L’accumulation primitive, l’état de nature du capital, est le prototype de la crise capitaliste.
Hans Jürgen Krahl
Le capitalisme ne se réduit pas à un cycle d’accumulation, car il est toujours précédé, accompagné et suivi d’un cycle stratégique défini par le conflit, la guerre, la guerre civile et, éventuellement, par la révolution. Ce cycle stratégique inclut la soi-disant « accumulation primitive » décrite par Marx, mais seulement comme sa première phase, suivie par l’exercice de la violence incarné dans la « production » et son éclatement sous forme de guerre et de guerre civile lorsque le cycle économique arrive à sa fin. Pour une description complète du cycle stratégique, il a fallu attendre le XXᵉ siècle et sa transformation dans le cycle des révolutions soviétique et chinoise — une transformation qui, sous différents points de vue, corrige et complète Marx.
Les deux cycles fonctionnent ensemble. Leurs dynamiques sont imbriquées, mais peuvent également se séparer l’une de l’autre : depuis 2008, le cycle du conflit, de la guerre et de la guerre civile (et la possibilité improbable de révolution) s’est graduellement séparé du cycle de l’accumulation au sens propre. Les impasses et blocages dans l’accumulation du capital exigent l’intervention du cycle stratégique, qui fonctionne sur la base des rapports de force et de la relation non économique ami-ennemi.
Depuis l’avènement de l’impérialisme, l’importance du cycle stratégique n’a fait que s’intensifier. Les cycles de guerre, de violence extrême et d’usage arbitraire de la force se succèdent rapidement. Les États-Unis ont imposé à trois reprises des règles économiques et juridiques au marché mondial et à l’ordre mondial (1945, 1971 et 1991), et à trois reprises ils ont effacé ou modifié les normes qu’ils avaient eux-mêmes imposées, parce que celles-ci ne leur convenaient plus, pour en instaurer de nouvelles. Le fordisme de 1945 fut démantelé dans les années 1970, tandis que le « néolibéralisme » choisi pour le remplacer — et répandu sur la planète entière en 1991 après la chute de l’Union soviétique — s’est effondré en 2008. L’accumulation primitive actuelle change à nouveau les règles du jeu dans l’espoir plus-qu’improbable de « rendre sa grandeur à l’Amérique ».
L’analyse du cycle stratégique dans le capitalisme contemporain doit porter avant tout sur les États-Unis, car c’est là que se concentrent ses appareils de pouvoir — les institutions militaires, financières et monétaires sur lesquelles le pays détient des monopoles interdits à l’Europe « alliée » ou à l’Asie de l’Est, c’est-à-dire à des pays assujettis soit par la guerre (Allemagne, Japon, Italie), soit par la puissance économique et financière (France, Royaume-Uni) et, surtout, au « Sud » global.
Depuis la crise de 2008, le cycle stratégique est passé au premier plan, au point même de supplanter le « marché », les régulations économiques, le droit international, les relations diplomatiques entre États, etc., tout en cherchant à empêcher l’implosion du cycle de l’accumulation et à revitaliser l’économie américaine, aujourd’hui en profonde difficulté.
Nous avons la « chance » de pouvoir observer en direct le déroulement de cette accumulation primitive et de ce cycle stratégique. Trump a déclenché l’« état d’exception ». Mais cet état est très différent de celui défini canoniquement par Carl Schmitt ou repris par Giorgio Agamben. Au lieu de concerner le « droit public » et la constitution formelle de l’État-nation, il vise d’abord les règles de la constitution matérielle du marché mondial et les normes juridiques internationales de l’ordre mondial. Avec l’état d’exception global, l’espace dans lequel se dessine le nomos de la Terre, avec ses lignes d’amitié et d’hostilité, est la guerre civile mondiale. Au lieu de se concentrer sur le droit, l’état d’exception global intègre profondément l’économie, la politique, le militaire et le système juridique.
