et, directement en langue française, Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, éditions Divergences, de Nastasia Hadjaoui et Olivier Tesquet, et, au Seuil, Cyberpunk. Le nouveau pouvoir totalitaire, de Asma Mhalla, et, en remontant un peu en arrière, les travaux du sociologue Fred Turner sur la culture de la Silicon Valley (Aux sources de l’utopie numérique : De la contre culture à la cyberculture, C&F éditions, 2013). Le site Grand continent, qui représente le secteur politico-idéologique qui voudrait ne pas abandonner le libéralisme politique tout en gardant le libéralisme économique, est une ressource clef, en langue française, et souvent « en temps réel », sur les textes produits par ces messieurs les gourous de la Silicon Valley. Il commence même à se produire un effet éditorial de mode, auquel il convient de faire attention, car il n’est pas sans cultiver une certaine fascination analogue à celle de l’esthétique futuriste du premier fascisme italien, fascination nourrie par la science-fiction dystopique, qui est, ouvertement, une source d’inspiration pour le gang de Peter Thiel notamment, alors que ses auteurs, s’ils pensaient peut-être dessiner un avenir possible, l’entendaient comme un cauchemar dans le cas de Blade Runner de Philip K. Dick (1966), mais qui, avec Necromancien de William Gibson (1984), fournit le livre clef de l’idéologie et de l’esthétique « cyberpunk » … Peter Thiel. Peter Thiel est le principal nom qui émerge sitôt que l’on examine les idéologues de la Silicon Valley et la réaction contemporaine la plus extrême. Il n’est pas le plus connu du grand public (c’est Musk, et Kurtis Yarvin est cité plus souvent par les divers commentateurs), mais il est le plus important, pour trois raisons. Il est lui-même un capitaliste de tout premier plan de la « tech », ayant fondé PayPal en 1998 avec Max Levchin, puis divers fonds d’investissements en « capital-risque », est devenu le premier investisseur extérieur, et membre du conseil de direction, de Facebook puis Meta, et fonde, en 2004, Palantir, du nom d’une pierre magique chez Tolkien dans le Seigneur des anneaux, principale société de collecte de données individuelles qui travaille notamment avec la police américaine, et sert actuellement à « profiler » migrants et opposants à Trump : interrogé par un journaliste lui demandant si Palantir n’est pas le prête-nom des services US de renseignement, CIA, FBI et NSA, il répondait, avant même l’avènement de Trump II, que c’était l’inverse et que ce sont les agences d’Etat les prête-noms de Palantir ! Deuxième raison de son importance, Thiel est celui qui a mis le pied à l’étrier, coaché ou aidé de manière décisive plusieurs personnages clefs, à commencer par Musk en personne, qui fut son concurrent puis son allié au tournant des XX° et XXI° siècles et dont il a financé notamment le lancement de SpaceX et Starlink. Musk l’a largement dépassé par le capital qu’il a accumulé et sa fortune personnelle, mais Thiel a été un levier clef pour lui. Et c’est probablement lui qui a mis Trump et Musk en relation. Ses poulains financiers sont aussi des investissements politiques, formés et lancés par lui : en 2022 il finance deux candidats républicains, également placés à la tête d’entreprises de la « tech » et de la distribution, Blake Master en Arizona, qui ne percera pas, et James David Vance dans l’Ohio, devenu depuis vice-président de Trump, un personnage central, qui déclare aussi avoir été converti au catholicisme par les conférences données par Thiel dans la Silicon Valley, en 2016. Tlon Corp, entreprise du net promouvant le « féodalisme digital », dirigée par le sulfureux Kurtis Yarvin, est également financé par le « capital-risque » de Thiel, et Yarvin est donc un Thiel boy. Troisième raison : Thiel est probablement le plus gros producteur de thèmes idéologiques, formant au total un ensemble non pas cohérent, mais riche et coloré, d’idées, de fantasmes, de rengaines, dans lesquels s’articulent les éléments du fascisme apocalyptique 2.0. Il y a une « pensée Thiel », même si j’hésite à le qualifier de « penseur » : ses pensées forment, de son point de vue, et comme toute chose selon lui, un capital, voire un « capital-risque », une box dans laquelle puiser pour apporter des munitions au combat mondial du capital contre ses ennemis, qui est pour lui le combat mondial préparant la révélation ultime – l’Apocalypse – contre l’Antéchrist et ses figures. Comme avec la SF dystopique, il est facile de fantasmer sur la « Thiel idéologie » : Apocalypse, fin des temps, surhumanité, les mêmes à la Musk se présentent chez lui avant Musk, sous une forme apparemment raffinée et sérieuse. Mais pour comprendre à quoi on a réellement affaire – pour comprendre le fascisme 2.0, le fascisme du XXI° siècle, le fascisme qui assume la fin des temps et qui le dit – sans céder à la fabulation verbeuse, la bonne porte d’entrée n’est pas l’Apocalypse de Jean selon Thiel, dont je parlerai, mais plus loin. ![]() Zero to One. La bonne porte d’entrée, c’est une chance, est le petit manuel de « fondateur d’entreprise de capital-risque », qu’un libraire mercantile hésiterait à mettre au rayon « développement personnel » à côté des coachs et des gourous, ou au rayon « économie » façon HEC, qu’a écrit Thiel. Sorti aux Etats-Unis en 2014, co-signé avec Blake Masters, Zero to One est le seul ouvrage important de Thiel paru en français, en 2016 chez J.C Lattès, collection J’ai lu. Un qui l’a lu et en aurait fait son livre de chevet, n’est autre que Pierre-Edouard Stérin, qui se veut catholique comme lui, et cherche en France à financer l’union des droites, son arrivée au pouvoir et les spectacles façon « Murmures de la Cité ». Cette porte d’entrée dans la nébuleuse et saugrenue « pensée Thiel » est la bonne, car le capitaliste Thiel y développe ses conceptions, qu’il pense géniales et supérieures au commun des mortels, et y exhibe des contradictions, qu’un lecteur sérieux de Marx ne peut que trouver, avec le plus grand intérêt, transparentes. Thiel lui-même ne comprend pas ce qu’il fait, ni ce qu’il dit, en tant que faisant fonction du capital risque, mais il ressent de vrais problèmes, qu’il entend résoudre par la fuite en avant fasciste 2.0. Franchissons donc ce seuil. ![]() Pour le monopole, contre la concurrence ; pour la technologie, contre la mondialisation. Immédiatement, nous comprenons en quoi Thiel se distingue des idéologues ordinaires du libéralisme économique, et même de beaucoup de libertariens : la concurrence le gonfle, elle n’est pas, pour lui, « libre et non faussée » comme le dit le traité de Maastricht (pour lequel il professe le plus grand mépris), mais elle est moutonnière, pavlovienne et mimétique, ne suscitant pas le progrès, mais la répétition, ne modifiant pas la qualité du monde, mais la quantité des choses dans le monde. Le capitalisme dit de libre concurrence est rejeté par lui dans la même catégorie que la démocratie et que le collectivisme, celle de l’uniformité. A la concurrence, il préfère le monopole, tout en déplorant que les vrais monopoleurs tiennent un discours trompeur les faisant passer pour pas si puissants que cela, à l’instar de Google cherchant à se faire passer pour un simple acteur technologique dans un monde impitoyable. Le monopole est lié par Thiel, non à la rente (foncière, immobilière, mafieuse, minière, pétrolière, numérique surtout) ou à l’alliance avec l’Etat, qui en sont les caractéristiques réelles les plus fréquentes, y compris voire surtout chez lui-même et les gourous de la Silicon Valley, mais à l’invention technologique constituant en principe une création brute. L’opposition monopole-concurrence est donc complétée par l’opposition technologie-mondialisation, et là, second écart par rapport à l’idéologie dominante des dernière décennies : la mondialisation emmerde Thiel, car elle ne fait qu’étendre quantitativement les mêmes choses, en un processus continu d’imitation, incarné pour lui, notamment (et d’une manière très illusoire qui exprime bien les faiblesses du business man yankee croyant que les prouesses technologiques lui sont réservées !), par la Chine. On l’aura compris, Thiel se prend pour un créateur absolu, un « fondateur », ce que symbolise le titre du livre : le futur, entendu comme un monde différent ne répétant pas le présent, est créé par ceux qui sautent de 0 à 1, ex nihilo, pas par les suivistes et les perfectionneurs de l’existant, la foule, qui, eux, ne font que répéter les 1 une fois ceux-ci créés, comme ils l’ont appris à l’école, et qui montent peu à peu de 1 à n, puis à n + 1, et ainsi de suite. Le monde selon Thiel se veut binaire et non pas pluriel … Le spleen de Thiel envers le capitalisme. Au chapitre IV de Zero to One, Peter Thiel s’adonne à une typologie binaire des mentalités humaines, des formations sociales, et des philosophies, croisant deux binômes, optimiste-pessimiste et défini-indéfini, ce qui donne donc quatre cases, où tout ranger : l’Amérique des trente glorieuses et la philosophie allemande révolutionnaire de Hegel et de Marx étaient « optimistes définies », sachant ou croyant savoir ce qu’ils voulaient réaliser, alors que la Chine contemporaine et la philosophie classique (Platon, Aristote) sont « pessimistes définies », sachant ou croyant savoir ce qu’ils veulent éviter, et par contre, l’Amérique contemporaine et le libéralisme classique, réformiste ou libertarien – Rawls ou Nozick- sont « optimistes indéfinis », croyant au progrès sans en discerner les voies – d’où cette critique de la finance boursière dominante ayant accumulé des masses de capital-argent, qu’elle ne sait plus qu’en faire, ce qui est très juste -, alors que les « pessimistes indéfinis » sont paralysés ou théorisent le retrait, tels les matérialistes de l’Antiquité (Epicure, Lucrèce) : c’est l’Europe, et singulièrement les institutions de l’UE, qui sont, comme monde social et continent, frappés aujourd’hui de cette atonie passive, indécise et peureuse, censé caractériser la bureaucratie en général, et la bureaucratie professorale en particulier. Si l’Europe est foutue, et la Chine imitatrice et méfiante, on aura compris que Thiel penche pour le retour à un véritable optimisme défini pour les Etats-Unis, qu’il pense sans doute leur apporter. La vision globale de la période ouverte depuis 1968-1973 n’est donc pas du tout, chez lui, marquée par l’optimisme béat sur la « mondialisation » qui a longtemps prévalu : le ralentissement européen, et la marche en aveugle de la finance optimiste mais indéfinie, se complètent pour décrire ce qui apparaît, en termes