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Révolutions ukrainiennes, commentaires et réflexions à partir du livre de Z.M. Kowalewski, par V. Présumey.
![]() Le livre de Zbigniew Marcin Kowalewski, Révolutions ukrainiennes. 1917-1919 & 2014, paru en français en septembre 2025 aux éditions Syllepse/La Brèche (traduction de Stefan Bekier et Jan Malewski), est non seulement indispensable à quiconque veut traiter avec sérieux la question ukrainienne, mais il est une porte d’entrée judicieuse pour la réinterprétation de l’histoire globale du XX° siècle, laquelle reste le cauchemar, la chappe, pesant sur la conscience du XXI° siècle, ce dont l’Ukraine est précisément le test. Cet article est à la fois un compte-rendu de cet ouvrage et un peu plus, car il recoupe largement mes propres réflexions et évolutions depuis des années. L’auteur : questions nationales de Varsovie à la Havane. Les nations opprimées existent, et il existe un impérialisme russe : ces deux constats pourraient être des truismes acquis pour tout un chacun, mais ce n’est absolument pas le cas, surtout dans la gauche, qui a là, dans cette ignorance, ou ce déni, l’expression vive de ses talons d’Achille historiques. La passionnante postface autobiographique de Z. Kowalewski, Un long cheminement avec l’impérialisme russe dans le sac à dos, peut aussi bien jouer le rôle d’introduction. Elle permet de comprendre, selon une vieille expression, « d’où parle » l’auteur. Car cette postface a été écrite en castillan, pour une revue argentine. ![]() Né en 1943 à Lodz, où il a grandi, nous comprenons par ses dires qu’il fut marqué par un héritage – celui de son père, démocrate anticommuniste, qui lui annonce Dien Bien Phu avec passion, celui de son directeur de lycée, ancien du PPS intégré dans le parti-Etat au pouvoir, qui vient en octobre 1956 appeler les élèves réunis en assemblée générale à se battre s’il le faut sur les barricades contre les troupes « soviétiques », c’est-à-dire impérialistes russes, ou celle de cet ami de la famille, ancien responsable du PPS à Cracovie après la guerre, où il fut un agent du PC, mais qui avait dénoncé la brutalité de la collectivisation et, craignant une perquisition, avait caché sa collection du Saturday Evening Post dans laquelle le jeune Kowalewski découvre les articles du laudateur de Mao, Edgard Snow, sur les révolutions chinoise et yougoslave appelées à ébranler la « dictature russe sur le socialisme et le communisme ». Cette sensibilité à la question nationale – la sienne, celle de la Pologne, mais aussi celles des autres nations opprimées et des révolutions heurtées ou cadenassées par l’impérialisme russe – provient donc chez Z. Kowalewski de la conscience nationale d’un jeune polonais et puise ses racines dans les traditions du PPS, le parti socialiste polonais, détruit par le stalinisme russificateur, mais toujours présentes. C’est ce jeune homme qui arrive à Cuba début 1968, où il passera ensuite quatre ans comme « spécialiste étranger », dans le cadre d’un parcours universitaire orienté sur l’Amérique latine, et nouera de nombreux contacts dans ce continent, adhérant même au PRT argentin (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, guérillériste). A mots sans doute couverts, mais assez consciemment et rencontrant de nombreux cadres et militants partageant ses sentiments, nous avons alors un « communiste national » aspirant à des révolutions socialistes qui cassent le cadre dominant du partage du monde entre impérialismes. Mais le régime cubain accepte finalement ce cadre, même si la manière dont Castro « soutient » l’évènement clef que fut l’intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le Printemps de Prague en août 1968, fut mal vue à Moscou. Cette histoire personnelle fait de Zbigniew Kowalewski un personnage exceptionnel, car, avant 1981, il n’a jamais vécu dans un pays « capitaliste » et cherche à agir dans les marges du « monde socialiste », constatant qu’un tabou règne (auquel Castro, et Che Guevara aussi, ont apporté leur caution décisive) pour ne pas parler d’impérialisme s’agissant de l’URSS – une exception était son ami le mexicain Jorge Alberto Sanchez Hirales, décédé prématurément. Cette connexion intellectuelle et politique entre ce qu’il est convenu d’appeler l’ « Europe de l’Est », et l’Amérique dite latine, dans un parcours politique qui ne peut pas ouvertement dénoncer l’impérialisme russe mais qui cherche en fait soit à l’affronter, soit à s’en dégager par l’ouverture de révolutions socialistes émancipant des nations qui tiendront à rester libres, fait toute l’importance de Z. Kowalewski par rapport aux idées reçues et aux représentations militantes dominantes qui coupent le monde en tranches et ne veulent connaître qu’un seul impérialisme, le yankee. En 1980-1981 Z. Kowalewski est l’un des dirigeants du syndicat-mouvement de masse Solidarnosc à Lodz. Il n’en parle que peu dans cette postface, un livre important, Rendez-nous nos usines, déjà ancien (la Brèche, 1985), ayant rendu compte de cette expérience, mais il précise que ce fut là, et seulement là, dans les assemblées du syndicat, enfin, qu’il a connu la démocratie – et donc la possibilité de parler librement de la menace impérialiste russe qui était, bien entendu, le souci premier de toutes et de tous cette année-là. Le coup d’Etat militaire du 13 décembre 1981 le surprend en France où il avait été invité à titre syndical. C’est là qu’il rejoint le principal courant trotskyste, la