En Allemagne, Sahra Wagenknecht quitte la tête de son propre parti

L’ancienne leader de Die Linke, qui voulait changer la politique allemande avec un parti de « gauche conservatrice », va abandonner la direction du mouvement qui porte encore son nom. Chronique d’un échec électoral et stratégique.

Mediapart

Romaric Godin

Le 7 décembre, Sahra Wagenknecht ne sera plus à la tête du parti qui porte encore son nom, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). L’annonce a eu lieu le 10 novembre à Berlin : la fondatrice du mouvement ne sera pas candidate à sa propre succession lors du congrès qui se tiendra à Magdebourg. La nouvelle trahit ce qui ressemble à un nouvel échec pour celle qui, depuis une dizaine d’années, prétend vouloir renouveler le paysage politique allemand.

Sur les plateaux de télévision, la femme de 56 ans a prétendu qu’elle souhaitait se mettre en retrait de la gestion quotidienne de la structure pour se concentrer sur le « travail des idées ». Elle veut « avoir la tête libre pour les choses avec lesquelles elle peut aider le BSW ». Elle prendra donc la tête d’une « commission sur les valeurs fondamentales » créée à cet effet et pour elle. Mais ce récit même sonne comme une excuse mal ficelée. Depuis la fondation du parti en octobre 2023, Sahra Wagenknecht développe une vision assez précise de l’idéologie qu’elle défend et qu’elle avait développée dans un long entretien accordé en 2024 à la New Left Review.

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Sahra Wagenknecht participe à une conférence de presse sur la réorganisation du BSW à Berlin, le 10 novembre 2025. © Photo Michael Kappeler / dpa Picture-Alliance via AFP

La réalité est sans doute plus difficile. Le BSW est en perdition. Malgré quelques succès ponctuels en 2024 lors des élections européennes et régionales, surtout dans l’est de l’Allemagne, le parti a échoué à intégrer le Bundestag en février. Certes, il ne manquait pratiquement rien : 10 000 voix, en plus des 2,473 millions récoltées, pour atteindre les 5 % nécessaires. Le parti a multiplié les recours pour exiger un recomptage et, finalement, entrer au Parlement, mais pour l’instant en vain. Or, comme l’avait dit Sahra Wagenknecht elle-même, ceux qui ne sont pas au Bundestag peinent à exister dans le paysage politique allemand.

Échecs et désillusions

Le BSW peine donc à se faire entendre depuis cet échec qui a été, par ailleurs, perçu comme un recul. Certes, obtenir 4,81 % des voix au niveau fédéral pour un parti nouveau est un tour de force en Allemagne, mais les dirigeants attendaient mieux, non seulement parce qu’ils avaient glané 6,2 % des voix aux européennes de juin 2024, mais aussi parce que les sondages leur donnaient, quelques semaines avant l’élection, un score proche de 10 %. Surtout, les élections de février ont marqué le succès de Die Linke, le parti de gauche que Sahra Wagenknecht avait quitté avec fracas et avait déclaré mort et enterré. Or, c’est le scénario inverse qui s’est produit.

Mais la défaite de 2025 n’explique pas tout. En 2013, les libéraux du FDP et l’extrême droite de l’AfD avaient tous deux échoué d’un cheveu à atteindre les 5 % – 4,8 % et 4,7 % respectivement – mais les deux partis avaient engrangé de francs succès quatre ans plus tard. Être exclu du Parlement ne signifie pas toujours la disparition de la vie politique. Mais pour revenir, il faut disposer d’un discours clair et cohérent. Et c’est bien ce qui manque au BSW.

La vision de Sahra Wagenknecht était de construire une « gauche conservatrice » capable de rallier les classes populaires allemandes qui se sentaient oubliées par la gauche traditionnelle, de Die Linke au SPD, et qui étaient tentées par l’AfD. Pour cela, elle avait développé des idées très agressives sur le plan sociétal, dénonçant les politiques migratoires comme la « pensée unique » et le « wokisme », tout en prétendant défendre les parties fragiles de la société, le système social et les petites entreprises.

Cette vision a pu, un temps, séduire. Mais elle se retrouve face à des impasses qui se traduisent inévitablement par des tensions internes. Car, lorsque l’on prétend protéger et, en même temps, dénoncer des politiques de défense des minorités, on se retrouve face à des choix difficiles. Deux événements sont venus l’illustrer depuis 2024.

Après les élections régionales de septembre 2024 dans trois Länder de l’Est où le BSW a réalisé entre 10 et 15 % des voix, le parti s’est retrouvé dans une position clé pour la formation des coalitions. Dans le Land de Thuringe, notamment, le succès de l’AfD, qui a obtenu 33 % des voix, a contraint la CDU et le SPD à chercher l’alliance avec le BSW pour former un gouvernement de « cordon sanitaire » excluant l’AfD du pouvoir.