La guerre civile mondiale se répercute sur la guerre civile interne en intensifiant le racisme et le sexisme, la militarisation des territoires, la déportation des migrants, les attaques contre les universités, les musées, etc. La population des États-Unis est profondément divisée — non pas entre les 99 % et les 1 %, mais entre les 20 % qui assurent l’essentiel de la consommation dans l’énorme marché intérieur (3/4 du PIB) et les 80 % dont la consommation stagne ou décline. Des politiques fiscales sont mises en œuvre pour garantir la propriété et l’hyper-consommation de la part la plus riche de la population.
Trump a le mérite de politiser ce que le soi-disant néolibéralisme cherchait désespérément à dépolitiser sans y parvenir. Une fois toutes les règles suspendues, l’usage de la force extra-économique devient la condition préalable à la production économique, à l’établissement du droit et à la constitution de toute institution. Il faut d’abord imposer par la force des rapports de pouvoir. Ensuite, une fois que la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est établie (et que la situation se stabilise parce qu’elle est acceptée par ceux qui ont été assujettis), on peut reconstruire des normes économiques et juridiques, les automatismes de l’économie, les institutions nationales et internationales, l’expression d’un nouvel « ordre ».
Le cycle stratégique qui opère à travers « l’état d’exception global » est assuré par des décisions politiques arbitraires et unilatérales prises par l’administration américaine, visant à imposer une série de « prises de contrôle » (appropriations, expropriations, pillages [1]) des richesses d’autrui — extorquées directement, sans médiation, sans exploitation industrielle, ni la prédation par la dette et de la financiarisation.
Quel est le sens de cette longue – et ici partielle – liste de décisions politiques prises sur la base du pouvoir coercitif de l’État impérial ? Le changement dans les relations « économiques » n’est pas immanent à la production. Il n’est pas non plus le résultat des « lois » de la finance, de l’industrie ou du commerce établies par la théorie économique.
Les « automatismes » économiques imposés politiquement dans les années 1970 et 1980 par les États-Unis ne peuvent que reproduire les fins pour lesquelles ils ont été institués politiquement (financiarisation, économie de la dette, délocalisation industrielle, etc.) et donc reproduire la crise. Ces appareils n’ont pas la capacité d’innover — ni en répartissant différemment le pouvoir, ni en produisant de nouvelles relations entre États et classes, qui pourraient ensuite servir de conditions à une « nouvelle » forme de production. La configuration des pouvoirs que nous examinons exige une rupture. Elle n’est pas déductible de la situation qui a conduit à cette crise. Elle nécessite un saut hors de la situation. Ce saut doit être pensé et organisé par une « nouvelle » classe dominante, capable de subjectiver la rupture, d’occuper l’État et de l’utiliser stratégiquement.
L’administration assume le rôle et la fonction du stratège, du chef de guerre qui décide, sur la base de la relation ami-ennemi, et non plus sur l’« égalité » de l’échange entre contractants, qui doit payer et combien doit être payé pour la crise des États-Unis.
Pour comprendre la « politique » des États-Unis, qui gère depuis un certain temps déjà ces phases d’accumulation primitive, nous ne devons ni l’opposer à « l’économie », ni la réduire à la classe politique dans son ensemble. Elle constitue la coordination de divers centres de pouvoir (administratif, financier, militaire, monétaire, industriel, médiatique) dotés d’une stratégie. Les intérêts hétérogènes qui les caractérisent trouvent une certaine médiation dans la nécessité de lutter contre un « ennemi commun » — le reste du monde, mais surtout les BRICS, et en particulier la Russie et la Chine. L’administration Trump assume la fonction de capitaliste collectif, de chef capable de négocier une stratégie avec d’autres pouvoirs financiers, militaires et monétaires qui continueront d’agir selon leurs propres intérêts, des intérêts qui doivent, à la fin, toutefois converger — car ce qui est en jeu n’est pas la santé de l’économie américaine, mais la possibilité de l’effondrement de la machine politico-économique du capitalisme financier et de la dette, une machine à bout de souffle.