économiques, comme une longue « phase » B » dépressive dont on n’est jamais sorti : tout en se réservant « l’optionnalité illimitée » que confère l’accumulation de capital-argent, il se trouve que « Personne au sein de la chaîne, à aucun moment, ne sait que faire de cet argent dans l’économie réelle. » Thiel pense avoir la clef pour sortir de cette situation, mais avant de voir en quoi consiste celle-ci, penchons-nous sur la manière dont il n’enjolive en rien le capitalisme contemporain. Très clairement, pour lui, il n’y a plus, depuis la « mondialisation », de progrès techniques révolutionnaires modifiant les fondements de la vie. L’informatique et les communications, les ordinateurs portables et les téléphones et smartphones, sont la généralisation quantitative de procédés préexistants, pas une révolution technologique, industrielle ou biopolitique : rien de tout cela. Pour Thiel, et c’est un très grave problème, nous sommes dans une phase de ralentissement ! Ce ralentissement de l’accumulation-transformation technologique réelle a commencé au tournant des années 1970 et, loin d’être surmonté, s’est accentué avec l’avènement de la sphère Internet. La tech, modèle Silicon Valley, est l’exception : Thiel pense, on va y revenir, avoir « créé », lui et quelques autres, du nouveau réellement nouveau, sautant de 0 à 1. Mais dans un créneau limité, il en convient. Le ralentissement de ce qu’il appelle l’innovation affecte selon lui les biotechnologies, sur lesquelles on avait envisagé une quatrième révolution industrielle vers l’an 2000, laquelle n’a pas eu lieu, car le champ du biologique est encore trop indéfini : les start-up de la biotechnologie n’ont pas émergé comme celles du logiciel, les premières n’engendrant et n’étant inspirées que par des individus électrons libres de laboratoires subventionnés, donc limités, les secondes l’étant par les créateurs « geeks et passionnés » dans lesquels il se classe. Cette critique s’étend à l’ « économie verte », censée assurer la « transition » énergétique et écologique. Thiel ne croit pas au capitalisme vert et souligne le piétinement des énergies renouvelables : « Au lieu d’une planète plus saine, nous avons récolté une énorme bulle des technologies propres. » qui s’ajoutent aux anciennes, « sales », sans les remplacer. C’est pertinent … Une exception qui ne change pas la règle serait, selon Thiel, Tesla, conception innovante due à Musk (qui ne l’a pas conçue mais a connecté capitaux et « créateurs »). Ce scepticisme s’étend aussi à l’IA – ce livre fut écrit en 2014 mais l’explosion de l’IA n’a pas fait changer d’avis Thiel depuis : l’IA ne fait qu’ajouter une quantité de procédures et d’objets, et d’énergie consommée, supplémentaire, et incite à la paresse, alors que la bonne combinaison entre logiciel et cerveau humain serait illustrée par l’art policier de la surveillance généralisée version Palantir … Thiel se fait du souci pour l’accumulation capitaliste. Le spleen de Thiel porte un nom chez Marx : tendance à la baisse du taux général de profit. Laquelle est la réalité, cyclique mais montante, de l’époque actuelle : il faut investir toujours plus pour un profit proportionnellement toujours moindre, et aucune des bulles successives et des généralisations techno-organisationnelles de l’informatique et des coms’ n’a pallié cette tendance, bien au contraire, depuis des décennies. La « phase B » continue, il n’y a pas de « nouvelle onde longue » mais la crise de 2008 et ses suites. Nous avons chez Thiel la perception, le sentiment, la préscience, de l’obsolescence du capitalisme. Voilà le point clef que la plupart de ses commentateurs critiques ne voient pas. Fétichisme monétaire. Voici donc l’un des plus importants capitalistes du monde, à la fois en tant que pur capitaliste et par son influence politique voire culturelle, pour qui les mécanismes dominants du capitalisme conduisent au blocage, et qui ne voit pour en sortir que l’intervention quasi magique des « créateurs » ou « fondateurs ». A l’élément de lucidité rampante – la conscience, ou plutôt la prescience, de la tendance à la baisse du taux général de profit – se juxtapose immédiatement le fétichisme monétaire porté à la puissance 2. Le premier paragraphe du chapitre 7 est exemplaire des procédés de bonimenteur de foire de Thiel, qui, à n’en pas douter, ont marché dans les conférences vespérales entre speedés de la Silicon Valley : « L’argent créé de l’argent. « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » (Mathieu 25 :29). Albert Einstein va dans le même sens quand il affirme que les intérêts composés sont « la plus grande découverte mathématique de tous les temps » et même « la force la plus puissante de l’univers ». Quelle que soit votre version préférée, le message ne peut pas vous échapper : ne sous-estimez jamais une croissance exponentielle. En réalité, rien ne prouve qu’Einstein ait jamais prononcé aucune de ces deux phrases – ces citations sont tout à fait apocryphes. Mais le fait même qu’on les lui attribue renforce le message : ayant investi le capital de toute une brillante vie, Einstein continue d’en toucher les intérêts depuis la tombe en se voyant attribuer le crédit de propos qu’il n’a jamais tenus. » Albert Einstein, mathématicien sérieux et socialiste antistalinien, n’a non seulement jamais prononcé de telles bêtises, mais il était impossible qu’il les prononçât : Thiel ne fait que gaspiller le « crédit » qu’il lui prête en expliquant que quoi qu’il ait dit ou pas dit c’est pareil ! La fable des intérêts composés croissant éternellement est aussi vieille que le fétichisme du capital produisant des intérêts, de l’argent produisant de l’argent, A-A’ (Argent-Argent plus survaleur) comme disait Marx, et toujours aussi risible. Nous avons d’autre part, avec la citation de l’Evangile de Mathieu, la seule allusion biblique directe de Zero to One, mais très significative. Cette parabole, que l’on retrouve dans Mathieu, 13 :12, et dans Luc, 19 :26, n’est évidemment pas un appel de Jésus à investir un capital-risque ni même à placer son argent en banque, mais elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire une parabole parmi d’autres analogues, expliquant par des images qu’il faut faire fructifier et ne pas garder pour soi le don de la parole christique. Le point important ici est que pour Thiel, tout est « capital », et surtout une « brillante vie », comme Einstein. Le capital c’est de l’argent et l’argent c’est de la valeur : qu’est-ce que la valeur pour Thiel ? C’est le potentiel d’enrichissement futur, une promesse gagée sur l’avenir, des intérêts « exponentiels », où l’excellence, ou plutôt la magie, du fondateur, lui procurera à lui et son entreprise, toujours plus d’argent, pour les siècles des siècles. Le fétichisme est à son apogée : toute relation entre la valeur et le travail humain a disparu, ainsi qu’entre la valeur et le temps de travail socialement nécessaire au moment présent : le travail humain ne fait pas partie de la magie par laquelle 0 devient 1 ! La valeur est ici anticipation, comme en bourse (gagée sur le travail humain futur, ce qu’ignore Thiel !). La bonne anticipation est celle qui mise sur une création, un saut de 0 à 1 : la valeur est donc celle de l’individu créateur, auquel sa création procurera un monopole. En matière de fétichisme, l’oncle Picsou est largement surclassé : Thiel se considère lui-même comme un capital-argent créant de l’argent ! De bien petits inventeurs en vérité … Mais quelles sont ces trouvailles « technologiques » qui conduisent le « créateur » à devenir un capital-argent incarné impulsant une croissance « exponentielle », monopolistique et royale ? Dans le cas de Peter Thiel, c’est PayPal : d’abord, en 1998, un système de paiement par mails, puis, un peu plus tard, un site dédié. Dans le cas de Pierre-Edouard Stérin, la réplique franchouillarde de Peter Thiel, la SmartBox : un système de ventes de séjours hôteliers comme cadeaux. C’est assez clownesque : on voit que ces grands « technologues » n’ont inventé ni la machine à vapeur, ni la bicyclette, ni les semi-conducteurs et les transistors, ni les codes informatiques qu’ils utilisent, en fait en mode « n+1 » comme dirait Thiel. Avec Palantir, les ingénieurs travaillant pour Thiel lui font un système de mise en réseau et de connexions. Mises en réseaux, connexions, ad infinitum et ad nauseam : voilà ce dont il s’agit. La manière dont une innovation technique, ou organisationnelle, ou, le plus souvent, technico-organisationnelle, permet à l’entreprise qui l’emploie la première de dégager des surprofits par rapport au profit moyen, tout en vendant moins cher en général, a été exposée par Marx aux livres I et III du Capital : mais l’innovation, en se généralisant par la concurrence, conduit à recalibrer le taux général de profit, à la baisse – les surprofits alors se tarissent. La formidable fiction idéologique du créateur ex nihilo bouleversant le monde se ramène … à ça. On comprend comment le capitaliste Thiel oscille entre le spleen et la magie, la magie et le spleen … Très significativement, Thiel consacre tout un chapitre de Zero to One à prendre la défense des vendeurs : le produit ne se vend pas tout seul, et le vrai créateur est aussi un « vendeur de soi-même » (logique, puisque ce monsieur est le capital incarné !). La vente, c’est magique et c’est indispensable, c’est une activité en soi – en fait la principale : la technologie n’est qu’un accessoire facultatif de la vente dans les trouvailles des Thiel et des Stérin, qui prétendent sincèrement incarner la technologie en incarnant le capital ! Il faudrait donc se départir de l’image négative de l’arnaqueur qui place au porte-à-porte des voitures d’occasion, nous explique Thiel : mais le cordon ombilical qui le relie à l’arnaqueur bonimenteur reste très visible ! Le domaine clef par lequel les « créateurs », à l’âge du capitalisme saturé dont l’accumulation illimitée devient proportionnellement de moins en moins rentable, c’est donc la circulation, à savoir le fait que la circulation aille de plus en plus vite – le temps, qui, comme dit le proverbe, est de l’argent, doit devenir du capital, du capital-risque, du capital postulant la croissance « exponentielle » … pour se sortir du pétrin ! – la question du temps et de l’accélération est celle du livre II du Capital de Marx, qui éclaire cette psychologie et cette pratique bien qu’elles aient connu une suramplification depuis. Dans plusieurs articles, Thiel présente la mer, le cloud et l’espace (avec la planète Mars) comme les nouveaux champs de l’investissement en capital, mais