IV° Internationale dite « SU » (Secrétariat Unifié) et sa section française, la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), manifestement pour deux raisons clefs outre les analyses et la théorie : le soutien conséquent aux travailleurs polonais apporté par ce courant, et la liberté démocratique de discussion en son sein. Pourtant, sa conviction ancienne et profonde sur l’exploitation des travailleurs dans le bloc soviétique, l’existence d’un impérialisme russe, et le caractère de « prison des peuples » de l’URSS, sont autant de traits qui l’isolent relativement dans ce courant, où bien des préjugés ne commenceront, à ses dires, à sauter qu’après février 2022 (et encore …). La lenteur des consciences est un énorme problème qu’un tel militant qui était, en quelque sorte, un court-circuit vivant, ayant relié dans son histoire personnelle Lodz en 1956 et la Havane en 1968, ne pouvait que rencontrer, tel un mur. Ces circonstances, et le goût des études historiques, expliquent la place croissante que tient l’Ukraine dans ses travaux personnels à partir des années 1980, avec comme butte témoin le très important article, en français, paru dans la revue géographique Hérodote, en 1989 : L’Ukraine : réveil d’un peuple, reprise d’une mémoire. Là, nous avons quitté la postface pour l’introduction, et je suis en outre entré dans mes propres souvenirs, cet article ayant été pour moi-même fort important ; je l’ai découvert à sa parution et je rompais celle année-là avec le courant dit « lambertiste » en raison de son opposition de fait aux révolutions démocratiques et nationales en Europe centrale et orientale – ma chute du mur à moi – et je devais d’ailleurs faire la connaissance de son auteur peu après. Article important sur l’Ukraine bien sûr mais aussi sur les questions démocratiques et nationales en général, et sur leur profondeur historique (il remonde au XVII° siècle), ainsi qu’envers la négligence blasée, et en fait ignare, qui sévit trop souvent sur ces sujets dans l’historiographie universitaire francophone, « trotskyste » inclus. Si le présent livre, Révolutions ukrainiennes, existe aujourd’hui, cet article en est la souche initiale. En 1989-1991 la révolution ukrainienne fut, malgré les Etats-Unis qui n’en voulaient pas, la cause non aperçue de l’éclatement de l’URSS, mais elle reste sous le boisseau. C’est avec le Maidan, en 2013-2014, qu’elle fit irruption de manière éclatante, immédiatement suivie de la contre-révolution la plus horrible, en Crimée et dans le Donbass. L’urgence de rattraper l’histoire fut alors prouvée par l’incompréhension, voire les hallucinations, de la plus grande partie de « la gauche », surtout « radicale ». Z. Kowalewski est maintenant un ancien, vivant à nouveau dans sa patrie, mais sa voix, importante, se fit entendre en 2014 et nous aide, depuis février 2022, à comprendre le cadre de ce qui se passe et sa portée. Plus encore, elle nous signale qu’il faut « réécrire à fond et audacieusement » l’histoire du XX° siècle avec la révolution d’Octobre en son centre. * * * Cet ouvrage est un recueil d’articles, d’une part sur les relations entre les révolutions russe et ukrainienne autour de 1917, d’autre part sur le Maidan et la réaction russe qui l’a suivi. Attention : il ne faut pas le prendre pour un traité historique complet des deux périodes dont il traite, et encore moins de l’ensemble de l’histoire ukrainienne puisque, par exemple, il « saute » par-dessus la seconde guerre mondiale. C’est plutôt une série de flashs, de zooms, sur des moments et évènements clefs dont certains avaient été totalement mis sous le boisseau, par lesquels il éclaire la totalité de cette histoire, laquelle reste donc à faire, mais en prenant en compte cet apport capital. ![]() Les chapitres 1 à 4 donnent un cadre analytique général et abordent la question des positions de Lénine, naturellement un personnage clef de cette histoire, les chapitres 5 à 10 traitent des principaux faits des années 1917, 1918 et 1919, et la seconde partie, avec les chapitres 11 à 13, du Maidan et de la contre-attaque russe qui s’est ensuivie. Impérialisme russe et société ukrainienne. Au chapitre 1, Z. Kowalewski présente l’impérialisme russe comme un fait historique de longue durée, qui apparaît comme de nature, sommairement, militaro-féodale et tributaire dans le passé long de la Russie (Grand-Duché de Moscovie, 1263-1547, Tsarat de Russie, 1547-1721, Empire russe, 1721-1917), puis bureaucratico-militaire en URSS, puis oligarchique-capitaliste et toujours militaire, dans la Russie poutinienne. A la fois la même chose et pas la même : développement extensif et spatial, colonisation intérieure, exploitation absolue des producteurs, en sont les caractéristiques, et, sur le plan idéologique, l’idée impériale sous des formes différentes successives. Cette analyse de la Russie comme un fait social étatique – un « Etat-classe » – spécifique, qui n’est pas sans rappeler les caractérisations dites « russophobes » de Marx, implique bien sûr une utilisation du terme d’« impérialisme » différente de celle qui le définit strictement, d’après le titre du célèbre essai de Lénine paru en 1916, de « stade suprême du capitalisme ». Mais Lénine justement, emploie l’expression d’ « impérialisme militaro-féodal » pour la Russie (Le socialisme et la guerre, 1915), précise qu’en Russie, « … le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes (…) suppléent en partie, remplacent en partie, le monopole du capital