L’intimidation et le chantage économiques, le chantage et la menace d’intervention militaire, les guerres et les génocides sont mobilisés simultanément. Les États-Unis menacent d’intervenir dans « leur arrière-cour » (l’Amérique latine) sous prétexte de narcotrafic en Colombie, au Mexique, en Haïti et au Salvador, tout en braquant leurs armes sur le Venezuela. Ils ont convoqué les ministres de la défense de la région à Buenos Aires (19–21 août) pour exiger un alignement sans faille contre la Chine et imposer un renforcement de la présence militaire américaine dans les « détroits » (Magellan, Panama, etc.) « qui pourraient être utilisés par le Parti communiste chinois pour étendre son pouvoir, perturber le commerce et défier la souveraineté de nos nations ainsi que la neutralité de l’Antarctique. »
Dans les conditions contemporaines, il est difficile de parler même de capitalisme, de « mode de production », car nous sommes confrontés à l’action d’un « seigneur » qui décide arbitrairement de la quantité de richesse qu’il est en droit d’extraire de la production de ses « serfs ». Le secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, a déclaré sans la moindre gêne que les États-Unis traiteraient la richesse de leurs « alliés » comme s’il s’agissait de leur propre richesse : le Japon, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, et surtout l’Europe, se sont engagés à investir « selon les souhaits du Président ». Il s’agit d’un « fonds souverain géré à la discrétion du Président afin de financer une nouvelle industrialisation ». L’animateur de Fox News, stupéfait, décrit cela comme un « fonds d’appropriation offshore ». Bessent répond : « Oh, c’est un fonds souverain américain, mais avec l’argent des autres. »
Les relations impersonnelles du marché redeviennent personnelles en opposant « le maître et ses esclaves », le colonisateur et le colonisé. Ce ne sont pas le fétichisme de la marchandise — ce ne sont pas les automatismes de la monnaie, du marché, de la dette, etc. — qui gouvernent et décident, mais la force, l’expression d’une volonté politique. Les États-Unis ne désignent plus le compétiteur, mais l’ennemi — un ennemi qu’ils ont désormais identifié comme le reste du monde, y compris leurs alliés (en fait, principalement les alliés dans la mesure où ils font partie de la même classe dominante et sont terrifiés par l’idée de l’effondrement du centre du système, qui entraînerait également leur propre chute ; pour sauver le capitalisme, ils sont prêts à dépouiller leurs populations, en particulier l’Europe qui, comme le Japon dans les années 1980, sera forcée de payer pour la crise américaine, sacrifiant son économie et ses classes populaires tout en s’exposant aux risques de guerre civile).
La loi de la valeur ou de l’utilité marginale — c’est-à-dire toutes les catégories de l’économie classique ou néoclassique — est totalement inutile. Elles n’expliquent rien de ce qui se passe actuellement. Au lieu de modèles économétriques trop compliqués, il suffit d’une opération mathématique apprise à l’école primaire pour calculer les ‘taxes’ appliqués au reste du monde. La soi-disant complexité des sociétés contemporaines se dissout très facilement face à la dualité politique ami-ennemi. La « destruction créatrice » n’est pas la prérogative de l’entrepreneur, mais l’œuvre de décideurs politiques, économiques et militaires.
Même Le Capital de Karl Marx (du moins si l’on ne commence pas par l’accumulation primitive plutôt que par la marchandise) est peu utile pour expliquer la situation. Pierre Clastres, dont la lecture de Nietzsche — centrée sur la volonté de puissance — diffère profondément de celle de Foucault, peut nous donner matière à réflexion : les relations économiques sont des relations de pouvoir qui ne peuvent jamais être séparées de la guerre. Sa description du fonctionnement du « pouvoir » lorsqu’il s’affirme aux dépens des premières « sociétés contre l’État » demeure le commentaire le plus pertinent que j’aie lu sur l’opération actuelle de la machine État/capital qu’est l’administration américaine.