il ne s’agit pas, là non plus, de technologie à proprement parler, ni même d’exploration en tant que découverte, mais bien d’exutoire à une circulation accélérée, dont la surconsommation par des communautés de milliardaires, dans des îles privatisées et/ou artificielles, serait un des aspects. Accumulation, circulation, et, résumant l’une et l’autre, accélération, telles sont les vraies divinités de ce culte aveugle qui préconise de foncer, à toute allure, toujours plus fort … dans leur propre vide ! ![]() The Kings. Les incarnations de ces divinités abstraites véritables, c’est-à-dire les faisant fonction de l’accumulation-circulation- Le staff formé par Thiel dans PayPall doit avoir tant une Weltanschaung qu’une coolitude en commun : pas de costar cravatte, mais des sweats à capuche, distinguant des « individus sortant de l’ordinaire » ! Ainsi fut formée, revendique Thiel, ce qui fut appelé la mafia PayPall : il assume qu’on qualifie son gang de mafia et de secte, reconnaissant parfaitement cette dimension. Tous sont des « collaborateurs », comme on dit dans les « entreprises », oeuvrant dans des open space, et ce schéma est imposé du haut en bas de la hiérarchie. Pas de syndicats, bien entendu (Thiel n’en dit tout simplement pas un mot) : ils sont de facto interdits en Silicon Valley (aussi bien quand le boss est démocrate et « sociétalement » ouvert). Ces individus extraordinaires (et pourtant en réalité si conformes!) sont borderline : ils oscillent entre le rôle social de Chef charismatique et celui de marginal devenant un bouc émissaire. Dans les deux cas, souvent Aspergers – on pense bien sûr à Elon Musk. Cette bipolarité psychosociale définit les « fondateurs », ceux que l’opinion publique américaine appelle de manière plus réaliste des « oligarques », entre lesquels se déroulent des « bromances », collaboration et rivalité explosive combinant amour-haine, dans laquelle la sexualité (y compris dans le plus célèbre duo, Trump-Musk !) est sous-jacente et souvent évidente – une sexualité tendanciellement plutôt inter-masculine, l’affirmation de virilité participant pleinement de cette dimension. Thiel n’explicite pas cette dimension sexuelle pourtant évidente, mais il est à noter que les femmes ne sont que très faiblement présentes dans le chapitre qu’il consacre aux « fondateurs », l’avant-dernier de Zero to One, et elles le sont d’une manière bien précise : soit comme proies – une illustration montre le fondateur de Virgin Records, Richard Branson, embarquant une belle, soulevée dans ses bras- soit comme « princesses » : les deux femmes signalées, parmi une bonne douzaine de « fondateurs » oligarchiques, Britney Spear et Amy Whinehouse, le sont pour illustrer la destruction qui menace les personnalités charismatiques. Force est de constater que les femmes ne sont pas royales, mais princières, et qu’une princesse ça déchoit souvent. Une personnalité telle que Taylor Swift, stabilisée dans une représentation de puissance qui fait front à la domination masculine, ne saurait exister ici. C’est bien une sorte de caste royale que cherche à définir Thiel. Les manifestants américains des 14 juin et 18 octobre 2025 qui, par millions et millions, s’unissent derrière le mot- d’ordre No Kings, font preuve d’un sûr instinct démocratique révolutionnaire. ![]() Cette thématique monarchiste, qui chante aux oreilles de Donald Trump, a pour spécialiste idéologique le Thiel boy qu’est Curtis Yarvin, dont les productions sont en fait d’une grande pauvreté intellectuelle. Il répète que l’Etat ne peut pas fonctionner comme démocratie, mais comme monarchie, sur le modèle de l’entreprise capitaliste qui est, par essence – et ceci est vrai – monarchique. La formule Start up nation, chez Macron, est apparentée à cette conception, et nous signale l’amorce macronienne de l’illibéralisme, les situations politiques française et européenne lui ayant interdit d’aller trop loin dans cette voie. Yarvin, par le look ténébreux se voulant tempétueux et sulfureux et l’obscurité affectée des propos, y compris son rididule pseudonyme – Mencius Moldbug ! – est un sous-produit de cette offensive idéologique, dont la cible est la démocratie. Il passe pour le principal « fondateur » du concept de « Gaza-Riviera » … Dans l’élite des « fondateurs », il ne saurait y avoir égalité. Chacun se voit attribuer une responsabilité claire par le chef, c’est-à-dire le roi. C’est le règne des rois qu’appelle, explicitement, Thiel. La bipolarité du fondateur culmine dans celle du roi : il est le chef et il est le sacrifié, le bouc émissaire. Il peut revenir après avoir été exécuté : c’est le « retour du roi ». Ce titre de la troisième partie du Seigneur des anneaux de Tolkien montre l’accession à la royauté effective du coureur des bois Aragorn. Thiel le reprend bien entendu sciemment, et nous présente comme exemple emblématique d’un « retour du roi » le rappel de Steve Jobs à la tête d’Apple, banni en 1995 et rappelé en 1997, qui « invente » ensuite l’Ipod, l’Iphone et l’Ipad. Le cinglé charismatique est indispensable : à lui le pouvoir. Derrière Aragorn et Steve Jobs, c’est bien une certaine conception de la figure christique – le crucifié maudit, bouc émissaire qui reviendra en Majesté, l’archétype idéologique présent entre ces lignes : nous pouvons maintenant quitter Zero to One et examiner le fond de sauce ésotérique de la Thiel idéology. Ingrédients du fond de sauce de Thiel. On aura peut-être reconnu, dans ce qui précède, des formules provenant de l’auteur français René Girard : la concurrence mimétique et le bouc émissaire. Il est devenu assez banal de dire que Peter Thiel serait un disciple de René Girard. A vrai dire, Thiel n’est le disciple de personne hors de son portefeuille de « valeurs » auquel il s’identifie. Dans un article de 2007, The Straussian Moment – signé par Thiel en sa qualité de président de Clarium Investment : il a voulu souligner que c’est bien le gestionnaire de fonds qui parle – Thiel dessine une sorte de généalogie sommaire de penseurs capitalistes. Avant de voir celle-ci, notons bien qu’il fait cela suite au choc des attentats du 11 septembre 2001. Selon lui, l’Occident serait désarmé fâce à de vrais religieux pour qui l’important est l’au-delà, le paradis. Tout indique en fait que Thiel a été impressionné par le millénarisme apocalyptique moderne (et nullement médiéval) des islamistes d’al-Qaeda puis de Daesh. De fait, les analogies entre islamisme et fondamentalisme chrétien sont évidentes, et cela y compris dans l’imagerie moderniste, futuriste, de fer et de feu, des clips de Daesh. Filiation inavouable puisque l’islam est censé être l’altérité ennemie dans la vision du monde néoconservatrice à laquelle, en l’occurrence, adhère Thiel. C’est l’Occident, et même seulement l’Amérique, entendue comme les Etats-Unis, qu’il veut sauver. La parenté fondamentale de l’héritage religieux et culturel des trois monothéismes, et donc les analogies structurelles entre leurs formes modernes d’eschatologie destructrice, lui échappent donc, mais elles n’en sont pas moins à l’œuvre. La généalogie sommaire de l’article de 2007 comporte d’abord John Locke, récusé en tant que penseur classique du libéralisme économique et politique. Les Lumières n’ont été que ramollissement de l’Occident et perte de la foi, avènement de l’uniformité mimétique de la modernité capitaliste et démocratique. En réaction à ce déclin, Thiel valorise d’abord Carl Schmitt, théoricien catholique de la dictature (le pouvoir « décisionnel ») qui fut aussi un authentique nazi. Mais Carl Schmitt, en voulant retrouver le sens de l’ « Ennemi » censé refonder une vraie politique, veut nous ramener à un stade antérieur (le temps des Croisades), ce qui n’est pas possible. Thiel passe alors à Léo Strauss, le principal théoricien des néoconservateurs américains dans la mesure où ceux-ci ont fait de la « philosophie politique », issu du judaïsme et ayant fui le nazisme. Strauss, de manière cryptée – il a en effet disserté sur l’ésotérisme chez les philosophes ne disant pas tout de ce qu’ils pensent – suggérerait un retour aux données de base du monothéisme « actif » et vivant : recherche de la vertu, croyance en une vérité, importance de l’au-delà et de l’eschatologie. Mais ce serait René Girard, essayiste catholique français, qui irait le plus loin en montrant en quoi l’humanité est mimétique et fait société par la violence mimétique exercée contre le bouc émissaire, jusqu’à ce que le Christ choisisse lui-même de polariser cette violence, pour annoncer sa fin ultime à venir, lors de la fin des temps. Tout cela, à vrai dire, a surtout pour effet de construire autour de Thiel une espèce d’aura mystérieuse, à défaut de dégager des lignes claires de pensée, fut-elle religieuse. La construction politico-religieuse de Thiel n’est jamais exposée systématiquement par lui, et il est assez amusant qu’il ait récemment protesté contre une « fuite », l’un de ses auditeurs ayant rendu publiques les notes d’une conférence confidentielle où il était question de la fin des temps. Cet ésotérisme cache … peu de choses : il est assez facile de reconstituer systématiquement le tissu de références bibliques donnant in fine la conception « thielesque » de l’époque actuelle, prélude à la fin des temps, ce qui nous permettra ensuite, pour en terminer avec lui, de présenter sa « théorie de l’histoire ». Apocalypse. L’ensemble s’organise très clairement, bien que Thiel refuse tout exposé clair, autour des notions religieuses d’Apocalypse, d’Armageddon, d’Antéchrist, de Katechon. Dans les représentations populaires courantes, Apocalypse veut dire catastrophe, et la représentation courante est celle d’un film catastrophe à l’échelle mondiale. Mais le mot grec veut dire révélation, dévoilement de la vérité, et désigne plutôt ce qui, dans les prophéties et annonces de la fin, est censé advenir après les catastrophes. Pour la présente étude, nous pouvons assimiler l’Apocalypse à la notion de Parousie, ou second avènement du Christ – le retour du roi chez Thiel. Thiel est canonique sur un point : l’Apocalypse et/ou la Parousie, que l’on ne peut prévoir, vient après les catastrophes, guerres, effondrement, crise climatique – mais celle-ci n’a nulle place centrale chez lui, j’y reviendrai -, catastrophes qui relèveraient plutôt de la catégorie de l’Armageddon. ![]() Ruins of a city. Apocalyptic landscape.3d illustration concept
