Les millions secrets qui ont financé l’appartement de l’ex-femme de Brice Hortefeux

Un appartement de 291 mètres carrés au financement inconnu, 50 000 euros en liasses, des ventes d’objets d’art intraçables et un antiquaire proche de Sarkozy qui file à Hong Kong. La perquisition chez Valérie Hortefeux en 2017 dans le cadre de l’affaire libyenne a ouvert des perspectives vertigineuses. L’enquête est toujours en cours.

Karl Laske

C’est un angle mort de l’affaire libyenne. Un cold case financier. Comment Valérie Hortefeux, alors en instance de divorce d’avec Brice Hortefeux, et inscrite à Pôle emploi, a-t-elle pu s’acheter un appartement de 291 mètres carrés d’une valeur de 3,5 millions d’euros, avenue Henri-Martin, dans le XVIarrondissement de Paris, et surtout avec quel argent ?

Aujourd’hui encore, l’enquête, disjointe du dossier initial, et ouverte pour « fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale aggravée », n’a pas permis d’y répondre. Brice Hortefeux, condamné en septembre à deux ans de prison ferme pour association de malfaiteurs dans l’affaire libyenne, n’a pas été mis en cause dans ce volet. Il a certifié n’avoir pas été informé de cet achat par son épouse, avec laquelle il ne vivait plus depuis 2011. « À aucun moment, ni de près ni de loin, je n’ai été associé, ni bénéficiaire, ni financeur bien sûr, de cet appartement », a-t-il commenté à Mediapart.

Officiellement, l’argent est parvenu à Valérie Hortefeux par un virement provenant de Hong Kong, en paiement de quatre vases chinois – des vases rituels Liding, Bu, Ding, et un vase céladon – lui ayant appartenu. Et la somme a été complétée par un prêt de un million d’euros, sans intérêts, venant d’un « ami », l’antiquaire Christian Deydier, un spécialiste d’art archaïque chinois, naguère proche de Jacques Chirac, et devenu fan de Nicolas Sarkozy – ce dernier est aussi l’un de ses clients.

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Valérie Hortefeux et Christian Deydier lors d’un dîner au musée d’Orsay à Paris, le 4 avril 2016. © Photo Bertrand Rindoff Petroff / Getty Images

En au moins une occasion, l’ancien président de la République s’est fait offrir deux statuettes par cet antiquaire pour son anniversaire. Il a lui-même acheté deux sculptures anciennes à l’antiquaire avec l’argent de « son » association, l’Association de soutien à l’action de Nicolas Sarkozy (Asans) – présidée par Brice Hortefeux –, pour les offrir à ses collaborateurs Michel Gaudin et Véronique Waché.

Brice Hortefeux, qui assure n’avoir « croisé » que « très peu » l’antiquaire, précise qu’il n’a « pas validé l’acquisition des statuettes » sur le compte de l’association.

À l’issue de ses auditions, en 2017, Valérie Hortefeux désigne finalement l’antiquaire comme le réel propriétaire de ces objets vendus à Hong Kong. « Ces objets appartiennent à mon ami qui m’a proposé de faire comme [s’ils] m’avaient appartenu pour justifier l’argent qu’il me donnait », accuse-t-elle. « Par faiblesse et par angoisse pour l’avenir, avec la perspective que j’avais que le père de mes enfants me retire ce que j’avais, et la garde de mes enfants, j’ai cédé », avait-elle ajouté. Il s’agissait, selon elle, d’une « donation déguisée ».

Sept ans après le début de l’enquête, qui s’est longuement attardée sur la valorisation des vases – et le niveau de la fraude fiscale présumée –, Valérie Hortefeux a proposé secrètement, courant septembre, une « nouvelle version » à l’antiquaire : soutenir qu’ils avaient un projet de vie commune justifiant l’achat de l’appartement. C’est du moins ce qu’affirme aujourd’hui Christian Deydier.

« Elle m’a appelé pour me proposer une autre version, expose-t-il à Mediapart. Voilà comment elle m’a présenté les choses : “Alors on va dire que j’étais très amoureuse de toi, mais que je ne pouvais pas le dire parce qu’avec mon mari, on était mariés, et toi, tu avais une copine, mais on était très amoureux et on avait envisagé de vivre ensemble.” »

« Moi, j’avais ma compagne, je n’avais pas besoin d’avoir une amie, poursuit-il. Elle a ajouté qu’elle pouvait avoir plein de témoignages de copines prêtes à écrire ça, et aussi qu’on partait en vacances ensemble. Mais je ne suis jamais parti en vacances avec elle ! »

L’antiquaire rejette la « nouvelle version », transmise parallèlement à l’un de ses avocats. Contactée par Mediapart, Valérie Hortefeux n’a pas répondu.