« L’ordre économique, c’est-à-dire la division de la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, résulte d’une division plus fondamentale de la société : la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui y sont soumis. Il est donc essentiel de comprendre quand et comment naît dans la société la relation de pouvoir, de commandement et d’obéissance. De quelle manière ceux qui détiennent le pouvoir deviennent-ils des exploiteurs, et comment ceux qui y sont soumis — ou le reconnaissent, la différence importe peu — deviennent-ils exploités ? Le point de départ, tout simplement, est le tribut. Il est fondamental. Nous ne devons jamais oublier que le pouvoir n’existe que dans son exercice : un pouvoir qui n’est pas exercé n’est pas un pouvoir. Le signe du pouvoir, la preuve qu’il existe réellement, est, pour ceux qui le reconnaissent, l’obligation de payer un tribut. L’essence d’une relation de pouvoir est une relation de dette. Lorsque la société est divisée entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, le premier acte de ceux qui commandent est de dire aux autres : ‘Nous commandons, et nous pouvons vous le prouver en exigeant que vous payiez un tribut’. » [2]
Nous pouvons facilement interpréter la relation entre commander et obéir comme déterminée par la violence de l’accumulation primitive qui se répète constamment, et la relation entre exploiteur et exploité comme l’exercice du pouvoir dans la « production » une fois que « l’ordre » a été établi et la situation « normalisée » : les deux relations (commander/obéir et exploiteur/exploité) sont des actions complémentaires de la même machine État-capital. La critique que fait Clastres de « l’économique », capable de déterminer même « la politique » en dernière instance, nous semble pertinente, à condition que nous considérions la volonté de puissance et la volonté d’accumulation comme les deux faces d’une même médaille.
Le tribut à payer à l’administration américaine devrait être le signe d’une nouvelle redistribution du pouvoir — capable de dessiner un nouveau « nomos de la terre », c’est-à-dire une relation de subordination coloniale des alliés vis-à-vis des États-Unis, d’une part, et, opération plus difficile, la soumission les BRICS, d’autre part. À l’intérieur de chaque État, le tribut devrait être reconnu comme le signe de la soumission des classes populaires, censées être les véritables payeurs. L’arrogance de Trump cache sa faiblesse : vouloir imposer un nouvel ordre mondial tout en essayant de gérer la défaite de l’OTAN en Ukraine, une crise économique monstrueuse, et un Sud global qui ne se soumet pas aussi facilement que l’a fait l’Europe.
Le nouvel ordre ne peut être établi que par l’impérialisme, caractérisé depuis son origine par la complémentarité entre économie et politique, guerre et production. L’impérialisme collectif défini par Samir Amin dans les années 1970, dans lequel le rôle central revenait aux États-Unis, s’est transformé en une véritable subordination coloniale des alliés : Europe, Corée du Sud, Japon, Canada, etc. L’Europe se trouve dans la même condition de subordination coloniale que celle qu’imposa autrefois l’Angleterre à l’Inde au XIXᵉ siècle, car, comme cette dernière, elle doit payer un tribut au pays « occupant », en construisant et finançant des armées européennes, avec des ressources achetées aux États-Unis, afin de faire la guerre contre des ennemis définis par la puissance impériale (la guerre en Ukraine en est l’expérimentation, un test général pour ce type de guerre).
« Néolibéralisme » et réversibilité du fascisme et du capitalisme
La nouvelle séquence du cycle stratégique, qui a commencé en 2008 et conduit à la guerre ouverte, porte une nouveauté considérable. La machine État-capital ne délègue plus la violence extrême aux fascistes. Au contraire, elle organise elle-même cette violence — encore échaudée, peut-être, par l’autonomie que le nazisme avait acquise dans la première moitié du XXᵉ siècle. Le génocide jette une lumière troublante sur la nature du capitalisme comme de la démocratie, nous forçant à les voir comme nous ne les avions peut-être jamais vus auparavant.
Le capitalisme et les démocraties orchestrent ensemble, et en leur propre nom, un génocide comme s’il s’agissait de la chose la plus normale et naturelle au monde. De nombreuses entreprises (logistique, armement, communication, surveillance, etc.) ont participé économiquement à l’occupation de la Palestine et orchestrent maintenant, sans le moindre scrupule, l’économie du génocide. Comme les entreprises allemandes dans les années 1930 et 1940, elles promettent des profits massifs grâce au nettoyage ethnique des Palestiniens. L’indice principal de la bourse de Tel Aviv a augmenté de 200 % au cours du génocide, garantissant un flux continu de capitaux — principalement américains et européens — vers Israël.