Armageddon. Ce nom de lieu n’apparaît qu’une seule foi dans la Bible, Apocalypse, 16 :16, où il désigne la montagne de Megiddo, sous le mont Carmel, comme lieu du rassemblement « des rois du monde entier pour la guerre » (Apocalypse, 16 :14), rois du monde qui affrontent Dieu et sont vaincus par lui. En contexte islamiste, un équivalent a été forgé avec Dabiq, localité du Nord de la Syrie où un hadith du IX° siècle prêté au prophète Muhammad prophétisait la bataille victorieuse des musulmans contre les byzantins ; pour Daesh, la bataille de Dabiq sera la bataille finale contre l’Occident et les mécréants – manque de bol, c’est l’Armée Syrienne Libre appuyée par la Turquie qui les a délogés de Dabiq fin 2016. Mais le principe est le même : Armageddon voit Dieu vaincre les rois du monde réunis, Dabiq voit Dieu vaincre les ennemis de l’islam réunis. Dans les spéculations de Thiel, qui ne sont pas sans analogie de structure, on le voit, avec celles de Daesh, l’important est que l’on peut prétendre que selon les textes « sacrés » plus ou moins tiraillés et interprétés, une unification du monde a lieu avant la catastrophe de la grande guerre mondiale finale, qui elle-même précède l’Apocalypse. Armageddon est donc préparé par une mondialisation unifiante et uniformisante. ![]() Antéchrist. Là intervient l’Antéchrist selon Thiel, autrement dit l’Ennemi. Il ne faut pas oublier, à ce stade, la notion d’Ennemi chez Carl Schmitt, à savoir l’adversaire existentiel contre lequel se constitue la vraie politique selon lui, « politique » n’étant pas un terme repris chez Thiel, qui l’associe plutôt à la décadence démocratique égalisatrice. Le plus parfait exemple de l’Ennemi selon Schmitt contre lequel le combat est constitutif du « politique » est illustré par les Juifs pour les nazis. On résume : avant l’Apocalypse, ou révélation, il y aura la vraie catastrophe finale, Armageddon, et avant Armageddon, nous aurons un principe unificateur du monde qui est l’Antéchrist. Quelles sont alors les figures de l’Antéchrist selon Thiel, qui, s’il rappelle qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas situer l’Apocalypse sur le calendrier, n’hésite pas, en revanche, à localiser l’Antéchrist dans le moment présent ? L’Antéchrist, ou Antichrist (les deux sens se cumulent : ante=avant, anti=ennemi), est un terme qui n’apparait que fort peu dans le Nouveau Testament, dans les deux épitres de Jean, où il semble désigner divers « faux docteurs », chrétiens dissidents des débuts, mais il a été rapproché de « l’Adversaire » qui trompe tout le monde en parlant au nom de Dieu, dans la seconde épitre de Paul aux Thessaloniciens, 2 : 1-5, et, partant, de tous les ennemis désignés dans l’Apocalypse de Jean, Dragon, Bête, Grande prostituée. On peut donc facilement cogiter qu’il est le chef qui rassemble les mauvais rois de ce monde, qu’il a unifié, avant de se prendre sa raclée à Armageddon, dans la guerre mondiale finale. ![]() Mais qui est l’Antéchrist ? Trump, Steve Jobs, Peter Thiel ? Dans la série récente de conférences à San Francisco à laquelle j’ai fait allusion plus haut, tenue durant la seconde quinzaine de septembre 2025, soi-disant confidentielle mais dont le fuitage a été organisé par Reuters, le Guardian et le Washington Post, sans doute avec l’accord de Thiel, il a raconté que l’Antéchrist va réclamer et recevoir le prix Nobel de la paix. Cette provocation de vendeur de voitures d’occasion attire évidemment l’attention puisque tout le monde pense tout de suite à Trump, qu’officiellement il soutient : lui savonnerait-il la planche ? Trump serait-il l’Antéchrist (après tout, des chrétiens fervents mais plus proches de l’humanité pourraient y penser !) ? Il poursuit en racontant que l’Antéchrist doit avoir la vélocité de Steve Jobs : un second candidat ? Il laisse aussi entendre que lui-même, à la fois fou et génie, pourrait avoir à voir avec l’Antéchrist. Je soupçonne Peter Thiel de bien se marrer quand il débite de telles sornettes devant un auditoire fasciné. Il ressort de ce qui précède que les anti-Antéchrist présentent de fortes ressemblances avec l’Antéchrist. Normal, puisque l’Antéchrist doit passer pour christique pour mieux tromper son monde. Et, de plus, la Silicon Valley est présentée, dans ces conférences, comme un haut lieu de l’ordre mondial qu’instaure l’Antéchrist, en même temps que le lieu où se lèvent ceux qui préviennent de sa venue. L’Antéchrist met en place une machinerie, un dispositif mondial, à la fois réglementaire, administratif-bureaucratique, financier-humanitaire, et technique. Là, Thiel reprend une expression de Martin Heidegger, le philosophe nazi, qui désignait comme machination et comme dispositif l’agencement technique-capitaliste du monde conçu par le complot juif. L’Antéchrist selon Thiel et le prétendu complot juif ont des points communs évidents. Après avoir joué avec l’idée que l’Antéchrist pourrait bien être Donald Trump, Steve Jobs ou Peter Thiel, ce gros farceur sort un argument massue nouveau : l’Antéchrist doit dominer le monde rapidement, donc dans sa jeunesse. Il y a des précédents en matière de vélocité, tous marqués par le nombre 33 : le Christ aurait été crucifié à 33 ans, Alexandre le Grand a conquis le monde de son temps avant 33 ans, le Bouddha a officié avant 33 ans, et, argument choc, Frodon reçoit l’Anneau du pouvoir, dans Tolkien, à 33 ans. Si avec ça vous n’êtes pas convaincu … Donc, les vieux mâles comme Trump ou Thiel ne sont pas l’Antéchrist ! Ouf. Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est Greta Thunberg ! L’Antéchrist est donc un jeune, ou, pire, une jeune, de la « génération Z », celle qui brandit le drapeau de One Piece de Katmandou à Rabat en passant par Tananarive. Ce farceur est un contre-révolutionnaire conséquent ! Donnant alors des noms, Thiel lâche, et ce n’est pas la première fois, celui de Greta Thunberg, jeune, femme, faible en tant qu’étant en situation de handicap, adversaire du capitalisme et susceptible, oh horreur, d’avoir un jour le Nobel de la paix ! Tiens donc, notre « fondateur » aurait-il là un bouc émissaire à la Girard, lui qui par ailleurs fantasme des « princesses » et des « rois » … Asperger mais façon Musk ? Pour faire bonne mesure, il lâche aussi les noms de partisans de la régulation éthique de l’IA et des flux qui lui sont liés, car s’il est sceptique sur l’IA il la veut dérégulée, Nick Bostrom et Eliezer Yudkowsky. Rapprocher Greta Thunberg de l’Antéchrist – au moment précis où elle a été victime de violences sexuelles des militaires israéliens, et alors qu’une enquête complète serait nécessaire sur l’investissement lucratif de Palantir dans la destruction de Gaza – n’était pas une première ; c’est une obsession récurrente chez Thiel depuis début 2025, qu’il a notamment assénée dans un podcast diffusé cet été, dans lequel il explique aussi que le droit de vote des femmes est dangereux, car leur empathie les porte à protéger les faibles, et qu’il ne faut pas protéger les faibles. Protéger les faibles, c’est ralentir l’accumulation et la circulation du capital, et c’est là la fonction … de l’Antéchrist ! Voilà Peter Thiel, fasciste assumé : sa peur et sa haine se cristallisent sur les figures susceptibles de représenter la force des opprimé.e.s, qu’il accuse de complot visant à former un gouvernement mondial, en une projection de son propre rôle social analogue aux mécanismes de l’antisémitisme. Même chez le capitaliste Thiel, on peut parler d’anticapitalisme tronqué et fétichisé, pour reprendre ici l’analyse marxiste de l’antisémitisme de Moshe Postone : car les forces qu’il craint, tendance à la baisse du taux de profit général et mondialisation « uniformisante », sont elles-mêmes liées à l’accumulation du capital, qu’il veut accélérer et accélérer encore par le complot secret – qu’il préconise ouvertement comme méthode de management – des monopoles aux mains des rois du monde, de vieux hommes tout puissants … et apeurés devant ce qu’il nomme le complot mondialiste de l’Antéchrist ! Si donc les forces internationalistes de la jeunesse et des exploités et opprimés, se présentant comme le bien, sont au service de l’Antéchrist, préparant le gouvernement de la paix mondiale et de l’arrêt de l’accumulation et de la circulation du capital, lui-même le prélude au combat de la fin (Armageddon), que suivra la révélation dernière de la fin des temps (Apocalypse), quel est le rôle, dans cette histoire religieuse, de Trump ou de Thiel eux-mêmes, qui s’avèrent, parce que vieux mâles, ne pas être l’Antéchrist, mais bien ses adversaires ? Katechon. ![]() C’est là qu’intervient le dernier fétiche religieux de notre série, le plus fumeux : le Katechon. La source scripturaire est la suite directe du passage de la seconde épitre de Paul aux Thessaloniciens où il est question de « l’Adversaire » : « Et vous savez ce qui le retient maintenant, de façon qu’il ne se révèle qu’à son moment. Dès maintenant, oui, le mystère de l’impiété est à l’œuvre. Mais que seulement celui qui le retient soit d’abord écarté. Alors l’Impie se révèlera, et le Seigneur le fera disparaître par le souffle de sa bouche, l’anéantira par la manifestation de sa Venue. » (2 Thessaloniciens, 2 :6-8, traduction dite de la Bible de Jérusalem). To katecon, en grec, c’est « ce qui retient ». Ce passage des plus obscurs de Paul semble dire que quelque chose retient l’Adversaire, qui serait l’Antéchrist, et que quand ce quelque chose sera écarté l’Antéchrist triomphera momentanément, avant sa défaite ultime. Le sens est d’autant plus incertain qu’en grec ancien kateco est un verbe qui signifie d’abord contenir, maitriser, s’emparer, plutôt que « retenir » qui est le sens adopté ici. Avec un certain bon sens, Augustin d’Hippone écrivait dans la Cité de Dieu (livre XX, chapitre 19), au début du V° siècle, que quand Paul dit « vous savez », « … ce qu’ils savaient nous l’ignorons », et que le tout est donc complétement obscur. Ce qui n’a pas empêché les interprètes d’interpréter, et c’est au XX° siècle que cette histoire de Katechon, telle qu’elle nous intéresse ici, a été vraiment lancée, par Carl Schmitt, et pas très tôt, mais pendant la seconde guerre mondiale et par la suite. Dans le Nomos de la Terre, paru en 1950 – le livre par lequel il reprend ses activités éditoriales après la défaite de son parti, le parti nazi, en 1945 -, Schmitt fait l’éloge du Katechon comme ayant été la force de la Chrétienté médiévale : « Je ne crois pas qu’une autre représentation de l’histoire que celle du kat-echon soit même possible pour une foi chrétienne originaire. La foi en une force qui retient la fin du monde jette le seul pont qui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu’à une puissance historique aussi imposante que celle de l’Empire chrétien des rois