En France, 22 % des 18-30 ans disent ne pas se reconnaître dans les deux catégories de genre homme ou femme — selon un sondage Ifop pour Marianne publié en novembre 2020
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Si vous avez déjà entendu parler des termes « non-binaire », « queer », « drag-queen », « cis-genre », “théorie du genre ou théories du-des genres”, vous avez touché du doigt les concepts/notions qui font — encore —l’objet d’une vive polarisation dans le débat public et sur les réseaux sociaux depuis quelques années.
La question du genre est en effet devenue centrale dans notre société, suscitant passion, débats et parfois confusion.
Le genre, une construction sociale ou un destin/fatalité
biologique ?
L’une des philosophes ayant le plus réfléchi sur le sujet se nomme Judith Butler.
La philosophe américaine a en effet révolutionné notre compréhension du genre en introduisant, entre autres, le concept de performativité du genre. — En réalité, l’ouvrage de Butler est bien plus dense que ça, mais aujourd’hui, pour des raisons didactiques évidentes, je ne vais évoquer que le concept de la “performativité du genre”.
Et puis, certains me reprochent déjà assez le fait que je ne sois pas davantage concis dans mes articles !
Bref — pour en revenir au propos de l’article — son ouvrage « Le trouble dans le genre » a d’ailleurs marqué un tournant dans la pensée féministe et queer.
Dans ce livre, Judith Butler remet en question les idées préconçues sur le genre/sexe biologique, en soutenant que le genre n’est pas une essence naturelle ou innée, mais plutôt la résultante d’une “performance”, une série d’actes répétés qui créent, consolident et maintiennent notre identité de genre.
Imaginez que le monde dans lequel on vit soit une gigantesque pièce de théâtre.
Chaque jour, nous jouons/répétons un rôle en adoptant des comportements, des manières de parler, de nous habiller etc. qui vont être associés à tel genre ou tel autre genre.
Par exemple, très tôt, on inculque aux garçons de se tenir d’une certaine manière, de ne pas pleurer. On différencie les vêtements donnés aux nourrissons.
On encourage les garçons à jouer à certains types de jeux comme la bagarre, la voiture, le policier ou cowboy, à adopter certains comportements, à avoir une coupe de cheveux dite masculine, etc.
À l’inverse, on encourage les filles à être douces, à porter des robes, à jouer avec des poupées, des talons, à jouer les rôles de maman, maîtresse, à avoir des cheveux longs, etc.
Pourtant, on le sait, aucun enfant ne naît avec un chiffon ou un tablier, des gants de boxe ou des voitures.
Il y a donc une construction sociale dans le genre.
Par “performativité du genre”, il faut entendre deux acceptions selon Judith Butler :
→ Le terme performatif – qui renvoie dans le domaine linguistique – à l’énoncé qui réussit à accomplir quelque chose du fait même qu’il est énoncé : ainsi quand le maire dit “je vous déclare mari et femme”, l’énoncé est performatif puisqu’au moment où c’est énoncé, les individus deviennent bel et bien mariés
Les discours/énoncés ont donc une incidence concrète dans la création/consolidation des identités de genre.
→ La notion de “performance” [dans le sens de performance théâtrale, répétitions, rôle, etc.]
I) LA PERFORMANCE
À ce propos, je me permets de partager une petite anecdote personnelle, qui illustre assez bien ce que Judith Butler entend par “performance” du genre.
Il y a quelques années, alors que je m’apprêtais à rencontrer pour la première fois le grand-père de mon ex-compagne, celle-ci m’avait prodigué quelques conseils pour “bien passer” auprès de lui et, plus largement, auprès des hommes de sa famille.
Il fallait, disait-elle, parler d’une voix assurée, serrer la main fermement, et – tandis que les femmes (ma compagne et sa grand-mère) s’affairaient à la cuisine – proposer plutôt mon aide pour la mécanique ou le bricolage, notamment pour tenter de redonner vie à la vieille Mercedes qui traînait au fond du jardin.
Je voulais évidemment faire bonne impression.
J’ai donc “joué” le rôle du bonhomme, avec conviction et application.
Et il faut croire que la performance fut réussie, puisque mon honneur « d’homme » fut sauf ! Une mise en scène que j’ai d’ailleurs dû reproduire à plusieurs reprises lors des repas ou réunions de famille.
Avec le recul, cette expérience m’a beaucoup fait réfléchir (et sourire aussi). Elle montre à quel point, dès le plus jeune âge, nous sommes conduits à “jouer” certains rôles associés à des identités de genre.
Ces rôles ne sont pas innés : ils se construisent et se consolident à force de répétition.
C’est précisément cette répétition – ce “faire comme si” répété – qui finit par donner au genre l’apparence d’une nature, d’une évidence. Plus nous reproduisons les gestes, les attitudes, les postures considérées comme “masculines” ou “féminines”, plus elles s’ancrent en nous, jusqu’à paraître naturelles.