Avec le génocide, les démocraties libérales ont renoué avec leurs généalogies qui, autrefois refoulées, reviennent aujourd’hui avec une vigueur redoublée. Les États-Unis ont bâti leur démocratie sur le génocide des peuples autochtones et sur les institutions du racisme et de l’esclavage, tandis que les démocraties européennes ont fait de même, quoique dans leurs colonies lointaines. La question coloniale, les questions du racisme et de l’esclavage se trouvent au cœur des deux révolutions libérales de la fin du XVIIIᵉ siècle.
Le racisme structurel qui caractérise le capitalisme — et qui aujourd’hui se concentre contre les musulmans — a été déchaîné sans honte par les Israéliens, par l’ensemble des médias occidentaux et par toutes les classes politiques occidentales. Là aussi, nul besoin de nouveaux fascistes, car ce sont les États, particulièrement européens, qui ont alimenté ce racisme depuis les années 1980 (tandis qu’aux États-Unis il est endémique et central dans l’exercice du pouvoir). Le racisme est profondément enraciné dans la démocratie et le capitalisme depuis la conquête des Amériques, car en leur sein règne l’inégalité, et l’un des moyens centraux de légitimer cette inégalité est le racisme.
Le débat sur les fascismes contemporains est très en retard sur la réalité, car aucun de ces « nouveaux fascismes » n’est capable d’exercer une telle violence ni de promouvoir une destruction d’une telle ampleur. Pour diverses raisons, ils ne ressemblent pas à leurs ancêtres, qui avaient pour mission de mener une contre-révolution massive contre le socialisme. La raison principale est cependant la suivante : il n’existe aucun ennemi réel qui ressemble de près ou de loin à celui que représentaient les bolcheviks. Les mouvements politiques contemporains ne constituent aucune menace. Ils sont totalement inoffensifs.
Les nouveaux fascismes sont marginaux par rapport aux fascismes historiques, et lorsqu’ils accèdent au pouvoir, ils se placent immédiatement du côté du capital et de l’État en se limitant à intensifier la législation autoritaire/répressive et à influencer les sphères symboliques et culturelles. C’est ce que sont en train de faire les fascistes italiens.
Les actions de Trump n’ont rien à voir avec le folklore fasciste historique, si ce n’est marginalement : lorsqu’il agit au niveau géopolitique pour sauver le capitalisme américain de l’implosion il représente les intérêts du grand capital, tout en imposant, à l’intérieur de l’Etat, un devenir-fasciste à chaque aspect de la société américaine.
Le capitalisme n’a pas besoin de déléguer le pouvoir, comme il le faisait dans le passé, aux fascismes, car la démocratie a été vidée de l’intérieur depuis les années 1970 (voir la Commission trilatérale). Elle produit, depuis ses propres institutions — comme le capitalisme le fait depuis la finance et l’État depuis son administration et son armée — la guerre, la guerre civile et le génocide. Ce que nous appelons « nouveaux fascismes » ou « post-fascisme » ne sont que des acteurs jouant des rôles mineurs. Ils n’ont d’autre choix que d’accepter les décisions prises par les centres de pouvoir financiers, militaires, monétaires et étatiques.
Comment comprendre cette situation inédite ? Elle plonge ses racines profondes dans la phase précédente d’accumulation primitive qui a organisé la transition du fordisme vers le prétendu « néolibéralisme ». Le cycle stratégique organisé par l’administration Nixon pour faire payer au reste du monde, comme aujourd’hui, les crises accumulées des années 1960 fut encore plus violent que les actions de Trump : décision unilatérale de rendre le dollar inconvertible en or³, tarifs douaniers de 10 %, mise à disposition du capital japonais aux États-Unis, « accord » du Plaza qui a dépouillé le Japon et, à l’époque, la Chine, sacrifiant l’économie de cette dernière pour sauver le capitalisme américain ; rétablissement des relations politiques avec la Chine, qui seront décisives pour la mondialisation ; décision politique de construire un « super-impérialisme » autour du dollar, et ainsi de suite.
Les épisodes les plus dramatiques de ce cycle stratégique furent les guerres civiles à travers toute l’Amérique latine, qui ont simultanément signifié la fin de la révolution mondiale et inauguré les premières expériences dites néolibérales. À cet égard, il est intéressant de revisiter l’analyse économique de Paul Samuelson , « Prix Nobel », car elle est presque toujours oubliée.
