Décharges oubliées : des milliers de bombes toxiques sur tout le territoire

En Europe, au moins 28 % des décharges oubliées seraient situées en zones inondables. Ces dépôts polluent les eaux avec des métaux lourds et des microplastiques. Reporterre a enquêté avec The Guardian, Investigate Europe et Watershed Investigations sur ce risque écologique et sanitaire majeur.

Indre-et-Loire, reportage

Un petit chemin forestier roussi par l’automne, un tapis de feuilles fraîchement tombées… La promenade aurait pu être bucolique. Mais, quand Hugo Meslard-Hayot mène la visite, personne ne s’attend à profiter du paysage. Depuis 2018, le chasseur de décharges d’Indre-et-Loire enquête pour localiser les décharges oubliées de son département. Technicien en prévention des déchets de profession, l’activiste défend cette « tâche d’intérêt public » et met son recensement à la disposition de tous en accès libre sur son site Les Déchéticiens.

Ce 8 novembre, le jeune homme de 28 ans nous emmène sur les lieux de sa dernière trouvaille : le dépôt de la Basselerie dans une petite commune des bords de Loire. À l’ombre des châtaigniers, le paysage est désolant : vieux frigidaires, carcasses de voitures, ancien landau, fauteuils, pneus, barils rouillés, plusieurs décennies d’ordures ménagères, agricoles, du BTP abandonnées depuis la fermeture du site dans les années 1990.

Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Sous nos pieds, derrière une couche mince de terre et, juste là, dans les entrailles de cette petite digue arborée, se cache l’essentiel des 2 000 m2 de la décharge [1]. Déjà voit-on poindre des morceaux de ferraille du sol, des couches d’emballages plastiques entre les racines. Combien de temps faudra-t-il pour que le reste du massif de déchets soit mis à nu « On ne peut pas savoir et ça n’intéresse personne, car c’est une décharge oubliée », souffle Hugo, qui a retrouvé la localisation de la Basselerie en fouillant les cartons des archives municipales.

28 % de ces dépôts européens se trouvent en zones inondables

Des décharges oubliées, il y en a dans toute l’Europe. Jusqu’à 500 000 d’après une étude de 2021. En dépit du risque environnemental et sanitaire qu’elles représentent, aucune cartographie fiable n’existe. Alors, pendant plusieurs mois, les consortiums d’investigation Investigate Europe et Watershed Investigations ont travaillé à établir la première carte paneuropéenne sur le sujet en agrégeant plusieurs bases de données, en se rendant sur place, en effectuant des prélèvements.

Le résultat n’est pas exhaustif, mais nous avons pu retracer la géolocalisation de plus de 61 000 d’entre elles. En la croisant avec des cartes de cours d’eau, d’eaux souterraines ou encore de rivières, nous avons découvert que 28 % de ces dépôts européens se trouvent en zones inondables.

En Europe, 61 338 décharges ont été géolocalisées par Investigate Europe et Watershed Investigations. © Investigate Europe / Watershed Investigations

« Ce sont des dizaines de milliers de sites potentiellement non étanches qui peuvent contaminer les eaux souterraines, superficielles et la chaîne alimentaire », résume Kate Spencer, professeure de géochimie environnementale à l’université Queen Mary de Londres. Un risque de submersion qui grimpe à mesure que les précipitations, « les inondations et l’érosion des côtes augmentent avec le réchauffement climatique », précise son collègue de l’université de Liverpool, John Byrne.

En France, 1 à 3 décharges oubliées par commune

En France, en agrégeant et nettoyant plusieurs bases de données [2], nous sommes parvenus à géolocaliser précisément 23 400 décharges connues et oubliées sur le territoire. À cela, il faut ajouter près de 8 000 autres, dont même le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), chargé de la cartographie [3], n’a pu établir de géolocalisation précise – seulement le nom de la commune, mais pas l’endroit précis où elles se trouvent.

En France, les décharges situées en zones inondables. © Investigate Europe / Watershed Investigations

Notre carte non plus n’est pas exhaustive : selon les estimations de plusieurs experts et ONG, l’Hexagone compterait entre 35 000 et 105 000 décharges communales historiques, fermées entre 1994 et 2005, soit 1 à 3 par commune. Un chiffre que recoupe à peu près cette note confidentielle, jamais rendue publique jusque-là, de l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing, datant de 1979, qui parle de 40 000 décharges en France.

« Jusqu’en 2005, nous avons caché nos décharges communales, on les a “réhabilitées” derrière une couverture plus ou moins étanche, et encore si les maires étaient volontaires », retrace Hélène Roussel, cheffe de projet à l’Agence de la transition écologique (Ademe). Après 2005, les communes françaises, n’ayant plus le droit de garder ces décharges, devaient en effet mettre en place des déchetteries autorisées par la préfecture. « Aujourd’hui, l’eau monte avec le changement climatique et vient chercher les déchets, il faudrait dépolluer et vite… Mais en dehors du programme sur les décharges littorales, il n’y a rien de prévu », dit Hélène Roussel.

« Des substances dangereuses diluées peuvent contaminer l’eau potable »

Et pourtant, l’urgence est là. L’un des risques les plus imminents posés par ces décharges est l’écoulement du lixiviat — ce jus toxique issu de la dégradation des déchets — dans l’environnement. Selon le type de déchets que contient la décharge, il peut être chargé de métaux lourds, de microplastiques, d’amiante, de bactéries, de PFAS, de résidus de pesticides et de médicaments. Au fil des précipitations et autres inondations, ces polluants peuvent s’infiltrer dans les sols, champs, mers et cours d’eau alentour. Et terminer dans l’eau du robinet.