Autrement dit, et telle est la thèse de Judith Butler, c’est en répétant ces performances que le genre se construit et se solidifie.
Joan Rivière, une éminente psychanalyste britannique, décrivait déjà la féminité comme une mascarade : une mise en scène sociale destinée à dissimuler le désir ou l’identité.
Par exemple, et on l’observe souvent autour de nous/dans des fictions, une femme compétente et affirmée va parfois aller contre son caractère et “jouer à être féminine” – en adoptant une robe, un sourire, une douceur feinte – pour rassurer les hommes sur sa “féminité” et éviter d’être perçue comme trop « dominante », « menaçante », bref trop « masculine ».
Ainsi, que ce soit par stratégie sociale, par habitude ou par conformisme, nous performons le genre sans cesse, souvent sans en avoir conscience.
Et d’après Judith Butler, c’est précisément dans cette répétition inconsciente que réside la puissance du dispositif de genre : ce n’est pas qu’il existe une essence féminine ou masculine, mais plutôt des codes culturels, appris, mimés, et perpétuellement rejoués.
II) LE DISCOURS PERFORMATIF
Vous l’aurez compris. Si le genre se joue et se répète, il se dit aussi.
Le langage, pour Butler, n’est pas neutre : il produit du réel. C’est lui qui, à travers les mots, les normes et les catégories qu’il véhicule, fabrique les identités de genre.
Lorsqu’on dit d’un enfant : « c’est une fille » ou « c’est un garçon », on ne fait pas qu’énoncer un constat biologique. On inaugure une trajectoire sociale, on installe l’individu dans un ensemble de comportements attendus, de manières de parler, de se tenir, de se vêtir, de désirer.
C’est pourquoi Butler parle de discours performatif : le langage ne se contente pas de décrire le monde — il le crée.
Ce pouvoir de création s’exerce à travers des institutions (l’école, la famille, la médecine, la religion, le droit, les médias) qui fixent les normes de ce qu’il est “normal” d’être en tant qu’homme ou femme.
Le langage est donc un dispositif de pouvoir : il nomme, classe, ordonne, et ainsi fait exister.
Pis encore. Et c’est en cela que la thèse de Butler est assez radicale (“radicale dans les deux sens du terme”);et que d’aucuns pourraient y voir là une espèce de constructivisme radical.
Le genre/Le discours sur le genre va certaines fois créer le sexe “biologique”, le catégoriser.
La façon dont l’intersexuation est perçue dans la société illustre là encore à merveille ce phénomène.
L’intersexuation, c’est ce que d’aucuns nommaient naguère – et nomment encore – l’hermaphrodisme ( le terme est encore utilisé dans le langage courant mais ne fait plus consensus au sein de la communauté scientifique).
[Pour rappel, dans la mythologie grecque, Hermaphrodite était un personnage de la mythologie grecque pourvu des organes sexuels à la fois mâles et femelles.]
Le terme étant entré dans le langage courant, par extension, il fait aujourd’hui référence à un phénomène biologique dans lequel l’individu présente à la fois des organes mâles et femelles, soit simultanément soit alternativement. De manière générale, dans l’espèce humaine l’intersexuation représenterait jusqu’à 2 % des naissances.
Pour en revenir au coeur du sujet, à savoir comment Le genre/Le discours sur le genre va également créer/catégoriser le sexe biologique — lorsqu’un enfant naîtra par exemple avec des attributs masculins, il sera classé comme un homme/garçon par ses parents, une instance médicale etc (C’est un garçon! disait-on naguère).
Et à partir du moment où ce discours sera énoncé, du fait même que le propos sera énoncé (dimension performative du langage), ce sera un garçon, élevé comme tel, habillé comme tel, sociabilisé à la “répétition” de comportement assignés à la masculinité, et intériorisant le fait d’être un garçon/homme.
Idem pour un enfant naissant par exemple avec des attributs féminins, et qui sera classé comme tel.
A la limite, on pourrait se dire qu’il y a là quelque chose de logique.
Attributs génitaux masculins = garçon/homme.
Attributs génitaux féminins = fille/femme.
Sauf que, quid du phénomène de l’intersexuation ?
Et c’est là où, on peut voir que le discours — performatif — sur le genre va aussi “créer” du sexe biologique.
Car à la naissance, conformément à la conception bi-categorielle de la société (homme/femme), des décisions vont être prises (par une instance médicale, par les parents etc.) pour ajuster les caractéristiques de l’enfant, souvent sous forme de chirurgie, et le classer “biologiquement/à l’état civil” dans la case femme ou la case homme.
Mais pourquoi un tel classement ? Ces individus doivent-ils nécessairement être classés – de manière binaire – dans la dans la case “homme” ou case “femme” ?
[Rappelons au passage que lorsque ces pratiques chirurgicales sont réalisées, il n’y a nul consentement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces pratiques chirurgicales sont d’ailleurs parfois critiquées comme des mutilations par les militants des droits intersexes.]