Nous avons fait de l’analyse foucaldienne de la « Naissance de la biopolitique » une anticipation du néolibéralisme, alors que, à la même époque, l’interprétation de Samuelson tranchait contre l’’admiration’ foucaldienne du marché, des libertés, de la tolérance envers les minorités, de la gouvernementalité, etc., en décrivant l’économie néolibérale comme un « capitalisme fasciste » : avec le marché néolibéral, les deux termes deviennent réversibles. Cette catégorie, oubliée dans les années qui ont suivi, nous aidera peut-être à comprendre la généalogie du génocide démocratico-capitaliste.
« Ce à quoi je fais allusion est évidemment la solution fasciste. Si les lois du marché impliquent une instabilité politique, alors les sympathisants fascistes en concluent : ‘supprimez la démocratie et imposez à la société le régime du marché. Peu importe que les syndicats doivent être brisés et que les intellectuels encombrants soient mis en prison ou en exil’. » [3]
Le « marché » a, depuis les années 1970, progressivement détruit la démocratie de l’après-guerre, la seule qui pouvait encore ressembler, même de loin, à son propre concept, puisqu’elle était née des guerres civiles mondiales contre le nazisme. Une fois cette énergie politique épuisée, le capitalisme fasciste a commencé à s’instituer. La logique du marché, au lieu d’être une alternative à la guerre et à la violence extrême, les contenait, les alimentait et, finalement, les pratiquait elle-même — jusqu’au génocide. À l’ère des monopoles, le marché — cette forme supposément automatique de médiation — constitue en réalité la fin de toute médiation, car il fait émerger la force comme acteur décisif : la force des monopoles, la force de la finance, la force de l’État, etc. Il faut non seulement une guerre civile pour l’établir, mais il délègue également le fonctionnement du capitalisme à la force. En ce sens, le marché est déjà une économie fasciste.
Samuelson renverse la plus solide des croyances : l’économie des Chicago Boys — Hayek, Friedman, etc. — est une forme de fascisme et constitue un paradigme pour l’économie en général. L’expérience néolibérale est celle d’une « économie imposée », ce que l’administration Trump tente précisément de réaliser : un « capitalisme imposé » (un autre terme heureux de Samuelson), un capitalisme imposé par la force.
« La onzième édition (1980) de mon Economics contient une nouvelle section consacrée au sujet déplaisant du fascisme capitaliste. Pour ainsi dire, si le Chili et les Chicago boys n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer comme paradigme. » [4]]
Nous avons accepté le récit libéral, au lieu de nous demander pourquoi la gouvernance mène à la guerre, au fascisme et au génocide, tout comme elle l’a fait dans la première moitié du XXᵉ siècle. Nous-mêmes n’avons pas été capables d’en tirer les conclusions nécessaires, et pourtant nous sommes passés des prétendues libertés du néolibéralisme au génocide démocratico-capitaliste sans coup d’État, sans « marche sur Rome », sans contre-révolution de masse, comme s’il s’agissait d’une évolution naturelle. Pas une seule personne de l’establishment, encore moins des classes politiques et médiatiques, n’a été gênés, embarrassés par cela. Bien au contraire, ces dernières se sont alignées avec une rapidité stupéfiante à un récit qui contredisait, de fond en comble, l’idéologie proclamée depuis des décennies des droits humains, du droit international, de la démocratie contre l’autocratie, etc. Pour que tout cela se produise sans le moindre accroc, il fallait que les horreurs physiques et médiatiques du génocide soient inscrites dans les structures du système qui ne les a pas considérées une aberration, mais comme la normalité. Tout cela s’est déroulé comme si l’horreur allait de de soi. Le capitalisme « libéral » s’est, tout naturellement, pleinement exprimé et réalisé dans le génocide sans médiation fasciste, sans que les fascistes constituent une force politique « autonome » comme ils l’avaient été dans les années 1920.