germaniques. » Le katechon est un pouvoir de type impérial au sens ancien (pas un césarisme moderne à la Napoléon, précise Schmitt) qui, malgré ses défauts en tant que Cité terrestre humaine, « retient » la fin des temps, sans lequel il n’y aurait pas d’histoire humaine, mais Parousie directe. Ainsi entendue, cette notion fumeuse semble conservatrice et stabilisatrice. Mais chez Thiel, l’Antéchrist correspond aux éléments qu’il perçoit comme conservateurs et stabilisateurs. Le problème, c’est l’accumulation et la circulation du capital ralentie, réduits au quantitatif de la mondialisation, à la concurrence plate généralisée, dans un monde d’Etats modernes démocratiques coexistant pacifiquement. Le monde unifié qui effraie Thiel est celui de l’utopie libérale ancienne, celui des ONG et des « institutions internationales », celui de l’OMC, celui qu’il attribue à Greta Thunberg – et à Georges Soros, qui a rompu la collaboration financière avec lui dans les années 2010. Il partage cette animosité avec les « antilibéraux » et autres « altermondialistes », mais il les met dans le même sac, celui de l’internationalisme unificateur. De la sorte opère une très remarquable inversion idéologique par rapport à la position traditionnaliste qui est encore celle de Carl Schmitt, où la fin du monde qu’il faut retarder participe du chaos et de la destruction. Cela bien que l’Etat total de Schmitt (le III° Reich en fait : c’est une construction apologétique faite après coup par ses thuriféraires, à la suite du probable SS Armin Moeller, qui a fait croire que la Révolution conservatrice n’était pas nazie, voire était antinazie, comme l’a démontré Emmanuel Faye) était déjà un monstre mécanique destructeur accélérant production, reproduction et circulation du capital. Il y avait donc une contradiction entre la figure du Katechon romain-germanique et chrétien sur laquelle se replie Schmitt et la réalité de l’Etat total décisionnaire. Cette contradiction est levée chez Thiel, très simplement : si l’Antéchrist est ralentissement de l’accumulation-circulation- Evidemment, Thiel ne peut pas purement et simplement déclamer que Greta Thunberg, et avec elle la jeunesse, la démocratie et la révolution sont l’Antéchrist, alors que Trump est le Katechon qui, n’est-ce pas, retient la fin du monde, vrai envoyé de Dieu (les Christian Nationalists et la New Apostolic Reformation sont s’accord : et comme il est d’essence terrestre et humaine c’est un grand pécheur, c’est normal et c’est une preuve !). Il ne le dit jamais comme ça, en toute simplicité. Il a besoin de nébulosité, de décorum, de pédantisme, de prendre des poses de mage et des airs de gourou, de plus en plus fatigué toutefois, car l’accumulation-circulation- Et puis, sans doute le Katechon trumpien ne fait-il pas que retarder la fin des temps : il la prépare aussi, comme le fait l’Antéchrist de son côté, mais vous aurez remarqué que la chasse aux migrants, la guerre, les tarifs douaniers, les fake news, sont de son côté, alors qu’en face, côté Antéchrist, on parle paix, santé et sécurité pour tous, justice climatique : ce sont les mensonges de l’Adversaire, n’est-ce pas, mais le camp de Dieu et du Bien est bel et bien présentement celui du fer et du feu, de la destruction créatrice et du tourbillon accélérationniste brûlant et rasant tout sur son passage ! Et quand Greta, la génération Z, la paix et autres jeunes sots woke sembleront triompher, n’est-ce pas, arrêtant l’accumulation au motif infantile de « sauver la planète », alors adviendra le combat de la fin, Armageddon (Dabiq !) : Thiel cite alors la première épitre aux Thessaloniciens de Paul, 5 :1 : « Quand les hommes diront : paix et sureté ! alors une ruine soudaine les surprendra, comme les douleurs de l’enfantement surprennent la femme enceinte, et ils n’échapperont point. » Bien fait pour vous, les gueux ! Il est possible que Thiel ait trouvé le thème du Katechon non pas chez Paul via Schmitt, mais sous l’influence russe : cela fait en effet quelques années que Douguine et les eurasiens nomment la Russie, ou l’Eglise orthodoxe, ou Poutine en personne, le Katechon qui prolonge le monde et les traditions avant la fin. Trump et Poutine peuvent très bien être pensés comme un Katechon bicéphale, ce qui ne fait que rajouter une touche tératologique supplémentaire à tout ce délire. Cela dit, le Katechon avec Thiel perd toute dimension stabilisatrice et conservatrice pour devenir franchement déstabilisateur et novateur, à savoir fasciste. Un résumé du film comme Thiel se gardera bien de le faire. On résume : le moment historique présent est le temps du Katechon, où l’action perturbatrice de Donald Trump relance l’accumulation et la circulation du capital en semant un salutaire désordre de fer et de feu, contrebalançant les forces de l’Antéchrist jeunes, démocratiques, révolutionnaires et mondialistes. Celles-ci finiront toutefois par paraître triompher : si c’est au moment du 33° anniversaire de Greta Thunberg, quand elle aura le prix Nobel de la paix ouvrant la guerre d’Armageddon, ce sera en 2036, mais Thiel évite d’être aussi précis : il doit passer un peu pour un fou, mais pas complétement, et laisse aux plus exaltés de ses auditeurs le soin de compléter. Alors, le combat ultime débouchera sur le retour du roi, comme dans le Seigneur des Anneaux, et ce sera l’Apocalypse. Amen. La conception accélérationniste de l’histoire. Avant de nous demander ce que pourrait bien être cette Apocalypse selon saint Peter, dégageons aussi la conception de l’histoire humaine que nous avons là : c’est une histoire orientée vers une catastrophe, ce qui correspond bien au Zeitgeist contemporain du capitalisme tardif, de la catastrophe climatique et de l’épée de Damoclès atomique. Thiel est soucieux d’écarter les représentations cycliques où le même revient régulièrement, et où l’on n’a pas une catastrophe finale, mais des hauts et des bas avec des catastrophes récurrentes. Dans ses conférences pseudo-secrètes de San Francisco, il se réfère à un texte vétéro-testamentaire, le prophète Daniel, auquel il décerne le titre tout à fait erroné et ridicule d’« historien biblique », car il veut en faire un théoricien de l’histoire. Dans le Livre de Daniel, nous avons la théorie d’une succession de quatre empires, le quatrième étant le dernier. Ainsi serait brisée la roue de la Fortune, le cycle du recommencement ou de l’Eternel retour nietzschéen. Thiel a même trouvé dans Daniel le passage suivant (12 :4) : « Toi, Daniel, tiens secrètes ces paroles, et scelle le livre jusqu’au temps de la fin. Plusieurs alors le liront, et la connaissance augmentera. » La connaissance n’est-elle pas en train d’augmenter de façon exponentielle sans permettre de réels progrès et alors que les inquiétudes existentielles explosent elles aussi ? Nous y sommes ! Au dernier chapitre de Zero to One, sans introduire ce gloubi-boulga « biblique », Thiel avait terminé son manuel de spéculateur devenu éloge des rois fous, par une interrogation sur ce qui est souhaitable pour l’histoire humaine aujourd’hui. Chose intéressante, il dit emprunter les quatre schémas du futur qu’il présente au « philosophe » Nick Bostrom, en fait un « futurologue » que, dans ses conférences de septembre 2025, Thiel a ciblé comme Antéchrist possible. Mais il n’est étonnant que les soldats du Katechon flirtent avec ceux de l’Antéchrist, on l’aura compris ! Donc, Thiel reprend de Bostrom quatre schémas du futur : 1) l’oscillation cyclique avec catastrophes non finales mais périodiques, 2) la stagnation, 3) l’effondrement et 4) le saut exponentiel vers le haut permis par la « singularité », que Bostrom et d’autres associent aux LLM (Grands Modèles de Langage) de l’IA, ce que ne fait pas Thiel. Celui-ci finalement calme le jeu, dans son petit manuel de développement personnel qu’est Zero to One : trouvons « des moyens singuliers de créer des choses inédites » et blablabla. Mais si nous rapprochons, et il convient de le faire envers un auteur qui préconise l’écriture cryptique, l’appel à la singularité techno-capitaliste du dernier chapitre et l’éloge du « retour du roi » à l’avant-dernier, nous retrouvons le programme apocalyptique des conférences de septembre 2025. Ce rejet des cycles et/ou de la stagnation est en fait, de façon non assumée et non maitrisée, un rejet de l’histoire du capital, qui a fonctionné par des cycles, courts (les crises de surproduction) et longs (les « ondes longues » de Kontradieff et Mandel), tout en sautant d’un régime global de production et d’accumulation à un autre en passant d’une onde longue à l’autre. C’est justement cela qui coince aujourd’hui. Cet état de crise du mode de production capitaliste est perçu par l’un des plus grands capitalistes du monde, très proche du président américain et de l’homme le plus riche du monde (Musk), comme imminence de l’effondrement et de la singularité : Antéchrist (stagnation) débouchant sur l’effondrement (Nobel de la paix à Greta Thunberg, abomination de la désolation : qu’est-ce qu’on se marre !) et le rebondissement par la singularité (Armageddon, Apocalypse). Ainsi sont résolues les contradictions de l’accumulation capitaliste, pour les siècles des siècles. Amen. ![]() Les sources de l’accélérationnisme. Le Katechon trumpien est accélérationniste. Et l’Apocalypse, comme singularité, serait l’accélération exponentielle, le saut de 0 à l’infini. Accélérationnisme est le nom donné à un courant précis que Thiel a intégré à ses conceptions, mais avant d’être un courant idéologique des plus baroque, l’accélérationnisme est tout bonnement la tendance du capital à s’accumuler et à circuler toujours plus vite, l’élément de circulation accélérée étant aussi central, et indissociable, que l’accumulation proprement dite (d’où l’importance du très méconnu livre II du Capital de Marx). L’accélérationnisme comme idéologie et comme secte exprime cette tendance dans un habillage esthétique et verbeux, mais la tendance lui préexiste, et déjà le futurisme fasciste italien, les envolées néo-millénaristes nazies, mais aussi les proclamations exaltées sur la planification souveraine dans les régimes « socialistes », étaient accélérationnistes. L’accélérationnisme est en germe dans le culte de la croissance du PIB. C’est donc plutôt un accélérationnisme explicite, et porté à la puissance 2, aspirant à être porté à la puissance infinie, qui apparait comme l’une des composantes du fascisme 2.0. A la différence de Yarvin, qui me semble être une sorte de comique troupier sortant des studios de la mafia PayPal, le courant accélérationniste proprement dit est au