Sahra Wagenknecht s’est fermement opposée à cette option, estimant qu’il fallait que le BSW garde un caractère oppositionnel et ne présente pas comme un « défenseur du système ». Mais, de son côté, la cheffe locale du BSW, Katja Wolf, a défendu une telle coalition.

Pendant des mois, le bras de fer entre le BSW fédéral et la section thuringienne a été des plus tendus. Sahra Wagenknecht a exigé un préambule dénonçant l’aide à l’Ukraine dans le contrat de coalition, condition inacceptable pour la CDU et le SPD. Mais Katja Wolf est passée outre : elle a signé un contrat de coalition avec les deux partis et est entrée dans le gouvernement régional en décembre 2024 en tant que ministre des finances.

En réponse, Sahra Wagenknecht a accusé Katja Wolf d’être responsable de l’échec du BSW aux élections fédérales et a tenté un putsch. Un congrès régional a été convoqué pour destituer Katja Wolf. Mais cette dernière a gagné la confiance du BSW de Thuringe, confirmant la rupture stratégique avec la fondatrice.

Un parti déchiré

L’autre exemple est plus récent. Dans le Brandebourg, où l’AfD n’était pas en position de gouverner, le BSW s’est allié au SPD avec la bénédiction de Sahra Wagenknecht. Mais, fin octobre, une difficulté s’est présentée. Comme tous les Länder, le Brandebourg doit valider le contrat passé avec l’audiovisuel public allemand. Ce système complexe est en grande partie piloté par les Länder qui financent les chaînes et exigent, en retour, des engagements. Le contrat négocié en début d’année prévoit ainsi des exigences « d’efficacité » et de « modernité » pour l’audiovisuel public, ainsi qu’une politique de protection de la jeunesse.

Les Länder doivent ensuite valider ce contrat. Dans le champ politique allemand, celui-ci a été rejeté par deux partis : l’AfD qui, en bon parti d’extrême droite, veut démanteler l’audiovisuel public, et le BSW. Sahra Wagenknecht estime que le contrat « ne va pas assez loin compte tenu de l’état de désolation de l’audiovisuel public et du rétrécissement du couloir des opinions ». Autrement dit, le BSW estime notamment que le secteur public audiovisuel n’ouvre pas ses antennes à des idées plus iconoclastes. Dès lors, la consigne est de voter contre le contrat.

Mais dans le Brandebourg, c’est le ministre des finances Robert Crumbach, membre du BSW, qui a négocié ce contrat pour le Land. Et il y est très favorable. « Je ne peux pas, ne veux pas et ne serai pas le fossoyeur de l’audiovisuel public », a-t-il proclamé. Pas question pour lui de briser la solidarité gouvernementale régionale. Il a été suivi par quatre autres députés régionaux qui ont voté pour le texte. Ce dernier a été finalement adopté avec l’appui de la CDU, contre le vote conjoint de la majorité du BSW et de l’AfD.

Dans la foulée, des règlements de comptes ont été menés au sein du groupe du parti de « gauche conservatrice » et les quatre dissidents se sont retrouvés privés de droit de parole dans l’assemblée régionale.

Ces tensions internes sont le fruit direct des non-dits de la construction politique de Sahra Wagenknecht. Malgré son positionnement idéologique, elle est restée longtemps très floue sur ses positionnements et, en cela, elle a attiré des militants et des cadres très divers.

Une grande partie a été constituée par d’anciens cadres de Die Linke, comme Katja Wolf, laquelle a longtemps été maire d’Eisenach, qui ont vu dans le BSW un moyen de peser davantage dans la vie politique et donc d’occuper des responsabilités. Mais le discours conservateur du parti a aussi attiré des personnes qui se situent aux marges de l’extrême droite, tandis que les prises de positionnement sur la paix et la souveraineté ont attiré une frange souverainiste de la gauche. Enfin, le discours social et antisystème a pu attirer un électorat plus radicalisé déçu par Die Linke.