Nous n’avons pas su voir ce qui était pourtant sous nos yeux parce que nous avons mis trop de filtres « démocratiques » — une idée pacifiée du capitalisme qui nous empêche de lire correctement ce qui s’est passé avec la construction du néolibéralisme en Amérique latine. Relisons Samuelson, en gardant à l’esprit tous les commentaires des penseurs critiques qui continuent, même après 2008, à parler de néolibéralisme :
« Les généraux et les amiraux prennent le pouvoir. Ils éliminent leurs prédécesseurs de gauche, exilent les opposants, emprisonnent les intellectuels dissidents, réduisent les syndicats au silence et contrôlent la presse et toute activité politique. Mais, dans cette variante du fascisme de marché, les dirigeants militaires restent hors de l’économie. Ils ne planifient pas et ne prennent pas de pots-de-vin. Ils confient toute l’économie à des zélotes religieux — des zélotes dont la religion est le marché du laissez-faire, des zélotes qui ne prennent pas non plus de pots-de-vin. (Les opposants au régime chilien ont quelque peu injustement appelé ce groupe « les Chicago Boys », en reconnaissance du fait que beaucoup d’entre eux avaient été formés ou influencés par des économistes de l’Université de Chicago favorables aux marchés libres.)
Alors l’horloge de l’histoire est remontée. Le marché est libéré et la masse monétaire est strictement contrôlée. Sans prestations sociales, les travailleurs doivent travailler ou mourir de faim. Les chômeurs contribuent désormais à freiner la croissance salariale. L’inflation peut alors être réduite, voire éliminée. » [5]
En réalité, la fonction du marché « fasciste » n’a jamais été économique. Elle était d’abord répressive et ensuite disciplinaire : individualisation du prolétariat et rupture de toue action collective ou solidaire. Le marché a été une construction idéologique sous le couvert de laquelle la prédation pouvait se dérouler tranquillement, une prédation rendue possible par le monopole du « dollar » et de la « finance », ainsi que par la violence militaire des États-Unis, les véritables agents politico-économiques du néolibéralisme, qui n’ont jamais été régulés ni gouvernés par le marché.
Comment pouvons-nous confirmer la pertinence du concept samuelsonien impliquant l’oxymore « démocratie fasciste » ? Nous avons du mal à saisir la réalité parce que la violence actuelle exercée par la démocratie et le capitalisme dissimule, avec une facilité déconcertante, les valeurs de l’Occident, consacrées dans ses constitutions. Le jeune Marx nous rappelle que le cœur des constitutions libérales n’est ni la liberté, ni l’égalité, ni la fraternité, mais la propriété privée bourgeoise. C’est une vérité incontestable, d’autant plus qu’elle constitue « le droit le plus sacré de l’homme » affirmé par la Révolution française — la seule véritable valeur de l’Occident capitaliste.
La propriété est certainement la manière la plus pertinente de définir la situation des opprimés. L’accumulation primitive instaurée par Nixon dans les années 1970 a politiquement imposé une nouvelle appropriation et une distribution inédite, établissant une division propriétaire sans précédent : cette nouvelle division n’était pas principalement entre les capitalistes, propriétaires des moyens de production, et les travailleurs dépourvus de toute propriété, mais entre les propriétaires d’actions et d’obligations, c’est-à-dire entre les détenteurs de titres financiers et ceux qui n’en possèdent aucun. Cette « économie » fonctionne comme les tarifs douaniers de Trump, en extrayant de la richesse de la société des « serfs », à la seule différence que la prédation procède par les « automatismes » de la finance et de la dette, automatismes continuellement et politiquement entretenus.
La société est plus divisée que jamais : au sommet se concentrent les propriétaires de titres financiers, en dessous se trouve la vaste majorité de la population qui, en réalité, n’est plus composée de sujets politiques mais « d’exclus ». Comme pour les serfs de l’Ancien Régime, la « fonction » économique n’implique aucune reconnaissance politique. L’intégration du mouvement ouvrier, reconnu comme un acteur politique de l’économie et de la démocratie dans les années d’après-guerre, a régressé vers une exclusion des classes laborieuses de toute instance de décision politique. La financiarisation a permis à ceux « d’en haut » de pratiquer la sécession. Elle organise sa relation avec les classes inférieures comme une relation exclusivement d’exploitation et de domination. Les serfs n’ont pas seulement été expropriés économiquement, mais également privés de toute identité politique, au point d’adopter la culture et l’identité de l’ennemi — individualisme, consommation, ethos télévisuel et publicitaire. Aujourd’hui, ils sont poussés à assumer une identité fasciste et une subjectivité guerrière.