financier contemporain moderne » (L’impérialisme et la scission du socialisme, octobre 1916), et, dans la brochure classique sur l’impérialisme, il caractérise la Russie comme l’Etat impérialiste le plus arriéré, « où l’impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. » La permanence de moyens étatiques et extra-économiques (au sens de non capitalistes) d’exploitation et d’extorsion « enveloppe » les rapports sociaux en Russie tsariste, en URSS et en Russie poutinienne, bien que ce soit à chaque fois un ou plusieurs stades économiques et sociaux différents. A mon avis, cette constatation, exacte, doit être nuancée du fait que l’impérialisme, au sens capitaliste proprement dit, combinant monopoles et exportation des capitaux et impliquant de toute façon un Etat fort, est également présent dans le stade tsariste finissant, en URSS elle-même (je laisse de côté ici cette question en renvoyant à deux articles (ici et là) discutant le point de vue de Z. Kowalewski puis plus généralement la catégorie trotskyste d’Etats ouvriers), et bien entendu actuellement. Mais quoi qu’il en soit, le fait impérialiste russe est bien réel et tout à fait fondamental. Ce fait est structurellement relié à une géographie politique dans laquelle la saisie de l’Ukraine est un élément vital, à la fois pour constituer l’empire russe en empire eurasien (à la fois européen et asiatique), lui conférant en outre l’accès aux « mers chaudes », et constitutif de l’identité impériale russe (et non pas nationale, peut-on préciser), dans laquelle la Russie s’autodéfinit comme empire ayant la mission de s’étendre, nationalité dominante absorbant des « peuples frères » (colonisés et niés), dont les deux premiers, définis comme des variétés secondaires de Russes, sont les Petits-Russiens et les Blancs-Russes (Ukrainiens et Bélarusses, mais ils ne sont justement pas appelés ainsi). Or, l’Ukraine apparaît comme nation moderne dès le XVII° siècle, avec certes déjà des archaïsmes et des contradictions qui produiront l’échec de sa révolution nationale constitutive devant la conquête russe : c’est en effet en 1648 et après, qu’une révolution « cosaque », le terme signifiant alors « libres » – hommes et femmes libres –, dirigée contre la noblesse polonaise, la place sur la scène historique. Cette prise de position historique, chez Z. Kowalewski, est développée dans son article en français de la revue Hérodote en 1989, et reprend un apport de l’historien national Hrouchevsky. Le fait impérial russe est donc structurellement relié, jusqu’à aujourd’hui, à la négation du fait national ukrainien. C’est dans ce cadre que le capitalisme se développe en Ukraine au XIX° siècle : il a donc un caractère colonial marqué, avec une bourgeoisie, un fonctionnariat et un prolétariat urbains très majoritairement russes avec une forte composante juive, une grande industrie, dans le Donbass, reposant sur des capitaux étrangers, et une majorité démographique paysanne ukrainienne (sauf des colons d’origines diverses, juifs, allemands, russes, tatars, ukrainiens … dans les steppes du Sud, celles où a grandi Trotsky, notons-le au passage). Les bolcheviks – et l’ensemble des marxistes du début du XX° siècle – confondaient petite production marchande et production capitaliste en gestation, ce qui, avec les préjugés nationaux, contribuera à leur faire prendre l’Ukraine pour une « nation de koulaks », alors que la majorité de la population y forme une « paysannerie prolétarienne » (formule du chercheur Robert Edelman, Proletarian Peasants ; The Revolution of 1905 in Russia’s Southwest, Cornell University Press, 1987), composée majoritairement de très petits propriétaires obligés de louer leur force de travail aux propriétaires capitalistes, et de purs ouvriers agricoles dans l’important secteur sucrier kiévien. Non, Lénine n’était pas vraiment un défenseur des nationalités opprimées. Le chapitre 3 de Révolutions ukrainiennes reprend un article de Z. Kowalewski diffusé en français en 2024, que nous avions publié et commenté dans Aplutsoc . Sa critique de Lénine est similaire à celle de Hanna Perekhoda. Pour se réapproprier notre histoire réelle, il faut briser une doxa établie : à propos des questions nationales, Lénine aurait été le meilleur défenseur des nationalités, leur reconnaissant le « droit à la séparation », et il aurait affronté ceux, sectaires et gauchistes, qui ne voulaient pas le leur accorder au motif de faire passer la révolution sociale avant, dont Rosa Luxemburg aurait été le prototype. Le problème est que Lénine, si le chauvinisme grand-russe lui insupporte bel et bien, envisage en fait une révolution qui maintient le cadre territorial de l’empire des tsars, sauf deux exceptions, la Finlande et la Pologne. Surtout, il est exclu chez lui que le parti prolétarien dans les nationalités opprimées, dont il ne conteste pourtant pas l’oppression, se mêle à leur lutte, et encore moins qu’il essaie de la diriger (y compris en Finlande et en Pologne : en Pologne, s’il critique la SDKPil de Rosa Luxemburg pour son sectarisme sur la question nationale, il rejette toute unité organisationnelle avec le PPS parce que celui-ci entend diriger la lutte nationale, une tache qui appartient à « la bourgeoisie »). Son fameux « droit à la séparation », c’est-à-dire à l’indépendance, est un mot creux, comme le feront remarquer, dans la révolution en Ukraine, aussi bien le partisan de la séparation Shakraï que l’adversaire de ce droit Piatakov. En effet, les