L’amitié a fait long feu

Christian Deydier confirme à Mediapart qu’il s’est « occupé pour elle de la vente » des objets. « C’est moi qui l’ai introduite auprès du collectionneur », indique-t-il. Il s’agit du Suisse Stephen Zuellig, décédé en 2017, qui détenait avec son frère Gilbert la collection Meiyintang, dont Deydier a présenté une sélection au musée du Président-Jacques-Chirac, à Sarran en Corrèze, en 2009.

« Le collectionneur a acheté ces pièces, et il fait un virement bancaire à Mme Hortefeux, commente Christian Deydier. Il y a eu un bordel parce que la banque a été surprise du virement, parce qu’elle n’avait pas donné les factures. Mais elle a payé les droits d’exportation, tous les documents étaient en règle, comme c’est la loi, pour exporter : certificats d’exportation [pour les biens culturels ayant un intérêt historique, artistique et archéologique – ndlr] et taxes sur la plus-value. Moi, j’aide les clients. Je l’ai présentée, et je n’ai pas pris de commission, ce qui est une erreur. J’étais content de l’aider pour des trucs, parce que c’était une amie. »

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Les deux statuettes en terre cuite (dynastie des Han, IIe siècle av J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.) offertes par Christian Deydier à Nicolas Sarkozy, le 28 janvier 2016. © Mediapart

Il est vrai que les services qu’il lui a rendus étaient nombreux. Commander une pizza pour les enfants ? Lui acheter un blouson à l’occasion d’un voyage ? Lui prêter une carte bleue ? L’antiquaire refusait rarement de l’aider. Mais l’amitié a fait long feu. Valérie Hortefeux n’a pas encore remboursé le prêt de un million d’euros qui arrive à échéance en janvier 2027, et l’antiquaire se déclare désormais prêt « à l’attaquer en justice » si elle n’honore pas ses dettes. « Il n’y a pas de raison. Je lui ai prêté pour la dépanner », déclare-t-il, en pointant l’intégration fulgurante de Valérie Hortefeux au plus haut niveau du groupe de Vincent Bolloré, et les rémunérations substantielles qui vont avec, mais aussi ses « dîners »« voyages » et ses « relations très amicales » avec le milliardaire breton.

Administratrice de Blue Solutions, la filiale batteries solides du groupe Bolloré, entre 2013 à 2017, Valérie Hortefeux a en effet gagné des fonctions au sein de la banque italienne d’investissement Mediobanca, partenaire de Bolloré depuis 2001, puis elle a fait son entrée en 2020 au conseil d’administration de la Compagnie de l’Odet, la holding de tête de Vincent Bolloré. En outre, elle a récemment intégré le conseil d’administration du groupe Lagardère, aux côtés de Nicolas Sarkozy. Les poursuites engagées contre elle pour fraude fiscale et blanchiment n’ont pas entravé sa progression dans la sphère sarkozyste, au contraire.

De « jolis objets »

C’est en septembre 2017 que l’affaire de l’appartement débute : les enquêteurs de l’affaire libyenne qui viennent de perquisitionner chez Brice Hortefeux découvrent chez son ex-femme un imbroglio « de documents relatifs à des cessions et acquisitions d’œuvres d’art », et, dans sa cuisine, la reconnaissance de dette de un million d’euros remboursable, sans intérêts, au 6 janvier 2027.

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Christian Deydier (au centre) entre Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac lors de la visite du musée Guimet à Paris le 3 octobre 2007. © Photo Meigneux / Pool / Abaca

Ils s’aperçoivent aussi que ces cessions d’œuvres d’art sont mentionnées dans l’acte de vente de l’avenue Henri-Martin, le 16 janvier 2017. Le notaire y précise que Valérie Hortefeux s’est acquittée des frais d’acquisition « à concurrence de 2,9 millions d’euros [sur 3,5 millions – ndlr] » « au moyen de fonds lui appartenant en propre […] lui provenant de la vente d’objets d’art, dont elle était propriétaire avant son mariage avec M. Brice Hortefeux, son époux ».

L’acte de vente précise aussi que l’acheteuse est « avertie que son conjoint Brice Hortefeux, qu’elle ne souhaite pas faire intervenir aux présentes, pourra contester la réalité du remploi [de ces fonds propres – ndlr] lors des opérations de liquidation du régime matrimonial ».