départ indépendant de l’ultra-droite modèle Silicon Valley, et il vient s’y incorporer. L’histoire de ce petit courant autonome, qui va se déverser dans la rivière fasciste 2.0, ne manque pas d’intérêt. Elle commence en Grande-Bretagne avec le CCRU, Cybernetic Culture Research Unit, club formé à l’université de Warwick en 1995 et autodissous en 2003. Look et culture prétendument subversive en font le ciment, avec des cogitations verbeuses brassant Heidegger, Deleuze-Guatari et Derrida, et une dose de Marx filtrée par Althusser (Slavo Zizek a quelques affinités avec eux). Le tout sur fond musical, car le genre jungle et les débuts de la musique techno et des raves parties forment le background des soirées de discussions au CCRU. Ce cercle, qui a cultivé et laissé une certaine légende en contexte anglophone (à peu près ignoré en contexte francophone) était sans orientation politique initiale, si ce n’est l’adaptation au monde no future du post-thatchérisme, dont ces grands ados sont de purs produits. Parmi eux des auteurs de positions diverses en sont sortis : la « cyberféministe » Sadie Plant, l’ « afrofuturiste » Kodwo Eshun, anglo-guinéen, et surtout les Castor et Pollux de l’accélérationnisme que seront, « de gauche », Mark Fisher, et, « de droite », Nick Land. Mark Fisher a théorisé l’ubiquité et la « naturalité » du capitalisme, fétichisme absolu dont on ne peut plus sortir autrement qu’en accélérant certains de ses traits et en repérant les virtualités non réalisées qui nous hantent (il se réfère ici à Benjamin et surtout à l’« hantologie » de Derrida). Se présentant comme marxiste cyberpunk, ses idées ne débouchent pas sur la révolution, mais sur des recherches culturelles orientées vers la SF, le fantastique et la musique post-punk. Il se suicide en 2017, ce qui, symboliquement signe l’impasse de l’accélérationnisme « de gauche ». ![]() Nick Land, performer outrancier à l’époque du CCRU de Warwick et auteurs de nouvelles d’épouvante, qui dès le départ fonde son aura intellectuelle sur l’exégèse de Martin Heidegger (sa thèse universitaire de 1987 porte sur le « graphème », sic, dans Heidegger …) et de George Bataille, opte pour la dystopie combinée au bond en avant technologique, conduisant à la fusion hommes/machines. Les conceptions transhumanistes et leurs cousines russes « cosmistes » sont réactivées et portées à incandescence. La notion d’ « hyperstition » lui est commune avec Mark Fisher, mais chez ce dernier, il s’agit du fétiche idéologique qui s’incarne et modèle la réalité capitaliste, alors que pour Land, c’est une valeur positive (et la seule possible) à laquelle il faut adhérer à fond pour conformer la réalité au fantasme, les entités fictives devant modeler la réalité : la vitesse de circulation du capital et son accumulation doivent s’accélérer à l’infini et le monde suivra, en devenant un cybermonde connecté et marchand, à l’échelle du cosmos. Plus exactement, en entrant dans un processus de destruction-création puis destruction amplifiée, etc., illimité, l’idée de connexion marchande généralisée, dans la mesure où elle a à voir avec un monde « plat » de concurrence égale, ne rend pas pleinement compte du schéma idéologique à l’œuvre ici, lequel consiste justement, comme le monopole chez Thiel, à toujours fuir l’uniformité de la sphère concurrentielle de la circulation, transformant ce « mauvais infini », comme auraient dit Hegel et Marx, un une spirale exponentielle, mais laquelle relève tout autant et même plus encore du « mauvais infini » : fuite en avant. Nick Land : de l’acceptation du fétiche-capital au nazisme 2.0. Après la période CCRU de Warwick, Land a vécu à Taiwan puis à Shanghai, écrivant des guides touristiques et des nouvelles d’horreur. Il garde de cette période la conviction que la grande ville chinoise est un modèle pour l’ordre capitaliste de demain. Il revient à la surface idéologique étatsunienne à la fin de la décennie 2000, après la crise de 2008, et très probablement cornaqué par Thiel qui le met en relation avec Yarvin : une idée de « fondateur » qui se dit que ces deux là feront un cocktail intéressant. Thiel avait donné la ligne, juste auparavant, dans un court billet affirmant l’incompatibilité entre liberté et démocratie. Le petit-fils du pape de l’économie néolibérale de l’université de Chicago Milton Friedman, Patri Friedman, était aussi dans la boucle. ![]() Land et Yarvin. Yarvin, sous la dénomination pédante faussement érudite de « néocaméralisme », avait commencé à théoriser un néo-monarchisme entrepreneurial censé prendre la place de l’Etat. Land contribue à formuler des logos plus popularisables. Sous le nom de NRx, néo-réaction, le lien est établi avec l’extrême droite plus traditionnelle de la planète MAGA en préformation, avec Steve Bannon. Sous le nom de Dark Enlightment, Lumières obscures (qui inspirera en 2024 la casquette Dark MAGA d’Elon Musk), sont revendiqués l’obscurantisme et l’irrationalisme associés à la technologie. Le cauchemar doit devenir réalité, tel est, littéralement, le cri de guerre de l’hyper-réaction folle. L’aspect le plus connu, car il a été amplement commenté dans les trois petits livres que je cite au début de ce travail, surtout chez Quinn Slobodian, du « programme » des Lumières obscures, est la version extrême droite des Zones d’Autonomie Temporaire de l’extrême gauche altermondialiste anarcho-écolo : détruire la « Cathédrale », le Système, l’Appareil Idéologique d’Etat (cette expression althussérienne est joyeusement reprise ici) en créant des « Zones » et des « Iles » libertariennes gouvernées par des chefs d’entreprises, bannissant toute démocratie, et auxquelles on adhère en signant un contrat, que l’on est libre (si on en a les moyens) de quitter en allant voir ailleurs. La source principale est bel et bien chinoise : ce sont les Zones Economiques Spéciales créées par le Parti Communiste Chinois à partir de 1980 ! Le monde des Etats-nations doit donc être subverti par son éclatement en îles, dont certaines seront sans doute des prisons de main-d’œuvre. Nous avons là un programme libertarien qui reste encore assez classique, mais il donne un cadre dans lequel Nick Land accentue sa fuite en avant. Avant de voir ce que donne celle-ci, citons-en les fondements théoriques qu’il donne dans un court texte de 2017, A Quick and Dirty Introduction to Accelerationism – où la référence principale est Deleuze-Guattari, avec même une citation de Marx vantant, en 1848, la vertu destructrice du capital envers l’ordre ancien : « Réfléchir prend du temps, et l’accélérationnisme suggère que nous n’avons plus le temps pour réfléchir … La déterritorialisation est la seule chose dont l’accélérationnisme ait réellement parlé … elle correspond au capitalisme sans limite … la commercialisation et l’industrialisation s’excitent mutuellement dans un processus incontrôlable … Elle ne fait appel à rien d’autre qu’elle-même, elle est intrinsèquement nihiliste. Elle n’a pas d’autre signification concevable que l’auto-amplification. Elle grandit pour grandir. L’humanité est son hôte temporaire, non son maître … Le processus ne doit pas être critiqué, il est la critique … Il n’y a aucune distinction à faire entre l’autodestruction du capitalisme et son intensification. L’autodestruction du capitalisme est ce qu’est le capitalisme … Le capital n’est rien que le facteur social abstrait accélérateur … L’accélérationnisme n’est que la conscience de soi du capitalisme, qui en est à peine à ses débuts. Nous n’avons encore rien vu. » La conscience du capital comme rapport social abstrait, et la conscience de lui-même comme son porte-parole qui lui court après (car le capital est la course, la vitesse : Marinetti l’avait déjà pressenti …), est très supérieure, chez Nick Land, à ce que nous avons vu chez Peter Thiel, lequel oscille entre morosité du taux de profit et fétichisme de l’argent producteur d’argent. Il est d’autant plus remarquable de voir et de comprendre que cette lucidité apparemment supérieure chez Nick Land débouche, va de pair chez lui avec l’explicitation d’un appel politique pratique qui entend rejoindre et dépasser le nazisme par la droite (même s’il lui arrive d’écrire qu’on dit du mal de lui en le présentant ainsi, car il est un intellectuel conceptuel, n’est-ce pas). Selon lui, si la société peut éclater en entreprises territoriales prenant la place des Etats comme autant de principautés, alors il faut aller plus loin : c’est l’espèce humaine qui doit éclater. Hitler n’avait fait que fantasmer une division zoologique de l’humanité en races. Land veut réaliser la « biodiversité humaine », aidée par l’hybridation avec les machines. Il y aura alors des supérieurs et des inférieurs, génétiquement parlant comme cybernétiquement parlant. Les Lumières obscures sont, ouvertement, un programme pour la destruction de l’humanité, que Land a lui-même défini comme un « hyper-racisme ». Cette hypermodernité recycle sans problème les représentations raciales et patriarcales traditionnelles : toute concrétisation de l’élite de demain la préfigure comme blanche et comme masculine, les femmes servant de machines reproductrices. L’humanité n’est que l’hôte temporaire du capital, mais l’avenir surhumain déterminé par le capital s’avère étrangement archaïque, dévoilant le message libidineux du slogan Dark Enlightment comme soif de domination et de maîtrise compensant l’auto-annihilation du sujet humain par le capital. Il faut souligner que c’est en même temps que l’affirmation accélérationniste conduisait Land à théoriser l’ « hyper-racisme », ce super-nazisme, et que Yarvin et Land définissait, envers la fonction publique, le programme RAGE, Retire All Government Employees, qu’Elon Musk mettre en œuvre avec DOGE (Department Of Government Efficiency), de même que Javier Milei en Argentine, programmes dont la tronçonneuse brandie est le symbole. Les fonctionnaires, comme les « Wokes », sont désignés comme catégorie à éliminer, d’abord professionnellement et métaphoriquement. Mais la transcroissance de l’accélérationnisme est exterminationnisme n’aurait rien d’invraisemblable, de même que le repositionnement, dont il existe maints indices, de l’antisémitisme à l’intérieur de cette idéologie nouvelle, mais pas si nouvelle non plus. Le surhomme qui a digéré ces théories avec son bol de corn-flakes droguées, c’est Elon Musk. Le résultat est pitoyable : l’homme le plus riche du monde est ridicule, grotesque et effrayant. Mais, bien que l’on ne sache ni s’il a lu leurs œuvres, ni même s’il lit, il est bien le produit de Thiel, Yarvin et Land. Ses saluts nazis ne