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De manière génèrale, vous l’aurez compris, Butler soutient donc que genre et sexe résultent tous deux d’une construction sociale qui passe par un ensemble de gestes, de signes et de discours, bref par une « stylisation répétée des corps » où chacune et chacun trouve « l’illusion » d’un soi durable et « genré ».
Raison pour laquelle l’ouvrage a suscité un vaste débat au sein des mouvements féministes.
Car contrairement à Simone de Beauvoir, et de manière générale, aux partisanes du du féminisme traditionnel, qui articulait leur lutte et nombre de revendications autour de la catégorie/et du sujet politique “Femme” — Judith Butler récuse au contraire la catégorie “femme” au profit d’identités sexuelles et genrees multiples, et contestant d’ailleurs au passage le fait que la sexualité soit également perçu dans la société de manière binaire (homosexualité et hétérosexualité).
De même qu’il existerait une fluidité de genre, une multitude d’identités sexuelles et genrees, Il existerait également une multitude d’orientations sexuelles entre l’hétérosexualité et l’homosexualité.
POUR CONCLURE…
En résumé — et puisque le sujet est à la fois explosif et complexe — il me semble nécessaire de préciser que je n’adhère pas entièrement aux thèses de Judith Butler.
Et au risque de me répéter — parce que bien souvent, sur les réseaux sociaux, le procès d’intention n’est jamais loin. Quand un vulgarisateur expose une théorie, il ne la fait pas forcément sienne — cet article n’a aucune visée prosélyte.
Il s’agit d’un travail didactique, destiné à rendre accessible la pensée d’une autrice réputée difficile, dont les analyses convoquent un ensemble d’auteurs et de champs variés — de la psychanalyse à la philosophie, en passant par la littérature : Simone de Beauvoir, Foucault, Joan Rivière, Monique Wittig, Freud, Lacan, Luce Irigaray, Kristeva, et d’autres figures associées à ce que l’on a appelé (souvent trop vite) la French Theory.
Bref, même sans partager l’ensemble de ses positions, on peut tout de même reconnaître à Butler un mérite considérable : celui d’avoir montré que le genre n’est pas un script figé.
Sans aller jusqu’à affirmer, comme le font certaines approches queer, que toute identité genrée relève d’une pure fiction, reconnaissons tout de même que le genre ne se déploie pas, et ne s’est jamais déployé de manière strictement binaire.
D’un point de vue simplement historique, Il existe — et a toujours existé — des formes multiples de masculinités et de féminités, qui varient selon les époques, les cultures et les individus.
Louis XIV par exemple. Maquillé, perruqué, portant des talons, des vêtements mettant en exergue ses jambes, représentait autrefois un modèle de virilité.
Aujourd’hui encore, un garçon peut porter une robe/jupe (cf les écossais) ou du maquillage — comme nombre d’invités lors de grands shows télévisés — sans cesser d’être masculin ; une fille peut avoir les cheveux courts, jouer au football, être fan de jeux vidéos, d’arts martiaux, de musculation.
Et puis, on peut observer qu’il existe toute une série de personnes qui jouent/naviguent entre les genres, de manière volontaire ou à leur insu (le cas des personnes androgyne pour exemple, ce qui crée un certain “trouble” dans leur identification de genre), qui refusent de se conformer aux attentes de la société en matière de genre.
Ce “trouble dans le genre”, pour reprendre le titre de Butler, peut certes déstabiliser les représentations traditionnelles, mais il ouvre aussi un espace de liberté.
Car si le genre se construit par des actes répétés — gestes, postures, mots, vêtements — alors il peut aussi se rejouer autrement.
Pour Butler, il n’existe pas d’identité de genre stable et préexistante :le genre se fait, se joue, se re-signe à travers des pratiques culturelles, toujours susceptibles d’être détournées, réinventées, ou subverties.
De même qu’un acteur jouant Hamlet n’est pas Hamlet lui-même,une personne “performant” le féminin ne manifeste pas une “nature féminine” cachée.
C’est pourquoi Butler écrit que le genre n’est pas un donné universel, mais une construction historique et sociale, continuellement produite par la répétition de normes culturelles.
Et si ces normes peuvent asservir, elles peuvent aussi — par leur répétition même — devenir des lieux de résistance et de transformation.
Et en soi, rien que parce que les attentes/assignations genrées génèrent beaucoup de souffrances physiques et psychiques auprès de certains individus, je pense que la pensée de l’autrice a ceci d’utile qu’elle nous offre une perspective radicale et nécessaire pour repenser les structures de genre et œuvrer vers une société plus inclusive et respectueuse de la diversité humaine
En somme, la pensée butlérienne n’est pas tant un rejet du genre qu’un appel à la liberté, à s’émanciper de certains codes/schémas imposés par la société.
Wilfried M
(crédits photo : Timothée Chalamet à la 79e Mostra de Venise)
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