En effet, le couple Hortefeux est marié sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, sans contrat de mariage, et « son régime matrimonial n’a pas fait l’objet de modification ». Leur divorce n’interviendra qu’en 2019, sans que le sujet de l’appartement soit mis sur la table, selon Brice Hortefeux. « Jamais elle ne m’en a dit un mot, assure l’ancien ministre. J’ai appris l’existence de cet appartement par la presse [en 2018 – ndlr], et par la suite mes enfants m’ont dit qu’ils habitaient là. »

Les enquêteurs s’interrogent sur les fameux objets d’art ayant permis d’acheter l’appartement. Ils questionnent Valérie Hortefeux : « À votre domicile, nous avons découvert de la documentation relative à des objets d’art chinois. Êtes-vous passionnée d’art chinois ?

— Non, pas spécialement. J’avais acheté ces objets parce que je les trouvais jolis, répond-elle. Je ne suis pas passionnée, je ne suis pas connaisseuse. »

Valérie Hortefeux raconte qu’étant allée plusieurs fois à Londres avant son mariage, et « faisant les boutiques », elle y avait « acheté quelques objets »« J’ai acheté ces objets en plusieurs fois, précise-t-elle. J’ai souvenir d’avoir acheté un objet aux puces à Paris. » Après son mariage avec Brice Hortefeux, en 2000, ces antiquités étaient « restées dans [s]es cartons ». Une fois séparée, en 2011 (même si le divorce ne sera prononcé qu’en 2019), elle les avait ressorties. C’est Christian Deydier qui lui aurait dit que « ça valait beaucoup d’argent »« Étant donné ma situation, il m’a conseillé de les vendre », déclare-t-elle, avant d’accuser finalement l’antiquaire de lui avoir fourni les vases rituels.

L’ancien ministre confirme prudemment la première version de son ex-femme. « Je savais qu’elle avait un peu de biens, mais je ne savais pas de quelle nature », avance-t-il à Mediapart. En tout cas, pendant plus de dix ans de vie commune, Brice Hortefeux n’a jamais vu, ni entendu parler des vases antiques en question.

De son côté, l’antiquaire, qui ne veut pas porter le chapeau, ne veut pas préciser non plus l’origine des pièces que Valérie Hortefeux a vendues. « Je n’ai pas à vous le dire, répond-il. Dans mon métier, tout le monde sait que je ne sais rien et que j’oublie tout. » « Elle ne pouvait pas dire d’où ça venait », lâche-t-il.

« Elle a menti, poursuit-il. Elle a couvert quelqu’un. C’était trop facile de me désigner et tout le monde a plongé en disant que j’étais le méchant. »

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Brice et Valérie Hortefeux lors du défilé militaire du 14 juillet 2008 sur les Champs-Élysées à Paris. © Photo Christophe Guibbaud / Abaca

Au domicile de Valérie Hortefeux, les enquêteurs découvrent aussi une somme de 50 875 euros en espèces dans un coffre installé dans la chambre d’un de ses fils. Ils comptent 10 billets de 500 euros, 1 billet de 200, 126 billets de 100, 599 billets de 50, 148 billets de 20, 14 billets de 10 et 5 billets de 5 euros. L’épouse séparée de Brice Hortefeux explique qu’une partie de cet argent provient de ses comptes et a été prélevée au guichet ou au distributeur, puis elle désigne encore l’antiquaire comme lui ayant remis une partie substantielle des fonds.

Des billets si anciens

Les enquêteurs font le tour des agences bancaires de la famille. Le coffre de Brice Hortefeux à la Société générale est vide. Mais celui de Valérie Hortefeux à la HSBC contient encore 3 800 euros en espèces. « Cette somme provient de retraits que j’ai faits sur mon compte, ou peut-être est-ce de l’argent qui vient du père de mes enfants », se justifie-t-elle. Brice Hortefeux, lui, assure qu’il n’a « jamais remis d’espèces à [s]on épouse ».

« Pourquoi raconte-t-elle cela ?, questionne un policier.

— Je n’en connais pas la raison mais c’est totalement faux.

— Certains billets étaient des coupures de 500 euros. Des recherches ont été diligentées concernant ces billets. Un des billets de 500 euros saisis chez votre épouse a été fabriqué entre 2001 et 2007. Comment expliquez-vous que votre épouse soit en possession de billets si anciens ?

— Je n’ai aucun élément d’explication, si ce n’est pour rappeler que je ne lui ai jamais remis d’espèces. »

Christian Deydier, qui concède avoir voulu aider son amie bien des fois, et notamment en lui prêtant un million d’euros sans intérêts, réfute lui aussi les remises d’argent liquide à l’ex-épouse de Brice Hortefeux.

