Dans une très forte enquête, « Mediapart » et « Libération » révèlent les méthodes illégales des gendarmes mobiles pour réprimer la manifestation de Sainte-Soline de mars 2023. – Capture d’écran / Mediapart
Les vidéos des caméras-piétons des gendarmes sur la manifestation de Sainte-Soline montrent une « violence extrême », dit Hélène, membre d’un collectif de manifestants. Ils « sentent qu’ils ne risquent pas grand-chose ».
Dans une enquête publiée le 5 novembre, Mediapart et Libération révèlent le contenu des enregistrements des caméras-piétons des gendarmes déployés pour réprimer la manifestation de Sainte-Soline, en mars 2023. L’opération avait fait 200 blessés (dont 40 graves) parmi les manifestants, présents pour dénoncer la construction d’une mégabassine dans les Deux-Sèvres.
Les dizaines d’heures d’images analysées par Mediapart et Libération montrent que les gendarmes ont multiplié les « tirs tendus » de grenades, une technique interdite car potentiellement létale. On y entend également les gendarmes traiter de « pue-la-pisse » les manifestants, qualifier de « vrai kiff » le fait d’en avoir éborgné, décrire cet affrontement sanglant comme un « Nirvana » « magnifique » et « attend[u] depuis dix ans »…
Reporterre s’est entretenu avec Hélène, une des 73 membres d’un collectif de manifestants de Sainte-Soline ayant saisi la Défenseure des droits.
Reporterre — Quelle est votre réaction aux vidéos révélées par « Libération » et « Mediapart » ?
Hélène — Nous avons été effarés par la violence extrême et décomplexée des gendarmes, et par la jouissance qu’ils semblent ressentir en en faisant usage. Les vidéos montrent qu’ils ont effectué des tirs tendus de grenades de manière systématique, à la demande de leur hiérarchie. Il ne s’agit pas du tout d’actes isolés, commis par erreur. Ces vidéos confirment ce que nous disons depuis le début : la violence était du côté de la gendarmerie.
Dans les vidéos, les gendarmes cachent parfois leurs caméras. On voit malgré tout qu’ils sont à peu près certains de ne pas être poursuivis. On en entend un faire de l’humour avec son supérieur au sujet des tirs illégaux qu’il vient d’effectuer, et qui ont touché quelqu’un en pleine tête. Il ironise sur le fait qu’il n’avait pas le choix, qu’il avait dû s’adapter au vent… Son superviseur lui répond qu’il pourra témoigner en sa faveur en riant.
« Résidus de capote », « pue-la-pisse », « illuminé » : on entend les gendarmes utiliser des termes extrêmement dégradants pour vous qualifier…
Sur le coup, nous avions déjà senti que nous n’étions plus considérés comme des êtres humains. L’entendre aussi crûment, c’est bouleversant, parce qu’on sait quelles ont été les conséquences de cette déshumanisation.
À un moment, l’un d’entre eux dit : « Faut qu’on les tue » ; un autre qu’il faut nous « massacrer ». Il y a un contraste immense entre la légèreté avec laquelle ces mots sont prononcés, et leurs effets dans le réel. Des manifestants ont failli être tués. La vie de beaucoup d’entre eux a été fracassée. Des chairs ont été arrachées, des projectiles retrouvés à l’intérieur de corps. Certains manifestants ont toujours des séquelles de cette journée, et en auront toute leur vie.
« L’un d’entre eux dit : “Faut qu’on les tue” »
Il y a aussi beaucoup d’insultes sexistes et homophobes : « fils de pute », « enculé »… La gendarmerie est une institution très masculine. Il faut s’interroger sur la manière dont elle peut produire ce genre de comportement, que ce soit par le recrutement ou la formation. On voit bien, dans les vidéos, que ces comportements sont tolérés, voire encouragés par la hiérarchie. Il n’est jamais dit, à aucun moment, que s’exprimer de cette façon pose problème.
Qu’est-ce que ces images disent de l’institution policière et de la manière dont elle perçoit les militants écologistes ?
Je crois que cela montre que les forces de l’ordre ne sont pas faites pour protéger la population, contrairement à l’idée que l’on peut en avoir. Elles sont faites pour protéger des intérêts, en l’occurrence privés, puisque la mégabassine n’était pas construite par l’État.
Les forces de l’ordre n’ont pas du tout agi dans l’intérêt général. Un tel mépris à l’égard d’une partie de la population pose également un problème démocratique. Ces vidéos donnent l’impression que nous n’existons pas, à leurs yeux, en tant que citoyens et citoyennes ; que notre parole n’a pas à être entendue, puisque nous serions des « fils de pute », des « chiens ». La contestation n’est pas tolérée. Nous sommes réduits à des ennemis, à des adversaires, qui doivent être punis suffisamment fort pour ne plus jamais avoir envie de revenir manifester.
La mobilisation de Sainte-Soline a été exceptionnelle en nombre de grenades lancées, mais il faut rappeler que la violence de la police n’est pas exceptionnelle. Dans les quartiers populaires, elle s’exerce depuis de nombreuses années. La plupart des personnes qui meurent de crimes policiers sont des personnes racisées.
Les militants écologistes sont-ils devenus une cible de choix pour les forces de l’État ?
Cette violence et ces insultes ne viennent pas de nulle part. Elles sont en lien avec un discours gouvernemental qui a infusé au sein des forces de l’ordre. [Le ministre de l’Intérieur de l’époque] Gérald Darmanin a construit une figure de l’écolo comme ennemi, en disant avant la manifestation qu’il fallait s’attendre à une très grande violence, que les personnes présentes voulaient tuer les gendarmes et les institutions… Après coup, il a qualifié les manifestants d’« écoterroristes ».
« Darmanin a construit une figure de l’écolo comme ennemi »
Globalement, les militants écologistes sont de plus en plus réprimés. Pas seulement par la police, mais aussi par la justice, avec des peines de prison prononcées pour de la désobéissance civile, ou pour des dégradations assez mineures. Le macronisme entraîne le pays dans une dérive antidémocratique. La contestation ne semble plus tolérée. Tout ce qui ne veut pas rentrer dans le rang est considéré illégitime et criminalisé.
Craignez-vous qu’une éventuelle arrivée de l’extrême droite au pouvoir, en 2027, libère d’autant plus la violence policière qui s’exprime de manière manifeste dans ces vidéos ?
On voit déjà, dans ces vidéos, que les gendarmes ont le sentiment de ne pas risquer grand-chose. Avec l’extrême droite au pouvoir, ils se sentiraient d’autant plus légitimes.
Que faudrait-il faire pour réformer la police, éviter que ce genre de situation se reproduise ?
Certaines armes devraient clairement être interdites, notamment les LBD [lanceurs de balles de défense], comme le recommande d’ailleurs la Défenseure des droits. Idem pour les grenades GM2L, qui blessent beaucoup trop gravement. Les grenades lacrymogènes, en tir tendu, peuvent également tuer. En France, la police est surarmée, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres pays.
En ce qui concerne Sainte-Soline, et les mégabassines en général, le problème est aussi politique. Les choses auraient pu être faites autrement, sans passer par un dispositif de maintien de l’ordre extrêmement violent. Si on nous avait laissé accéder à la bassine, par exemple, il ne se serait pas passé grand-chose. Il ne pouvait pas y avoir de dégradation. Notre présence aurait été symbolique.
Il était également possible de faire un moratoire sur les mégabassines, ou simplement d’essayer de rétablir le dialogue plutôt que de passer en force, ce qui ne peut qu’engendrer de la violence.
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