L’enquête pour identifier les policiers qui, en 2018, ont fracassé le crâne de la jeune femme à Marseille, prend un virage décisif. Selon nos informations, des agents ont reconnu avoir été présents au moment des violences. L’un d’eux dénonce les pressions de sa hiérarchie et du syndicat Alliance pour couvrir ses collègues. Après ces révélations, deux policiers de la BAC ont été mis en examen le 14 novembre pour non-assistance à personne en danger.
Le samedi 8 décembre 2018, à Marseille, la vie d’Angelina a basculé. En marge de la manifestation des Gilets jaunes à laquelle elle ne participait pas, alors qu’elle sortait de son travail, dans une ruelle calme, elle a reçu un tir de LBD. Projetée au sol, elle a eu le crâne fracassé et le cerveau atteint par des coups de matraque et de pied que des policiers lui ont donnés sans raison.
Depuis sept ans, alors qu’Angelina se bat contre des crises d’angoisse, des troubles de la mémoire et des malaises, les auteurs de ces violences continuent d’exercer. Mais cette impunité, et celle de différents responsables, semble aujourd’hui menacée. En octobre, des policiers, mis en examen pour non-assistance à personne en danger, ont, enfin, avoué avoir été présents lors des violences.
Dans un rapport administratif dont Mediapart publie des extraits, Christophe M., alors membre du service de sécurité des transports en commun, a reconnu « avoir menti » à la justice, lors de sa première audition, en 2019. Invoquant des « pressions de sa hiérarchie et de son syndicat », Alliance Police nationale, il avait à l’époque nié sa présence et celle de ses collègues, se conformant à la version mensongère de son supérieur.
Il avait parallèlement transmis à sa hiérarchie l’identité de deux membres de la brigade anticriminalité (BAC), qu’il présentait comme étant au cœur des violences commises. Mais son commandant s’était dispensé d’en informer la justice.
À la suite de ces révélations, étayées par de nouveaux éléments de l’enquête, deux policiers de la BAC ont été mis en examen le 14 novembre pour « non-assistance à personne en danger » et placés sous contrôle judiciaire, selon une information de Mediapart confirmée par le parquet de Marseille. Ils ont à leur tour reconnu avoir été présents au moment des faits.
En 2019, le chef de la BAC et son adjoint, auditionnés par la justice, avaient pourtant catégoriquement nié la présence de leurs hommes sur place.
L’affaire Angelina constituait jusqu’à présent un double scandale : de terribles violences gratuites et un manque de volonté d’en retrouver les auteurs. On découvre aujourd’hui une réalité encore plus grave : des policiers savaient et se sont tus. L’un d’entre eux voulait raconter la vérité : il explique à présent qu’on lui a demandé de se taire.
Comment l’enquête a-t-elle basculé ? Selon nos informations, c’est en septembre 2025, soit près de sept ans après les faits, que le brigadier-chef Christophe M. a enfin raconté ce qu’il cachait jusque-là. Christophe M. pensait jusqu’alors que cette affaire était derrière lui. D’autant que depuis deux ans, il avait quitté Marseille pour Mayotte, lui qui, à 54 ans, prépare sa retraite.
Mais l’affaire n’était pas enterrée. Pas tout à fait. L’enquête judiciaire, ouverte en 2019 pour non-assistance à personne en danger et violences aggravées, avait été bâclée par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Elle s’était soldée, faute de pouvoir identifier les auteurs, par un non-lieu, en 2020. Une deuxième information judiciaire avait abouti à la même conclusion, en janvier 2022.
J’ai menti
Angelina et son avocat, Brice Grazzini, n’ont pas renoncé pour autant et ont obtenu que la justice rouvre une instruction en septembre 2023. Depuis, la nouvelle juge, Karine Lebrun, et l’IGPN (dont la commissaire chargée des investigations a changé) ont passé au peigne fin tous les éléments, récupérant de nouvelles images et réanalysant les vidéos enregistrées au moment des violences commises.