intérêts bien compris du prolétariat prescrivent selon Lénine d’en déconseiller l’usage : « tu as le droit, mais je te conseille de ne pas t’en servir ». « Nous sommes généralement contre la séparation » (lettre à Stepan Chaoumian du 23 novembre/6 décembre 1913). Un peu comme un parti qui reconnait le droit de tendance et de fraction dans ses statuts mais les interdit dans la pratique. Ou comme un mari qui reconnait le droit au divorce de sa femme, mais elle n’a pas intérêt d’essayer … En pratique, le parti bolchevik est, en dehors des régions russes, un parti russe et donc un parti prolétarien de la nationalité colonialement dominante (les bolcheviks lettons, qui s’appelaient d’ailleurs jusqu’en 1917 social-démocrates lettons, sont la seule exception). Lénine défend en théorie l’expression du parti dans toutes les langues, mais en pratique elle n’est que russe : la plupart des militants bolcheviks en Ukraine ignorent l’ukrainien et souvent le considèrent comme un jargon de ploucs, de même que le yiddish est déconsidéré. Cette pratique une fois le pouvoir conquis, en octobre 1917, va devenir un trait central du national-étatisme bureaucratique par lequel la révolution russe va dégénérer. Un fait très frappant est que Lénine est bel et bien pour l’indépendance des nationalités opprimées dans les colonies européennes ou même en Irlande. Mais pas dans l’empire russe, et cela sans s’en être jamais expliqué ! Il est à noter que cette position, qui implique un attachement viscéral, inconscient ou semi-conscient, au cadre impérial russe (assortie de justifications « matérialistes » en faveur des grands Etats et des grandes échelles plus propices au développement des forces productives, etc.), se retrouvait chez les mencheviks (qui, à leur corps défendant, finiront à la tête de la Géorgie indépendante entre 1918 et 1921), et dans le Bund juif (en relation avec son refus d’une solution territorialiste à l’oppression nationale que subissent les juifs). Cela dit, Z. Kowalewski repère plusieurs « passages à la limite » de Lénine, où celui-ci dépasse une seconde ses propres limites. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours ponctuel. Il signale trois ou quatre « dissidences de Lénine envers lui-même ». Dans le texte de 1916 polémiquant avec les adversaires du droit à l’autodétermination, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, il réagit à la position de certains « gauchistes » polonais pour qui il ne fallait pas soutenir l’accession de la Norvège à l’indépendance, envers la Suède, en 1905, et salue le combat des sociaux-démocrates suédois contre toute intervention opposée à cette accession – sans aller, comme le souligne Z. Kowalewski, jusqu’à préconiser une position indépendantiste active du parti ouvrier, ce qui fut pourtant le cas des sociaux-démocrates norvégiens et suédois. Déjà dans une conférence à Cracovie en mars 1914, Lénine envisageaitn par intermittence, le soutien aux revendications d’indépendance, toujours en relation avec le cas norvégien, et tout en répétant qu’il est pour une grande République démocratique « internationale ». Le « dérapage » le plus important n’est connu que par plusieurs articles de la presse socialiste allemande, suisse et autrichienne : arrivé de Galicie en Suisse en novembre 1914, Lénine donne une conférence à Zurich où les émigrés politique de Russie de toute tendance affluent, et là, il affirme que l’Ukraine est à la Russie ce que l’Irlande est à l’Angleterre, et qu’elle doit être indépendante dans l’intérêt même du peuple russe. Attention : cet « emballement » est la suite directe de la mise en avant du fameux « défaitisme révolutionnaire » en faveur de la défaite russe dans la guerre, une position tranchée secouant beaucoup d’idées dominantes et de sentiments, Lénine, au tout début de la guerre et après la réalisation de l’union sacrée, cherchant la rupture révolutionnaire avec les patriotes comme avec les pacifistes. Ajoutons que Lénine, en décembre 1919, a tenu devant la direction du Parti bolchevik un discours sur l’Ukraine sur lequel la prise de note était interdite, et qui est resté mieux caché que le « discours secret » de Khrouchtchev en 1956 puisqu’on ignore son contenu ! Mais au final, ne doit-on pas accorder à Lénine le fait que son « dernier combat », selon l’expression de Moshe Lewin, contre Staline, contre (explicitement) la bureaucratie, a démarré sur la question nationale ? Z. Kowalewski en souligne surtout les limites : énorme divergence tactique avec Staline, certesn mais le but programmatique, l’Etat unitaire de très grande taille et multinational, était en principe le même – et contenait, sans que cela ne gène Staline alors que Lénine en était révulsé, la domination brutale grand-russe traditionnelle. C’est pourquoi je ne dirai pas, quand à moi, que Lénine n’était pas, au sens de « pas du tout », un défenseur des nationalités opprimées, mais qu’il ne l’était « pas vraiment », nuance, ce qui veut dire qu’en pratique comme, in fine, en théorie, il défendait un appareil d’Etat impérial et dominateur qui allait lui échapper, mais qu’il n’appréciait pas du tout l’oppression nationale, à la différence de Staline, et a qu’il a terminé son parcours comme un révolutionnaire, s’opposant à l’appareil d’Etat qu’il avait reconduit et amplifié, et en le sachant … Notons tout de même que ce dernier combat, absolument tragique, a eu pour effet l’appellation d’URSS, dont la première apparition était sa revendication … par les