signifient pas adhésion au nazisme de Mein Kampf tel quel, ils signifient : nous sommes ses héritiers, mais ses héritiers amplifiés. Nous ferons plus grand, plus gros, plus terrible, plus vite et plus fort. Nous en finirons avec l’humanité, cet hôte passager du Dieu Kapital. Ces richissimes surhommes sont des tout petits personnages. Les nazis 2.0 sont ubuesques. Le capital est un rapport social produit de l’humanité, et si Land a raison de se moquer de l’accélérationnisme de gauche, ce n’est pas lui, mais ce sont bien la conscience, la lutte et l’organisation qui peuvent le défaire. Les fous du Capital. ![]() J’ai, dans ce texte, mis la focale sur Thiel puis sur Land, en signalant au passage Yarvin, car il me semble que Thiel et Land, le fasciste 2.0 et le nazi 2.0, résument bien les dynamiques décisives parmi les très richissimes capitalistes et idéologues fous, dits de la Silicon Valley, bien qu’ils ne s’y réduisent pas. Le phénomène social des capitalistes novateurs, disposant d’une habileté technologique et/ou financière, prétendant à la théorie, et soucieux d’une image moderne plus ou moins étonnante, est ancien. A la fin du chapitre 27 du livre III du Capital, sur le rôle du crédit dans la production capitaliste, à propos des ex-saint-simoniens devenus les grands affairistes novateurs et corrompus du Second Empire français, et remontant jusqu’au génial voleur John Law, Marx s’est amusé de leur « caractère agréablement mitigé d’escrocs et de prophètes ». Ces personnages, d’André Citroën à Ford en passant par Soros ou Madoff, sont nombreux. Mais aujourd’hui il y a plus : le groupe des hommes les plus riches du monde sont en même temps, et par cela même, et à ce titre – n’oublions pas que Thiel signe ses essais « philosophiques » en sa qualité de gestionnaire de fonds ! – des idéologues « fous ». C’est que leur devenir-capital appelle la destruction des sociétés et des milieux, et c’est cela même qu’ils chantent. Outre Thiel, Land, Yarvin et Musk, la tribu comporte quelques autres personnages moins connus, ayant chacun leurs idiosyncrasies propres : Marc Andreessen, « anarcho-capitaliste » fondateur de Netscape, Larry Ellison, fondateur d’Oracle Database, Balaji Srinivasan, associé avec Marc Andreessen en « gestion de capital-risque », thuriféraire de la « défection » capitaliste individuelle par la création de crypto-monnaies et de cités virtuelles dans le cloud, appelées à devenir réelles d’une manière toute « hyperstitieuse ». L’appréhension du monde et des temps qui leur est commune est la perspective d’une sorte de « Grand Soir » qui va tout emporter. Ce ne sont pas, à proprement parler, des apologues de l’existant : nous avons vu que Thiel, notamment, en est tout à fait insatisfait. Ils prétendent être des apologues du futur, non pas en tant que lendemain qui chante, mais en tant qu’orages d’acier, emballement, et singularité basculant vers l’infini. Grand soir, futur : bien des éléments de l’idée de révolution sont ainsi récupérés là, alors même que les tenants autoproclamés de la révolution socialiste, s’ils tiennent souvent à se parer du label de « révolutionnaires », n’y croient plus guère. D’une certaine façon, le « grand récit » mobilisateur se trouve du côté du fascisme 2.0. Mais immédiatement après avoir écrit cela, je dois préciser que je ne suis pas sûr du tout que ceci soit à son avantage. La croyance millénariste en un grand soir purificateur, comme les millénarismes religieux eux-mêmes d’ailleurs, ne sont-ils pas devenus réactionnaires et contre-révolutionnaires ? Avons-nous besoin de nous raconter des histoires sur un Grand soir suivi d’une dictature purificatrice pour nous révolter, nous organiser, et pour prendre le pouvoir ? Probablement pas. Nous pouvons non seulement nous en passer, mais ces représentations idéologiques, dont certains courants « révolutionnaires » font leur attribut décoratif, semblent être des obstacles encombrants. Mouvement réel, la révolution peut et doit trouver sa beauté et son enthousiasme dans sa propre réalité humaine, dans le présent de la vie. Laissons donc aux fous du capital tout fantasme sur un avenir de dictature exterminatrice. Fascisme 2.0 : la Vulgate. L’échafaudage de théories, de prédictions, d’images vidéo et de délires dont il vient d’être question ne forme pas un tout cohérent – moins encore que Mein Kampf, mais, comme Mein Kampf, on peut en extraire les éléments d’une cohérence, ce que j’ai tenté de faire. Il est dans la nature de ce genre d’idéologie de ne pas se présenter comme telle et de ne pas se présenter comme système, de répugner à la forme de la dissertation. Il a d’ailleurs tout à perdre dans ce cas, sa folie et son ridicule devant y apparaitre crument. Vulgarisée, l’idéologie fasciste 2.0 est un composé de trois ingrédients principaux : le libertarianisme, le masculinisme et l’accélérationnisme. Le libertarianisme est commun à tous les personnages dont il a été question ici, mais sa forme classique ancienne (Ayn Rand, Robert Nozick) est largement dépassée par eux. Son contenu principal, celui de RAGE et du DOGE, est l’élimination radicale des services publics et de toute institution collective : la table rase pour ouvrir grand le champ de l’accélération. Celle-ci, de manière immédiate, ne consiste pas dans l’éclatement de l’humanité en espèces cyber, mais dans l’extractivisme forcené à la Trump, bien exprimé par le slogan sexiste Drill, Baby, drill. Le masculinisme vise à l’écrasement répressif des femmes et de tout ce qui relève de la solidarité humaine entendu comme faiblesse féminine. « Ton corps, mon Choix », et même « Vos corps, mon choix », ou, à la manière du régiment qui va au bordel, « Vos corps, nos choix », ces slogans ont déferlé sur les réseaux sociaux à la victoire de Trump II. Libertarianisme, accélérationnisme, masculinisme, c’est la combinaison de ces trois éléments, sur le background culturel raciste et dominateur, qui forme, à la base, l’idéologie fasciste 2.0. La vision de l’avenir relève de la haine purificatrice et se recoupe donc très bien avec les représentations racialistes de la singularité à la façon de Nick Land. Toutefois, vous aurez peut-être remarqué que nous n’avons pas donné de description de l’après-Apocalypse selon Thiel. Il n’en donne pas et peut peut-être même s’amuser à se dire qu’il n’est pas plus bavard sur ce sujet que Marx ne l’était sur le communisme. Mais l’image se dessine d’elle-même en recoupant l’ensemble des images et représentations des fous du capital fascistes 2.0 : après la révélation, les supérieurs régneront pour les siècles des siècles dans une dynamique accélérée infinie (ce qui est tout autre chose que la vision johannique de la Jérusalem céleste ou que la vision dantesque de la Rose céleste dans son cantique du Paradis). La liquidation des ennemis woke, fonctionnaires ou juifs aura eu lieu, et il n’y aura plus d’humanité au sens du monde actuel : pas de souci à se faire, par conséquent, pour le réchauffement climatique, dont les milliardaires de la tech n’ont rien à faire, laissant les larges masses griller et crever. Ils n’ont même pas besoin d’être négationnistes : Thiel est parfaitement conscient de la crise géo-bio-climatique. Les climato-sceptiques sont simplement leurs idiots utiles. La masse des idiots utiles des milliardaires fascistes 2.0, c’est la base MAGA, qui n’est pas le sujet de ce présent travail, et dans laquelle interviennent d’autres processus sociaux et idéologiques. Mais à l’intersection, il y a J.D. Vance, par lequel nous allons terminer, car, d’une certaine façon, il nous ramène sur terre, en tant qu’homme de pouvoir engagé dans les travaux pratiques immédiats et concrets du fascisme 2.0. J.D. Vance. James David Vance, voici quelques années, avait traité Trump de « Hitler ». Voici quelques jours, il a déclaré que les jeunes du Parti républicain écrivant sur les réseaux sociaux qu’Hitler avait raison, qu’ils seraient volontiers allés voir cramer les victimes dans les fours et que l’esclavage doit être rétabli, sont des gamins inoffensifs qui n’ont pas à souffrir pour leurs bêtises. L’opportunisme apparent de J.D. Vance sert à maint politique à supposer que, si le vent tourne, il ne soufflera plus lui-même dans le sens fasciste 2.0. C’est là une totale illusion. C’est une totale illusion, parce que J.D. Vance est à présent un personnage politique entièrement construit, et avec une particulière cohérence, sur l’axe fasciste 2.0. Cette cohérence provient précisément du caractère composite, mais construit, du personnage. Son autobiographie parue en 2016, Hillbilly Elegie (je proposerai comme traduction : « Romance des ploucs » , l’adaptation cinématographique s’appelle en français Une ode américaine), ouvrage d’une qualité d’écriture sans commune mesure avec la déjection égo-commerciale de Trump The Art of The Deal, le présente selon un story telling dont l’authenticité effective, ou non, importe peu. A la base, J.D. Vance sort d’un milieu misérable de petits blancs du Sud et des Appalaches, qui serait monté à la force du poignet en passant par l’armée et des études de droit. Ce récit doit être complété par l’itinéraire « spirituel » – nous verrons pourquoi les guillemets s’imposent – qui aurait été le sien, que l’on peut schématiser en trois moments : 1) l’enfance dominée par la grand-mère protestante évangélique obscurantiste, sincère et brutale, 2) la perte de la foi et le libertinage athée au fur et à mesure qu’il monte dans l’échelle sociale, 3) la redécouverte de la foi, mais sur une base supérieure, causée par la rencontre avec Peter Thiel. En fait, c’est Thiel qui lance Vance, à un triple point de vue : – celui des affaires en finançant plusieurs entreprises successives dont Vance est soit un des principaux actionnaires soit le manager, toutes dans le secteur de la com’, du net et de la distribution (circulation, accélération, circulation, accélération …), – celui de la politique en le poussant à se présenter comme candidat républicain dans l’Ohio, – celui de la religion en l’engageant dans l’Eglise catholique américaine (il se fait baptiser ostensiblement à Cincinnati en 2019), mais à l’intersection des organisations obscurantistes de masse à base plutôt protestante-évangélique et pentecôtiste jusque-là, la New Apostolic Reformation et les Christian Nationalists. Le coup de com’ de son autobiographie larmoyante et héroïque pourrait bien avoir été suscité par le quatrième conseil de Tonton Thiel. J.D. Vance est donc l’intermédiaire entre le monde populaire MAGA et les oligarques de la tech fascistes 2.0. Ce qui lui confère une position centrale