En septembre 2025, Christophe M. ignore ces découvertes lorsqu’il reçoit une convocation en vue de son placement en garde à vue dans le cadre de cette instruction. Mais avant même d’être confronté à ces preuves matérielles, et sur les conseils du directeur départemental de la police de Mayotte, Christophe M. rédige un rapport administratif, daté du 10 septembre. Il revient sur sa déposition faite en 2019, dans le cadre de la première instruction. Il avait alors nié être présent au moment des violences commises sur Angelina. « J’ai menti », reconnaît-il, révélant avoir subi des pressions.
À l’époque, quelques mois après les faits, l’IGPN dispose de deux vidéos et de quelques photos prises par les témoins. Sur l’un des enregistrements, lorsque Angelina, à terre, est rouée de coups, on perçoit une quinzaine de policiers, tous en civil, la plupart vêtus de noir, le visage masqué, certains portant un brassard et un casque réglementaire, d’autres sans insigne, affublés de matériels non autorisés comme des casques de skateboard.
Là réside la principale difficulté : la majorité de ces policiers ont sciemment masqué leur visage et sont susceptibles d’appartenir à différentes unités présentes dans le secteur au moment des faits : la BAC, le service de sécurité des transports en commun (SISTC) ou la sûreté départementale. Car, comme nous l’avions détaillé, un dispositif de « guerre » avait été mis en place ce 8 décembre 2018, avec des brigades hybrides de policiers non formés au maintien de l’ordre.
Une hiérarchie alertée
L’exploitation des vidéos fait néanmoins ressortir l’identité de deux policiers : Christophe M., dont le prénom est prononcé dans la vidéo, et un collègue de son unité, Ludovic B., reconnaissable à l’attelle qu’il porte à la main gauche. Tous deux sont équipés d’un casque de skate et officient habituellement à la sécurité des transports en commun.
En avril 2019, au moment où Mediapart révèle l’affaire Maria (le pseudonyme qu’Angelina souhaitait utiliser à l’époque), Christophe M. informe ses supérieurs, le commandant Didier D., chef du service, et son adjoint, le capitaine Benoît A. L., qu’il était sur les lieux au moment des faits et qu’il a vu cette jeune femme au sol.
Christophe M. explique alors qu’avec sept de ses collègues et le capitaine Benoît A. L., ils avaient ce jour-là « pour mission de se fondre dans la foule et de détecter d’éventuels auteurs de pillage ». En civil, la plupart portaient des casques sportifs, d’autres des gants ou des blousons de motard.
Il leur décrit le déroulé des faits : en fin de journée, dans une rue commerçante, « l’ambiance est calme », il voit « des effectifs de la BAC, une vingtaine environ », en civil ou en tenue. Son unité se pose « pour récupérer un peu et s’hydrater » lorsqu’ils entendent « des cris ». Ils suivent alors « la direction des collègues de la BAC, en courant » et empruntent une petite rue. C’est là qu’il aperçoit Angelina, « une jeune femme au sol », dont il dit n’avoir pas vu les blessures.
Il fait donc part à ses chefs de la présence de son groupe, estimant « n’avoir rien à se reprocher ». Et en déduit que les violences n’ont pu « être commises que par les effectifs qui précédaient » son unité.
En mai 2019, pourtant, c’est une tout autre version que les deux chefs vont livrer à la justice, disant ne pas reconnaître Christophe M. sur les images. Le capitaine Benoît A. L. est même catégorique : « Il ne s’agit pas de [ses] effectifs », aucun de ses hommes n’étant porteur de casques de skate.
Convoqué dans le bureau d’Alliance
En décembre 2019, Christophe M. est à son tour convoqué par l’IGPN. Avec des collègues de son groupe, il retourne voir son commandant. « Nous lui avons répété qu’il était anormal qu’on jette le discrédit sur nous et que les véritables auteurs ne soient pas inquiétés », tout en précisant « que le bruit courait déjà que les auteurs étaient des membres de la BAC ».