communistes-indépendantistes ukrainiens fin 1919. Lui était associée la reconnaissance constitutionnelle du droit formel à la séparation des 13 républiques non russes, jamais officiellement abrogé : ces 13 républiques en useront, en 1991, alors que les nationalités comprises dans la prétendue « Fédération de Russie » ne pourront pas en faire autant … Rétablir la mémoire des marxistes indépendantistes ! Lénine n’a donc pas fait que s’opposer aux « négateurs » de la question nationale, mais aussi aux défenseurs des droits nationaux effectifs, alors qu’il existait une tradition marxiste importante de ce côté-là, aujourd’hui absente « des anthologies », comme l’écrit Z. Kowalewski. Ce fut la tradition du PPS polonais, avant qu’il n’éclate en plusieurs courants après 1905, avec deux théoriciens de premier plan : Kazimierz Kelles-Kraus – thème des premiers travaux de l’historien Timothy Snyder – et Felix Perl, celles des social-démocrates ukrainiens avec Lev Yurkevitch avant 1917, puis Shakraï et Mazlakh que nous croiserons ici, celle de James Connoly en Irlande, seul à avoir été « sauvé » dans ces « anthologies ». Sous une forme particulière, Ber Borokhov, sioniste-ouvrier, est aussi un partisan de l’indépendance de nations territorialisées. Kazimierz Kelles-Kraus. ![]() ![]() Felix Perl. La principale anthologie en question est celle sur Les marxistes et la question nationale, parue en 1974 sous l’égide de Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weil, qui apportait des connaissances lorsqu’elle parut, mais à laquelle on ne peut se tenir. Les auteurs reproduits sont, après Marx et Engels : Kautsky, Luxemburg, Renner, Bauer, Strasser, Pannekoek, Lénine, Staline, Connolly. Il y avait en fait, schématiquement, quatre courants ou quatre types d’approches : l’orthodoxie mi-figue mi-raisin qui va de Kautsky à Lénine, l’internationalisme « gauchiste » (Luxemburg, Pannekoek, d’ailleurs pas identiques), l’ austro-marxisme (Bruno Bauer, et son répondant bundiste : Vladimir Medem, absent de l’anthologie), dont l’apport spécifique sur les droits non territoriaux est essentiel, et les marxistes indépendantistes, représentés ici uniquement par Connolly : l’exception Connolly, anglophone et séparé du marxisme d’Europe centrale, est ainsi quasi réduite à un statut folklorique. James Connolly. ![]() On remarquera que la totalité des théoriciens marxistes-indépendantistes signalés ici appartiennent eux-mêmes à des nations opprimées. Leurs conclusions politiques pratiques se ramènent à quatre thèses selon Z. Kowalewski. Premièrement, dans un Etat comme la Russie, il n’y aura pas qu’une seule révolution « une et indivisible », mais une pluralité de révolutions qui doivent faire éclater l’empire ou échouer. Deuxièmement, les mouvements nationaux, comme les mouvements prolétariens et comme tous les mouvements d’opprimé.e.s, ont une expérience historique constitutive propre dont il faut partir pour l’analyse. Troisièmement, la séparation et l’indépendance sont le passage obligé (pas forcément définitif eu égard à l’avenir plus lointain, mais obligé dans l’époque révolutionnaire actuelle). Quatrièmement, « il est du devoir des mouvements socialistes de se battre pour la direction politique des mouvements nationaux », ce qui revient à dire que le prolétariat doit prendre la tête des luttes d’émancipation nationale. Lénine, pourtant, à bien des égards, le plus nuancé des bolcheviks qu’il a lui-même formés, était opposé clairement et frontalement à chacun de ces quatre points, apportant ainsi par avance une limitation décisive aux révolutions. 1917. En 1917, la révolution dite de février renverse le tsarisme en mars – et l’on peut ajouter au récit de Z. Kowalewski l’importance des hommes de troupe ukrainiens dans la révolution à Petrograd, tant en février que contre Kornilov fin aout début septembre. Le 1° mars la foule déferle à K’yiv, et l’historien national ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky, de retour de résidence surveillée à Moscou, suscite la formation d’une rada. Dans les récits habituels, la « rada » était présentée comme un pouvoir parlementaire « bourgeois », voire un ramassis de « petits-bourgeois » et d’associations culturelles, par opposition aux soviets, mais en fait, rada en ukrainien veut dire conseil, soviet. Cet organisme est formé à K’yiv par des organisations politiques – exactement comme le soviet de Petrograd à ses débuts – et va voir s’agréger à lui, par deux congrès successifs, les délégués des congrès de militaires ukrainiens de toute l’armée, et, par leur intermédiaire, ceux du congrès paysan puis du congrès ouvrier panukrainien. La coloration politique de ces délégués est majoritairement socialiste-révolutionnaire ukrainienne, le PSRU ayant été fondé en avril 1917 (Hrouchevsky l’a rejoint), mais, par un apparent paradoxe, c’est le parti ouvrier ukrainien, social-démocrate, qui fournit les cadres politiques dirigeants de la rada, dont son principal porte-parole, Volodymyr Vynnytchenko. La base SR ukrainienne, paysanne, est beaucoup plus « de gauche » et combative que les dirigeants tant SR que sociaux-démocrates. Les minorités nationales russe et juive sont représentées directement par leurs propres partis (SR russes, mencheviks, Bund, Poale Tsion – dans les sources historiographiques il n’est pas fait mention de bolcheviks). Hrouchevsky. ![]() Cependant, ces minorités, et l’importante classe ouvrière urbaine russe, ont formé leurs propres soviets, employant