Les « serfs » sont fragmentés, dispersés, individualisés, divisés mille fois (par genre, race, revenu, richesse) — mais tous participent, à des degrés divers, à la société établie par la machine État-capital, une machine qui n’a plus besoin d’aucune légitimation, tant les rapports de force actuels lui sont favorables. Des décisions sont prises concernant le génocide, le réarmement, la guerre et les politiques économiques, sans que quiconque ait à répondre devant ses subordonnés. Le consentement n’est plus nécessaire parce que le prolétariat est trop faible pour revendiquer quoi que ce soit. Il est clair que, dans cette situation, la démocratie n’a aucun sens. La condition des opprimés ressemble davantage à celle des colonisés (une colonisation généralisée) qu’à celle de « citoyens ».
Walter Benjamin nous mettait en garde : « La stupeur que les choses que nous vivons soient encore possibles au XXᵉ siècle n’est pas philosophique. Cette stupeur ne marque pas le début de la connaissance — à moins qu’elle ne soit la connaissance que la conception de l’histoire qui la suscite est intenable. » [6]
Ce qui est également intenable, c’est une certaine conception du capitalisme, même chez le marxisme occidental. Lénine définissait le capitalisme impérialiste comme réactionnaire, contrairement au capitalisme concurrentiel dans lequel Marx voyait encore des aspects « progressifs ». La financiarisation et l’économie de la dette ont créé un monstre, fusionnant capitalisme, démocratie et fascisme qui ne pose absolument aucun problème aux classes dominantes. Nous devrions analyser la nature du cycle stratégique de l’ennemi, en nous donnant pour objectif de le transformer en un cycle stratégique de révolution.
Maurizio Lazzarato
Images : Vincent Peal
Traduit depuis la version anglaise parue sur Ill Will
Une traduction espagnole est disponible ici
[1] Les tarifs varient entre 15 % et 50 %. Une réduction du taux d’imposition a été promise à condition (1) d’acheter des titres du marché américain ayant du mal à trouver preneur sur les marchés et (2) de transférer librement des milliards de dollars aux États-Unis. — Les tarifs servent un double objectif : un objectif économique (les États-Unis ont besoin d’argent frais pour couvrir leurs déficits), et un objectif politique (l’Inde commerce librement avec la Russie, etc., et le Brésil « persécute » Bolsonaro). — Impositions d’achats d’énergie américaine quatre fois plus chère que le prix du marché : l’Europe a promis de… — Obligation d’investir des milliards de dollars dans la réindustrialisation américaine (Japon, Europe, Corée du Sud, Émirats arabes unis ont promis des sommes astronomiques, les 600 milliards de l’Europe étant considérés par Trump comme un « cadeau »). Investissements qui seront à la discrétion des États-Unis, sous menace d’augmentation des tarifs. — Le GENIUS Act autorise les banques à détenir des stablecoins comme monnaie de réserve afin de faire face aux difficultés de placement des énormes titres de la dette publique. La condition politique pour ces stablecoins est qu’ils soient indexés sur le dollar et utilisés pour l’achat de dette américaine.
[2] R. Bellour et P. Clastres, « Entretien avec Pierre Clastres », in R. Bellour, Le livre des autres. Entretiens avec M. Foucault, C. Lévi-Strauss, R. Barthes, P. Francastel, Union générale d’éditions, 1978, 425–442.
[3] Paul A. Samuelson, « The World Economy at Century’s End », Human Resources, Employment and Development. Vol 1, the Issues : Proceedings of the Sixth World Congress of the International Economic Association held in Mexico City, 1980, éd. Shigeto Tsuru, Palgrave International Economic Association Series, 1, 1983, 75.
[4] Samuelson, « The World Economy », 75. [En français, « capitalisme imposé » résonne avec « l’imposition » (la taxation). — trad.
[5] Samuelson, « The World Economy », 75.
[6] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », trad. Harry Zohn, Selected Writings, Vol. IV, 1938–1940, Harvard, 2006, 392.
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