Dans son dernier rapport, Christophe M. relate l’épisode : « Je lui ai dit que j’allais dire ce que j’avais vu et ce que j’avais fait, donc la vérité. [Qu’il était] hors de question qu’on m’impose de mentir. » D’après son récit, son commandant reste alors silencieux, ayant menti lors de son audition.
Deux jours plus tard, Christophe M. raconte avoir été convoqué par le numéro trois du service « dans le bureau du syndicat Alliance ». Sur place, le délégué départemental du syndicat majoritaire, qui était alors Rudy Manna, dit à Christophe M. « de ne pas donner une version contradictoire à celle du capitaine », ni à celle de son collègue Ludovic B.

Ce dernier vient alors d’être auditionné sous le régime de la garde à vue. Malgré son attelle très reconnaissable, il a nié se reconnaître sur les vidéos, et l’IGPN n’a pas poussé le questionnement. Le délégué d’Alliance rassure Christophe B., lui expliquant que son audition va « clôturer l’affaire ».
En décembre 2019, « pour ne pas causer de problème » à son collègue, Christophe B., obéissant, nie donc sa présence ainsi que celle de ses coéquipiers au moment des faits et déclare ne pas se reconnaître sur les vidéos. « J’ai menti, conformément aux déclarations de mon capitaine », dit-il aujourd’hui.
Trouver les coupables
Après son audition, il tente de trouver les coupables des coups. Plusieurs noms de policiers circulent, l’un d’entre eux se vantant même « d’avoir fracassé une nana ». Avec l’un de ses collègues (qui a confirmé depuis les faits auprès de l’IGPN), Christophe M. remet à son supérieur, le commandant Didier D., un bout de papier sur lequel figurent deux noms d’agents de la BAC. « Très embêté, il s’est reculé sur son siège. J’ai compris de suite que je ne pouvais rien attendre de cette démarche. » En effet, le commandant ne fera rien de ces informations.
En septembre 2025, au cours de sa garde à vue, questionné par l’IGPN sur les motifs de telles dissimulations, Christophe M. répond que sa hiérarchie a certainement souhaité se protéger, entre « officiers », pensant que l’affaire « allait se tasser ».
Aujourd’hui, son commandant Didier D. est toujours à la tête du service chargé de la sécurité des transports de Marseille, qui regroupe plus d’une centaine de policiers. Le capitaine Benoît A. L. est, quant à lui, devenu commissaire à la police aux frontières (PAF). Il est d’ailleurs sous les ordres de l’ancienne commissaire de l’IGPN qui était, à l’époque, chargée de l’enquête, Laurène Capelle, devenue depuis la cheffe du service interdépartemental de la PAF.
Les mensonges de Christophe M. ont aussi permis de blanchir en 2019 son collègue, le brigadier-chef Ludovic B., qui, muté à Mayotte, a continué d’exercer. Du moins jusqu’à sa mise en examen, en octobre, pour non-assistance à personne en danger et violence aggravée par personne dépositaire de l’autorité publique sur le jeune homme qui accompagnait Angelina. Il lui est depuis interdit d’exercer sur la voie publique, de porter une arme et d’accomplir tout acte de police judiciaire.
En effet, à la suite des aveux de Christophe M., confronté de nouveau aux images des vidéos et à ses propres contradictions par l’IGPN, Ludovic B. a reconnu sa présence ainsi que celle de ses coéquipiers au moment des faits. Il a confirmé les pressions exercées par sa « hiérarchie », des « conseils appuyés ayant orienté [s]es déclarations », concède-t-il aujourd’hui.
Ludovic B., qui n’avait pas le souvenir d’avoir sorti sa matraque, a constaté, en revisionnant les vidéos, le contraire. « Si j’ai mis des coups, doute-t-il encore, j’ai mis deux coups dans les cuisses » du jeune homme qui accompagnait Angelina et tentait de la protéger. À l’issue de ses auditions, pensant minimiser sa responsabilité, il a déclaré avoir considéré à l’époque que les blessures d’Angelina était « un non-événement », « c’était uniquement une personne qui avait été impactée d’un flash-ball ».