le mot russe, la différence entre soviets et radas ne portant donc pas sur le caractère conseilliste ou parlementaire des uns et des autres, ni sur leur représentativité (eu égard à la population dans son ensemble, les radas sont les plus représentatives), mais sur leur appellation nationale renvoyant implicitement à leur composition nationale. C’est dans les soviets, russophones de fait voire russes, que les bolcheviks sont vraiment présents. Ils sont décentralisés, voire disloqués, selon les divisions administratives tsaristes : gouvernorat du Sud-Ouest (K’yiv, Volhynie, Podolie, Poltava, Tchernivstsi), et de Donetsk-Krivyi Rih, incluant Kherson et Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipro), dit Krivdonbass, plus Kherson et la Tauride, le front roumain, et la flotte de la mer Noire. Cet éclatement, paradoxal eu égard aux principes organisationnels bolcheviques, s’explique justement par l’ignorance de la question nationale ukrainienne et l’absence totale d’unité organisationnelle des bolcheviks à l’échelle de l’Ukraine, chaque branche régionale étant directement reliée à Petrograd. L’orientation de la rada, influencée par la social-démocratie ukrainienne, combinait l’affirmation croissante du fait national ukrainien à l’idée que la révolution en était à son stade « démocratique bourgeois » qu’il convenait de ne pas dépasser, idée commune au départ aussi aux sociaux-démocrates russes, mencheviks et bolcheviks. Dès son apparition, la rumeur court qu’elle va proclamer un gouvernement provisoire ukrainien indépendant, mais elle n’en fait rien, bien qu’elle soit souvent perçue comme tel et qu’elle finira par le devenir. Son « 1° Universal » (un terme cosaque), le 23 juin, sans aller jusqu’à dire « indépendance », proclame la liberté et la libre administration de l’Ukraine, mais, sous la pression du gouvernement provisoire russe, elle opère un premier recul par le second Universal du 16 juillet, suivi de la tentative de coup de force d’un régiment ukrainien pour la contraindre à prendre tout le pouvoir – le parallèle avec l’ « insurrection de juillet » à Petrograd demandant aux soviets de faire de même est frappant. La totale « autonomie nationale-territoriale » de l’Ukraine, comme le partage des terres, sont renvoyés à l’Assemblée constituante russe. V. Vynnytchenko fera lui-même, peu après, l’autocritique de cette orientation modérée des sommets de la rada. Mais ce serait une erreur historique totale de croire que les bolcheviks et les soviets russes en Ukraine furent « plus à gauche ». A K’yiv, où les bolcheviks seront quelques milliers, leurs dirigeants Youri Piatakov et Evgenia Bosh s’opposent d’abord aux Thèses d’avril, puis se divisent sur la manière de les accepter (car la base les soutient), tout en étant d’accord sur le rejet du « droit à l’autodétermination » ukrainien qui pourrait être dépassé et résolu par la révolution allant vers le socialisme. Dans le Krivdonbass, ou ils ont leur organisation la plus puissante et font 18% des voix à la constituante, ils sont prêts à reconnaître le droit à la séparation d’une Ukraine … dans laquelle ils ne s’incluent pas, le Krivdonbass devant être rattaché à la « Russie des soviets ». Sur cette situation et les développements qui s’ensuivent dans le Donbass, on se référera très utilement aux travaux de Hanna Perekhoda. Iouri Piatakov. ![]() ![]() Evgenia Bosh. On a en Ukraine deux processus révolutionnaires parallèles, qui ne vont interférer qu’à la fin de l’année 1917 : celui des masses prolétariennes ukrainiennes, à majorité paysanne, et celui des masses prolétariennes russes et russifiées (et un troisième mouvement, ajouterais-je, celui du prolétariat juif pris en étau). Les révolutions d’octobre russe et ukrainienne. Lors de la révolution d’octobre à Petrograd, la rada constitue un Comité national de défense de la révolution destiné à combattre les secteurs de l’armée qui passeraient par l’Ukraine pour attaquer Petrograd, tout en condamnant l’insurrection d’octobre qui divise « la démocratie révolutionnaire », ce qui conduit Piatakov, qui avait rallié ce comité, à le quitter dans la journée qui suit. Il n’y aura pas de velléités de coups de force de la part des bolcheviks en Ukraine avant décembre, mais ce sont des troupes russes fidèles au gouvernement provisoire qui attaquent les soviets, avant la rada, à K’yiv : cette attaque est défaite par les ouvriers russophones de l’Arsenal, que la rada soutient. A Kharkiv, principal centre du Krivdonbass, le soviet d’ouvriers et de soldats dirigé par le bolchevik Artom-Sergueiev partage le pouvoir avec le Comité militaire et la Douma municipale, tous reconnaissant la rada centrale. En fait, l’équivalent, dans l’immédiat, de la révolution d’Octobre en Russie, qui concentre le pouvoir dans les soviets que dominent bolcheviks et SR de gauche, est, en Ukraine, le passage du pouvoir aux mains de la rada et des rada locales, avec le soutien plus ou moins explicite ou plus ou moins confus, des soviets. En l’absence de Piatakov déplacé à Moscou dans l’administration bancaire centrale, les soviets de K’yiv, sur proposition des bolcheviks, reconnaissent mi-novembre le pouvoir de la rada centrale, tout en lui demandant de convoquer un congrès des soviets appelé à la transformer en « rada centrale des soviets » : c’est une évolution pacifique du pouvoir de la rada qu’envisagent alors les bolcheviks ukrainiens. Le résumé de Z. Kowalewski permet une mise au clair envers une histoire généralement