dans toute la sphère trumpiste, et, potentiellement, post-trumpiste. L’alt-right (droite alternative), promue par Steve Bannon, majoritairement MAGA-raciste traditionnelle, est de plus en plus accueillante aux « technos », et J.D. Vance y aide beaucoup car il passe aussi pour un MAGA populo-populiste-populaire. De plus, à cette intersection principale, s’en ajoute une autre : son mariage, en 2014, avec Usha Shilikuri-Vance, issue d’immigrés indiens, d’une famille d’ingénieurs et d’universitaires de langue telougou (Sud de l’Inde), elle-même juriste auparavant démocrate « progressiste », qui devient le « guide spirituel » de son mari bientôt catholique revendiqué, et reste hindoue. Son intervention annexionniste au Groenland ce printemps montre qu’elle peut jouer un rôle politique. La connexion supplémentaire représentée par Usha Vance est celle des hautes castes hindoues, déjà rencontrées ici avec Balaji Srinivasan, spéculateur en cryptos monnaies, issus d’immigrés indiens physiciens tamouls, théoricien de l’ « Etat-réseau ». Et il faut bien entendu citer Tulsie Gabbart, ex-démocrate de gauche mais hindoue déterminée, antimusulmane, pro-Poutine, qu’elle a rencontré bien avant d’être dans l’équipe de Trump II qui l’a mis à la tête de rien de moins que le renseignement, FBI, CIA et NSA, qu’elle est occupée à purger des adversaires de la Russie. Tulsie Gabbart, élue initialement démocrate de Hawaï, est membre de la secte Gaudiya Vaishnava Tradition, dissidence ultraconservatrice et homophobe de la fameuse Conscience de Krishna. L’intérêt de ces connexions avec les hautes castes hindoues, et donc avec Narendra Modi, est aussi de nous montrer que l’élite potentielle future du monde postapocalyptique des Thiel et des Musk comportera un secteur « hindou » qui, de même que la fascination trumpiste pour les blancs Afrikaners, et en connexion avec l’ultra-racisme théorisé par Nick Land, dessine une sorte de racialisme néo-aryen. Traditionnellement, le vice-président des Etats-Unis était très effacé. Ce n’est pas du tout le cas de J.D. Vance qui participe activement au fonctionnement et aux décisions de l’exécutif, et qui a donné la ligne générale et les messages clefs de l’administration Trump II en matière de politique étrangère et de « géopolitique » avec son fameux discours de Munich, le 14 février 2025 : alliance de fait avec la Russie, mépris de la démocratie qui menace la liberté (du pur Thiel), promotion de l’extrême droite dans toute l’Europe et ingérences en sa faveur, voire même mise en cause possible de l’unité allemande de 1989. La brutalité de la ligne Vance à Munich montre que le fascisme 2.0, derrière le trumpisme, en veut non seulement aux traditions historiques et aux résultats des révolutions de la période des Lumières, à 1789 (et va inévitablement vers un gros problème avec le 1776 américain …), et à la révolution russe de 1917, mais aussi, voire surtout, aux révolutions de 1989-1991 en Europe centrale et orientale, aux révolutions dites « oranges » depuis, aux « révolutions arabes », au Maidan ukrainien, et, présentement, aux soulèvements de la « génération Z ». Et qu’en tout ces aspects la convergence avec Poutine est complète. J.D. Vance, l’Eglise catholique et la scission du christianisme. ![]() Mais il y a un domaine particulier, de première importance, où Vance a aussi pris l’initiative internationale. Fin janvier 2025 il intervenait sur Fox News et par des tweets sur X pour invoquer l’ordo amoris, ordonnancement de l’amour du prochain dans la tradition catholique, pour justifier les expulsions annoncées de millions de migrants, qui répandent aujourd’hui les prodromes de la guerre civile dans les villes et les campagnes des Etats-Unis. Le pape François lui a en fait répondu dans une lettre aux évêques américains du 10 février. Le 20 avril, il impose pratiquement au pape de le recevoir, et c’est le dernier entretien de celui-ci avec une personne extérieure, car il décède peu après. Les rumeurs vont alors bon train, et Vance, discrètement mais en étant présent à Rome, cherche à peser sur le conclave qui inflige finalement un échec politique à ses partisans, en train de se regrouper, en élisant Léon XIV. Avec J.D. Vance la lutte hégémonique de l’impérialisme US en train de dévisser a gagné l’Eglise catholique. La question de l’ordo amoris définit un clivage radical qui se concrétise sur la question de la défense, ou non, des migrants. Comme l’écrit Sophia-Polis, groupuscule français qui organise des séminaires visant à faire converger « cathos tradis et néo-païens » et qui dirige, comme son organisation et façade de masse, avec les financements de Stérin et des élus LR, « Murmures de la Cité » : « Souviens-toi que ta charité quand tu fus chrétien était ordonnée. Tu prenais soin de ton prochain le plus prochain sans chercher plus loin, parce que tu te connais bien : cela aurait été le meilleur moyen de te dispenser. Ta famille et ton voisin, ton hameau et ta paroisse sont donc toujours passés avant le prochain conceptuel et hypothétique. » C’est exactement ce que dit Vance. Sur le plan théologique chrétien « canonique » (à distinguer du rôle historique de l’Eglise comme force réactionnaire), cette position ne tient pas la route, car dans la mesure où la charité ou « amour » découle de l’amour de Dieu et concerne toute l’humanité, le fait de s’occuper concrètement en première ligne de celles et deux dont on a la responsabilité partagée – les proches, les concitoyens …- n’interdit pas, mais au contraire prescrit, de faire passer le souci du prochain « étranger » en première ligne aussi s’il en a besoin. La faille théologique dans la « ligne Vance », qui est celle, d’une façon générale, de l’extrême droite anti-migrants, est énorme et c’est Peter Thiel lui-même qui a vendu la mèche dans ses conférences « secrètes » de San Francisco de septembre 2025 : My line is always : we don’t need belief in God, we don’t need belief in the Bible, we need knowledge of God, knowledge of the Bible. There’s some way that you can have knowledge of Christ. He is a type of a man, a type of healer …a type of carpenter, type of scapegoat, type of king. And there’s something like that we can also do with history. We can’t know everything, but knowledge is more important than belief. So, is religion a tool for imposing hierarchy and order, rather than a literal belief system ? That won’t go over well with believers. Traduction : Mon argument est toujours le même : nous n’avons pas besoin de croire en Dieu, nous n’avons pas besoin de croire en la Bible, nous avons besoin de connaître Dieu, de connaître la Bible. Il existe un moyen de connaître le Christ. Il est un type d’homme, un type de guérisseur … un type de charpentier, un type de bouc émissaire, un type de roi. Et on peut faire la même chose avec l’histoire. On ne peut pas tout savoir, mais la connaissance est plus importante que la croyance. Alors, la religion est-elle un outil pour imposer une hiérarchie et un ordre, plutôt qu’un système de croyances littéral ? Cela ne plaira pas aux croyants. Ce serait une erreur de croire que Thiel, par « connaissance », entend la raison par opposition avec la foi ou avec la croyance. Il ne dit surtout pas reason. « Connaissance » est à prendre ici au sens gnostique de connaissance des secrets, et les secrets ne relèvent pas de la spiritualité, mais d’une connaissance du contenu humain de la religion, à savoir : qu’est-ce qu’un roi ? Comment agir pour le retour du roi ? Cette petite bombe théologique peut être utilisée en milieu catholique en cas de polémique sur l’ordo amoris : allez-y ! Car elle démontre que la priorité aux « miens », à ma « race » contre les étrangers, chez Thiel, Vance et leurs idiots utiles, les imbéciles du bocage qui se croient « tradis », casse avec la théologie la plus canonique où la charité n’est pas dissociable de la foi. Mais sur ce sujet, et sur l’homophobie, la sexualité, etc., les positions des Vance and co. Sont très puissantes dans l’Eglise catholique aux Etats-Unis et majoritaires, à l’applaudimètre, dans l’Eglise catholique en Afrique et en Asie, la situation étant plus complexe en Amérique latine du fait d’un terrain labouré d’une part par la Théologie dite de la Libération, d’autre part par la Théologie dite en faveur des pauvres (celle de Bergoglio-François). Et s’ils ne sont pas théologiquement canoniques, les « tradinazis » que dessine l’orientation des Vance and co apparaissent comme les plus motivés aux rites et aux scénographies religieuses ou parareligieuses. Sur cet axe et dans ce look, les catholiques à la Vance, les protestants fondamentaliste des deux Amériques et d’ailleurs, et l’Eglise orthodoxe russe du patriarche FSB Kyrill, peuvent se retrouver, en opposition avec une autre aile catholique, les protestants libéraux et les orthodoxes ayant, depuis la guerre en Ukraine, rompu avec le patriarcat de Moscou au nom du refus de sa « théologie politique ». Pour conclure sur J.D. Vance, ce pur produit de la manufacture Peter Thiel and co, dite mafia PayPall, est un personnage stratégique car il est à l’intersection des sommets fascistes 2.0 et de la base populaire MAGA, et accessoirement des hautes castes hindoues, parce qu’il structure la géopolitique trumpienne en Europe, et parce qu’il impulse un regroupement religieux ultradroitier dessinant une cassure globale du christianisme contemporain. Conclusion. L’affaire de l’ordo amoris comme le projet « hyper-racial » de Nick Land et sa phrase clef selon laquelle l’humanité n’est que l’hôte temporaire du capital, donnent toute la dimension des faisceaux idéologiques du fascisme 2.0, qui, quand on le creuse – quand on passe du capitaliste tourmenté qu’est Peter Thiel à l’halluciné fonceur que veut être Nick Land – s’avère bien plutôt, en sa pointe, un nazisme 2.0. Cette dimension est la destruction de la notion d’humanité, qui n’est pas une donnée acquise mais une construction historique. Réaction sur toute la ligne, se présentant comme la seule révolution possible, consistant à creuser toujours plus profond et à courir toujours plus vite. Le fait clef est que cette peste émotionnelle est installée parmi les gars les plus riches du monde. Explicitement, les faisant fonction du capital-argent le plus concentré disent que le choix est entre la poursuite de l’accumulation capitaliste et l’existence même de l’humanité, son existence sociale, morale et politique et son existence physique. Prenons-en bonne note, et, nous les humains, choisissons, cela urge. Vincent Présumey, le 19/10/25. |
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