Son avocat, Pascal Roubaud, tient à préciser que son client « n’est pas mis en examen pour les violences commises à l’encontre de la jeune femme et conteste les faits de non-assistance à personne en danger. En effet, sa présence sur les lieux était si brève qu’il n’a pu percevoir les violences commises et donc a fortiori acquérir la conscience de leur gravité ».
Les avocats des six autres policiers mis en examen en octobre pour non-assistance à personne en danger n’ont pas souhaité s’exprimer, au motif que l’instruction est toujours en cours.
Le capitaine Benoît A. L., auditionné à ce stade sous le statut de témoin, car il n’apparaît pas sur la vidéo des violences, s’est néanmoins reconnu, sur d’autres images prises quelques minutes avant les faits. Il est revenu, lui aussi, sur ses déclarations faites en 2019, identifiant également ses hommes près d’Angelina lorsqu’elle est rouée de coups.
Cette histoire, ça pue.
Lui qui « aime la droiture », « l’exemplarité » et la « déontologie » a fait mine de ne pas comprendre pourquoi il avait déclaré tout l’inverse, en mai 2019, lors de sa première audition par l’IGPN.
Sans nier formellement les pressions exercées sur l’un de ses subordonnées, le capitaine a préféré esquiver les questions des enquêteurs. « Pourquoi je lui aurais donné ces instructions ? Je ne suis pas impliqué », lance-t-il, oubliant un peu vite qu’il avait quelques années plus tôt refusé de reconnaître les hommes placés sous son commandement.
Si ses agents avaient été reconnus dès 2019, cela aurait pourtant permis d’identifier plus rapidement les auteurs des coups qui sont à leur côté, lui fait-on remarquer au cours de son audition. « J’ai l’impression que c’est ma faute si vous n’avez pas avancé assez vite », lance-t-il dans un sursaut tardif de lucidité.
Il avait lui aussi entendu parler des « rumeurs » qui couraient sur des agents de la BAC, mais il n’a pas estimé utile, à l’époque, de transmettre ces informations aux enquêteurs de l’IGPN afin qu’ils puissent les vérifier, ne souhaitant pas « véhiculer des ragots ». D’autant qu’il connaît l’un des chefs de la BAC, « un camarade de promotion commissaire ».
Sept ans plus tard, à la fin de sa récente audition, il a, à son tour, livré le nom d’un policier de la BAC présent au moment des violences.
Interrogé sur des pressions qu’il aurait pu lui-même subir, il se rappelle qu’à l’époque, le numéro deux de la police de Marseille, Philippe Combaz (devenu depuis directeur adjoint de la police des Yvelines), avait tenu à le recevoir, avant son audition par l’IGPN. Et qu’il lui avait lancé en guise d’avertissement : « Cette histoire, ça pue. »

Interrogé sur les fonctions et les devoirs de la police nationale au cours de son audition, le commandant et chef du service de la sécurité des transports en commun se vante d’être « au service du citoyen », de « faire du renseignement, d’interpeller et de confondre les auteurs des infractions ».
Pourtant, il n’a rien dit de ce qu’il savait en 2019. « En quoi fallait-il transmettre ces informations à la justice ? », interroge-t-il. « Les morceaux de papier [remis par Christophe M. avec le nom des auteurs – ndlr], j’aurais dû les transmettre à l’autorité judiciaire ? », questionne-t-il de nouveau. « Il n’y a aucune volonté de dissimulation », assure-t-il.
Contacté, le commandant n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le secrétaire général d’Alliance, Fabien Vanhemelryck, ne souhaite pas s’exprimer sur une affaire dont il ne connaît « ni le fond ni la forme » et attend l’issue de l’enquête. Quant à son ancien porte-parole, Rudy Manna, qui a depuis quitté le syndicat et repris du service à la brigade maritime de Marseille, il confirme avoir rencontré, en 2019, certains policiers auditionnés par la justice dans cette affaire, « pour les aider », tout en réfutant les avoir dissuadés de parler.
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