présentée de manière périphérique, allusive et confuse : le parallélisme des deux révolutions en 1917 conduisait non pas à la seule révolution russe d’Octobre, mais à une révolution ukrainienne à côté d’elle, de même que l’on avait des révolutions finlandaise, géorgienne, lettonne, et sans doute d’autres. Le programme social – terre aux paysans, usines aux ouvriers – et démocratique – égalité des femmes, reconnaissance des droits démocratiques et culturels des russes et juifs dans un futur Etat ukrainien- de la rada, est tout à fait de même portée que les mesures du second congrès des soviets, celui de la révolution d’Octobre, à la différence près toutefois, que la rada appelle à attendre la mise en place d’une constituante ukrainienne, dont la convocation était annoncée pour janvier 1918. Le 3° « Universal » de la rada, le 20 novembre 1917, proclame la République populaire ukrainienne, mais tout en affirmant qu’elle ne se sépare pas de la République russe. Cette demi-mesure nationale va avec la demi-mesure agraire : le grand partage des terres est annoncé pour après la formation de la constituante ukrainienne, laquelle doit faire suite, si l’on comprend bien – Z. Kowalewski ne précise pas la chose, qui a dû être passablement embrouillée en fait – à celle de la constituante « panrusse » (que les bolcheviks vont dissoudre après en avoir assumé l’élection). Or, le second congrès panrusse des soviets à Petrograd, lors de la révolution d’Octobre, a appelé les paysans à prendre les terres, appel bien sûr entendu en Ukraine. Ces atermoiements y profitent dans une certaine mesure aux bolcheviks, mais surtout aux SR de gauche, qui, eux, apparaissent comme un parti ukrainien, et à la fois paysan et ukrainien. Début décembre, une ligne putschiste, impulsée par Evgenia Bosh et par le frère ainé de Iouri Piatakov, Leonid Piatakov, voit une partie des bolcheviks de K’yiv tenter d’entrainer des unités militaires et les ouvriers de l’Arsenal contre la rada. Le soviet des soldats, également bolchevik, les désavoue, et la masse des soldats ne suit pas ; la rada n’a pas de mal à renvoyer les soldats non ukrainiens en Russie, et libère rapidement les chefs bolcheviks arrêtés. Un peu plus tard, le 16 décembre, les bolcheviks principalement kiéviens impulsent la tenue d’un congrès des soviets d’Ukraine, espérant gagner des paysans impatients des atermoiements de la rada ; mais celle-ci retourne une majorité des délégués. Parallèlement, le pouvoir bolchevik à Petrograd commence à hausser le ton au motif que la rada laisse passer les cosaques qui se regroupent sur le Don pour faire la guerre au nouveau pouvoir. La rada, elle, dit laisser passer ceux des cosaques qui, ayant quitté l’armée, rentrent chez eux dans le Don, et seulement ceux-là. Au congrès des soviets du 16 décembre, le dirigeant bolchevik Vassyl Shakhraï qualifie les menaces de Petrograd de malentendus, avant de quitter la salle. Selon Z. Kowalewski, on a alors un imbroglio dû au fait que la direction de la rada, « petite-bourgeoise », ne veut pas réaliser, alors qu’elle le pourrait, une séparation totale d’avec la Russie, ce qu’une direction bourgeoise, comme en Finlande à cette date, aurait su faire, et ce qu’une direction prolétarienne aurait pu faire elle aussi, pour ensuite s’allier à égalité avec la République russe. Il remarque que l’idée contradictoire d’une Ukraine « libre » ayant un lien fédéral avec la Russie, désormais acceptée dans les messages du Conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine, est en opposition avec ce que celui-ci a écrit sur les questions nationales, où il n’envisageait que la séparation ou bien une République unitaire, tout autant qu’elle est en opposition avec une position nationaliste conséquente. En disant toujours faire partie d’une Russie « fédérale » dans laquelle elle conteste le pouvoir existant, la rada prolonge, d’une manière dangereuse pour les bolcheviks, ses ambigüités envers l’ancien gouvernement provisoire, et donne des motifs aux interventions russo-bolcheviques. Hrouchevsky et Vynnytchenko restent en effet attachés au programme d’une « Russie fédérale » dans laquelle l’Ukraine s’auto-gouvernerait, et qui était initialement pour eux la voie d’un développement capitaliste et démocratique de l’ancien empire russe. Assumer jusqu’au bout l’indépendance nationale se serait sans doute, par un apparent paradoxe, combiné à une politique sociale plus conséquente, portant atteinte à la propriété foncière et capitaliste, comme en Russie rouge. Ces deux des trois principaux dirigeants nationaux ukrainiens tireront par la suite cette conclusion, à la différence du troisième, Semion Petlioura, qui s’oriente de plus en plus à droite, cherchant la guerre avec les bolcheviks dans le secteur de Kharkiv, mais écarté des affaires militaires par la rada, pour cette raison. Du côté bolchevik, Z. Kowalewski suggère que Trotsky avait probablement une position propre, mais complexe, envisageant d’accepter l’indépendance d’une Ukraine « bourgeoise », mais n’hésitant finalement pas à porter la guerre en territoire ukrainien pour la lutte contre les blancs et les cosaques russes, tout en surprenant tout le monde – les Allemands, la rada, et peut-être bien Lénine ainsi que Staline – en permettant la présence d’une délégation de la rada aux négociations de Brest-Litovsk. Lors d’une conférence bolchevique à K’yiv tenue à la suite de l’échec du « congrès des soviets » du 16 décembre, un secteur du parti impose