« Le problème, c’est que des substances dangereuses diluées peuvent s’infiltrer dans les réseaux d’approvisionnement en eau et contaminer l’eau potable », confirme le professeur Paul Brindley de l’université de Sheffield, en Angleterre. Malheureusement, « nous ne connaîtrons pas l’étendue du risque pour la santé humaine tant que nous n’aurons pas identifié l’emplacement de toutes les décharges ».

En Europe, les consortiums d’investigation Investigate Europe et Watershed Investigations ont pu identifier au moins 9 400 décharges situées dans des zones de captation d’eau potable. En France, 2 300 se trouvent sur des aires d’alimentation de captages. Interrogé à plusieurs reprises sur ce point, le ministère de la Transition écologique n’a pas donné suite.

Bisphénol A, résidus pharmaceutiques…

« Malheureusement, en France, il y a peu de sondages et de relevés scientifiques sur les sols et les cours d’eau proches des décharges, explique Hugo Meslard-Hayot, des Déchéticiens. La plupart du temps, on ignore même ce que contient précisément la décharge. » Ainsi, dans les archives, la Basselerie contient officiellement « des remblais et gravats », or, comme on l’a vu plus haut, la réalité est tout autre. Impossible de garantir que la collection de barils découverte sur place ne contient pas de substances toxiques comme de l’essence ou des pesticides.

Dans l’agglomération de Nantes, sur l’ancienne décharge La Prairie de Mauves, les scientifiques ont ainsi trouvé plusieurs polluants inquiétants. Les chercheurs de Pollusols, l’une des rares équipes à avoir travaillé sur cette question, ont relevé dans le lixiviat la présence de résidus pharmaceutiques, du bisphénol A issu des plastiques et même des micro-organismes antibiorésistants. « Les déchets ont été posés à même le sol sablonneux, sans étanchéification du fond, le tout sur une dizaine de mètres d’épaisseur, relate Le Journal du CNRSDes voies de transfert des contaminants vers la Loire ont d’ailleurs été identifiées. »

« Une menace importante pour l’environnement »

De son côté, le professeur Patrick Byrne de l’université de Liverpool a réalisé des analyses dans une ancienne décharge, près de cette ville du centre de l’Angleterre, dont le lixiviat s’écoulait jusque dans la réserve naturelle de Newgate. Résultat : le jus contenait 19 PFAS à hauteur de 1 959,6 nanogrammes par litre (ng/L), y compris le PFOA, considéré comme cancérigène.

En Grèce, là où aucune étude n’avait été effectuée à notre connaissance, nous avons procédé à nos propres relevés sur l’ancienne décharge de Maratholaka, sur les monts Taygetos, où des milliers de randonneurs se rendent chaque année. L’écoulement de couleur noire contenait des PFAS, en quantité 76 fois supérieure à la limite de 100 ng/L. Un cocktail agrémenté de mercure et cadmium.

La pollution due aux lixiviats inquiète jusque dans les bureaux de l’Agence européenne de l’environnement, qui la qualifie de « menace importante pour l’environnement », et prévient que les techniques actuelles « pourraient ne pas suffire pour traiter le flux ».

Une marée de statuettes de la Vierge Marie

C’est pour faire face à cette menace que certaines organisations, comme l’ONG Surfrider, plaident pour la mise en place d’un financement de l’État pour dépolluer les décharges, notamment celles qui se trouvent sur les berges fluviales et qui larguent leurs déchets dans les cours d’eau.

Sabine Allou, cheffe de projet environnemental à Surfrider, se rappelle comme si c’était hier « des centaines de statuettes de la Vierge Marie qui ont déferlé via la rivière, telle une marée de déchets sur les côtes basques ». Après les crues historiques de 2013, Lourdes, la capitale des pèlerins, et ses décharges avaient été submergées par les eaux. Depuis, un des comités locaux de l’organisation a obtenu la mise en place de sondages sur la décharge du Gave de Pau, une rivière du Sud-Ouest.

À 500 km de là, le chasseur de décharges d’Indre-et-Loire met son 1 m 90 sur le siège conducteur de sa voiture blanche. En sept ans, son travail d’enquête bénévole a permis de retrouver la trace de plus de 300 décharges dans son département — une par commune. « C’est d’intérêt public, les gens doivent savoir, pour éviter de construire leur maison, des écoles ou des parcs sur des décharges qui pourraient être toxiques », explique-t-il. Avant d’ajouter, en souriant : « Il faut leur dire, aussi, que le meilleur déchet est celui qui n’existe pas ! »

Contactés, le ministère de la Transition écologique, la Commission européenne et le BRGM n’ont pas répondu à nos questions.


Cette enquête est le premier épisode de #ToxicGround, une enquête réalisée par Investigate Europe et Watershed Investigations en collaboration avec plusieurs médias en Europe dont Reporterre et notamment Arte, Altreeconomia, EU Observer, The Guardian, InfoLibre, ITV News, The Journal Investigates, Reporters United et Visão.

Le projet a été soutenu par le Journalismfund.eu.

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