D’autres billets de 500 euros attirent aussi l’attention. Quatre billets sont retrouvés dans la galerie de Christian Deydier lors de la perquisition des lieux. C’est avec ces 2 000 euros que Nicolas Sarkozy a acheté deux statuettes pour ses collaborateurs, Michel Gaudin et Véronique Waché, en 2017. Il s’agissait de deux sculptures anciennes, une chèvre et un mouton, payées en espèces.

« Les billets de Nicolas étaient sur ma table, ils n’étaient pas cachés, ça correspondait à des factures officielles, explique Christian Deydier à Mediapart. J’avais quatre billets de 500 euros pour deux factures à 1 000 euros chacune. Mais ça n’a pas plu à la police. »

Les policiers découvrent aussi que l’antiquaire a offert deux chèvres en terre cuite de la dynastie des Han (IIsiècle avant J.-C. – IIsiècle après J.-C.) à Nicolas Sarkozy pour son anniversaire, l’année précédente.

L’enquête cherche avant tout à retracer les 2 000 euros dans les comptes de l’Association de soutien à l’action de Nicolas Sarkozy, mais les policiers sont finalement informés que cette somme a été prélevée sur le compte personnel de l’ancien président par son assistante.

« Les policiers ont aussi vérifié que j’avais bien vendu un autre objet à 7 000 euros qui correspondait à un chèque qui était authentique de Nicolas, poursuit Christian Deydier. Ils ont vérifié que l’objet était bien chez lui, qu’il était bien dans un catalogue d’exposition, et que je l’avais bien importé légalement en douane. Vous voyez ? Pour un objet de 7 000 euros, combien ça a couté à la France en procédure ? » C’était « un petit vase néolithique chinois qu’il avait chez lui », précise-t-il.

L’ancien président est un client régulier de Christian Deydier, et un véritable amateur d’antiquités chinoises. Lors d’une perquisition de son appartement, en juin 2023, les enquêteurs ont pu constater la présence d’une quinzaine de pièces (chevaux, cavaliers, mandarins…) dans l’entrée et dans les deux bibliothèques du salon.

Constatons que M. Deydier tutoie M. Sarkozy.

Un enquêteur

Prié de fournir des justificatifs sur ses achats payés en espèces, Nicolas Sarkozy précise, en janvier 2018, par un courrier au service enquêteur, que « le trésorier de l’association [son association de soutien – ndlr], Didier Banquy, inscrira dans la comptabilité finale [de l’année 2017 – ndlr] les deux mille euros prélevés comme ayant servi au règlement des deux cadeaux ». Il transmet aussi « les certificats d’origine des deux petites chèvres […] offertes en cadeau d’anniversaire par Christian Deydier ».

« Ces deux statuettes sont en ma possession. L’une d’elles a eu sa patte cassée. Je pourrai vous les faire porter à première demande », ajoute-t-il. Nicolas Sarkozy joint la carte manuscrite accompagnant ce cadeau qui signale que ces animaux correspondent à son signe astrologique chinois (la chèvre). « Très joyeux anniversaire, lui écrit l’antiquaire. Merci pour ton livre et ta dédicace. »

« Constatons que M. Deydier tutoie M. Sarkozy », note l’enquêteur.

Lassé des tracas administratifs et des vérifications policières, Christian Deydier a annoncé au Journal des arts qu’il allait fermer sa galerie cet automne et quitter la France. « Je n’ai plus ni le goût ni l’envie d’exercer mon métier en France », a-t-il déclaré.

Avant l’affaire Hortefeux, l’antiquaire avait déjà été évincé de son poste de président du Syndicat national des antiquaires et de la préparation de la Biennale des antiquaires, en 2014. Son nom était apparu sur les listings de la banque HSBC Genève.

Des enquêtes douanières et fiscales avaient révélé qu’il achetait des œuvres d’art chinoises pour des clients français par l’intermédiaire de coquilles au Luxembourg (Tabor Investments Inc.), aux îles Vierges britanniques (Orcadian Investments Ltd.) et à Hong Kong (Hung to International Trading Ltd.), « lui permettant de dissimuler ses marges réelles ». Mais le parquet n’a pas donné suite.

Joint le 14 novembre, l’antiquaire a confirmé à Mediapart que son déménagement pour Hong Kong était en cours.

« Je vous dis à jamais. Je m’en vais, j’en ai ras le bol, a-t-il dit. Dans quelques jours, vous ne pourrez plus me joindre. Je me tire et je vais renvoyer toutes mes décorations. Je n’ai pas trouvé normal qu’on retire ses décorations à Sarkozy. »

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