la proclamation d’un parti bolchevik ukrainien, prenant acte – enfin ! – de l’existence d’un pays dénommé Ukraine … mais un parti toujours membre du Parti bolchevique panrusse, ce qui, critique Vassyl Shakhraï, lui coupe toujours le chemin des plus larges masses … Les 24-25 décembre 1917, les bolcheviks récidivent leur tentative du 16, à Kharkiv, allant cette fois-ci jusqu’au bout dans la mesure où ils contrôlent complétement un congrès soviétique ne représentant sans doute pas de larges secteurs, et faisant proclamer par ce congrès une République populaire ukrainienne (même appellation que celle de la rada de K’yiv) soviétique (en russe) et radiantsy (en ukrainien), présidée par Evgenia Bosh (notons qu’elle enverra elle aussi un délégué à Brest-Litovsk, ce sera Vassyl Shakhraï). Les soviets de Kharkiv ne la reconnaissent même pas : avec la majorité des bolcheviks du Krivdonbass, ils veulent créer leur propre république, mais rattachée à la Russie. Dans une confusion croissante, la possibilité existait encore d’une fusion des soviets et des radas en une République ukrainienne soviétique de la « démocratie révolutionnaire » : le Secrétariat de la rada appelle à la paix, le second congrès paysan panrusse avec l’appui du pouvoir de Petrograd envoie une délégation SR de gauche, Vynnytchenko appuie même un pseudo-complot de SR de gauche ukrainiens censés le renverser pour faire fusionner rada de K’yiv et soviet de Kharkiv, et c’est dans cette atmosphère que le 4° Universal de la rada (et dernier) proclame l’indépendance totale de la République le 24 janvier 1918 … Le dérapage : la Russie attaque l’Ukraine. Le dérapage généralisé se produit fin janvier, pendant les négociations de Brest-Litovsk notons-le. D’une part, une armée rouge attaque l’Ukraine : on ignore qui en a pris la décision ! Pas Lénine ni le centre, mais des sous-chefs militaires autoproclamés, sauf que Lénine et le centre vont les couvrir et les soutenir … Son chef est un général issu du corps des officiers tsaristes, disant adhérer au parti SR de gauche russe, Mikhail Mouraviov, qui prend Poltava avec une petite troupe de quelques centaines d’homme, laquelle va par la suite s’étoffer d’anciens soldats, de gardes rouges venus de Petrograd et de Moscou, et d’individus divers en errance – une armée « lumpen ». A Poltava il remplace le soviet local, bolcheviks compris, par un soviet « pertinent » (sic), c’est-à-dire installé d’en haut par la force. D’autre part, à K’yiv, la tension monte entre les ouvriers de l’Arsenal et les milieux ouvriers, d’une part, et les unités de Cosaques libres, groupes les plus réactionnaires parmi les partisans de la rada, aboutissant à des affrontements entre les ouvriers et les « cosaques ». Une tentative de rallier ou neutraliser une partie de ceux-ci est sabotée par le chauvinisme anti-ukrainien d’un émissaire bolchevik qui, en bon colon, qualifie l’ukrainien de « langue des chiens ». Cet affrontement, d’abord social, devient national, les partis russes et juifs dans la rada se désolidarisant de celle-ci, dans laquelle, à l’inverse des plans de Vynnytchenko, les SR de droite et les éléments réactionnaires liés à Petlioura prennent l’ascendant. Les combats à K’yiv durent une semaine ; Z. Kowalewski n’aborde pas la question du nombre de victimes : diverses sources parlent de plusieurs centaines, dont le dirigeant bolchevik Olexandr Horvits qui avait milité pour un parti bolchevik ukrainien. La troupe de Mouraviov prend la route de K’yiv et bat puis massacre un corps expéditionnaire pro-Rada, à Kruty, dont 24 lycéens sommairement exécutés : les martyrs de Kruty deviendront la première image antibolchevique dans la tradition nationaliste ukrainienne ultérieure. Mouraviov appelle ses soldats à tuer et à piller, et ils ne s’en privent pas : grossis à environ 7500 hommes, ils entrent à K’yiv les 4-5 février, massacrent nombre d’officiers et d’anciens soldats, mais aussi un peu toute sorte de gens, y compris des bolcheviks (Skrypnik, futur dirigeant de la RSS d’Ukraine de 1923 à son suicide en 1933, a failli y passer), accusés d’être des petliouristes bourgeois dès qu’ils avaient des documents en langue ukrainienne. Cette occupation de fait impérialiste, totalement extérieure, s’écroulera d’elle-même à l’annonce de l’avancée des troupes allemandes, qui ramènent la rada (pour peu de temps : ils vont la remplacer par l’hetman Skoropadsky), en une panique générale. Cette invasion chauvine est une catastrophe pour la révolution prolétarienne, aussi bien la russe, qu’elle corrompt et dont elle affiche les déviations, que l’ukrainienne, qu’elle détruit. Contre-révolutionnaire sur toute la ligne, elle est d’une importance historique : « Légitimée d’abord à un niveau inférieur, par Antonov-Ovseenko, puis au plus haut niveau par Lénine, la guerre russo-ukrainienne du début de l’année 1918 a été la première guerre de conquête menée par la révolution russe contre une autre nation. » Lénine a couvert et défendu Mouraviov, qui jouera un rôle clef dans l’étranglement de la Russie rouge en juillet 1918 au début de la grande guerre civile, et sera alors abattu. Aucune auto-critique de ce « dérapage » n’a été faite, bien au contraire : la doxa bolchevique fera de toutes les forces qui se trouvaient avec la rada des forces bourgeoises ou nationalistes réactionnaires, et des armées rouges les représentantes de la révolution. Z. Kowalewski rappelle à juste t |









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