Tout ce petit monde a beaucoup de mal à cohabiter. Une nouvelle preuve vient des discussions sur le futur nom du parti. Le départ de la fondatrice de la direction oblige à un changement de nom, sans modifier l’acronyme désormais bien identifié de BSW. Mais que mettre derrière ces trois lettres ? Sahra Wagenknecht propose « Alliance pour la justice sociale et la raison économique ». Mais la section de Rhénanie-Palatinat préfère « Les citoyens font le changement – justice et raison » et a déposé une motion en ce sens. Il faut atteindre la majorité des deux tiers pour changer le nom. Même ce détail n’est donc pas acquis…

Le seul facteur d’unité du parti n’était autre que Sahra Wagenknecht elle-même. Mais, comme on l’a vu, elle avait aussi de plus en plus de mal à imposer ses positions. La situation est ironique. Lorsqu’elle a quitté Die Linke, elle avait proclamé qu’il était temps d’en finir avec les systèmes de courants dans ce parti et de clarifier les choses. Mais c’est la position de Die Linke qui s’est clarifiée. Le parti a, dès lors, pu mener une campagne de terrain cohérente en février 2025 qui a parfaitement fonctionné, dans les grandes villes notamment, où le parti a rallié l’électorat de gauche des Verts déçus par l’expérience gouvernementale des écologistes.

Le BSW, une fois passé l’effet positif de la nouveauté, s’est fragmenté et ses positionnements sont apparus de moins en moins clairs. Paradoxalement, l’expérience de Sahra Wagenknecht a d’abord profité à son ancien parti devenu son rival.

Et maintenant ?

Comment comprendre alors la mise en retrait de la fondatrice ? Les analystes politiques allemands s’en arrachent les cheveux. Plusieurs hypothèses sont possibles. La première est que Sahra Wagenknecht prend acte de son échec et quitte le navire en perdition. Il faut dire que c’est le troisième échec pour elle. Après avoir pris la tête de Die Linke en 2011 sans réussir à modeler le parti à sa guise, elle avait tenté la création d’un courant structuré en son sein, « Aufstehen » en 2017, sans plus de succès.

Indéniablement, les qualités de direction et de stratégie de Sahra Wagenknecht sont discutables. La tentation de tenir le BSW a débouché sur des accusations « d’autoritarisme » venant des dissidents en Thuringe et dans le Brandebourg. Mais, de son côté, la fondatrice ne souhaite sans doute pas recréer un Die Linke bis… Sans solution, elle pourrait simplement jeter l’éponge et prendre, progressivement, la direction de la sortie de la vie politique.

Il existe cependant une autre hypothèse. Sahra Wagenknecht pourrait utiliser sa nouvelle fonction comme un poste de pilotage discret du parti. En déterminant et clarifiant les positions idéologiques, elle pourrait ainsi « purifier » le parti en éliminant les dissidences et en imposant une position claire dans les coalitions et les votes.

Dans l’émission politique qui a suivi l’annonce de son retrait, la native d’Iéna s’est ainsi montrée offensive contre les dissidents du Brandebourg. Elle a aussi indiqué qu’elle entendait exclure le BSW de toute coalition visant à empêcher l’AfD d’accéder au pouvoir. Bref, rien qui ressemble à un abandon de la vie politique ou à des problèmes internes au BSW.

« Le cordon sanitaire a échoué », a martelé celle qui avait salué la rencontre du chef du groupe parlementaire du BSW en Thuringe, Frank Augsten, avec leader thuringien de l’AfD Björn Höcke, connu pour ses sympathies pour le régime nazi. Björn Höcke ne cesse de faire des appels du pied pour une alliance entre l’AfD et le BSW. On n’en est pas encore là. Mais, selon le quotidien berlinois Taz, au sein du groupe parlementaire BSW du Brandebourg, les dissidents estiment « qu’au moins six des quatorze membres du groupe préféreraient s’allier à l’AfD plutôt qu’au SPD ».

Preuve supplémentaire des liens troubles avec l’AfD, le chef du groupe parlementaire du BSW en Brandebourg, Christian Dorst, un des opposants les plus fervents au contrat avec l’audiovisuel public et qui avait réclamé l’exclusion du ministre régional BSW, a dû lui-même démissionner après avoir montré de la « compréhension » envers des propos du candidat AfD en Saxe-Anhalt qui relativisaient l’aspect meurtrier du régime nazi.

Cette question va hanter le parti lors des prochains scrutins qui auront lieu en septembre 2026 dans deux Länder de l’Est, la Saxe-Anhalt et le Mecklembourg-Poméranie occidentale, où une éventuelle alliance AfD-BSW pourrait être proche de la majorité. Depuis sa nouvelle commission, Sahra Wagenknecht pourrait donc orienter le parti pour ou contre une telle option.

Car, en réalité, son positionnement est illisible sur ce point. Antisystème, elle partage des points communs, notamment dans le refus de l’aide à l’Ukraine et le rejet de la « pensée unique », avec l’AfD. Mais réaliser une telle alliance est un saut vertigineux dans la politique allemande pour un parti qui continue, malgré tout, à se définir de gauche.

L’opération de contrôle à distance, si elle existe, est, de fait, très risquée. Certes, le parti restera entre les mains de proches de la fondatrice. C’est le député européen Fabio de Masi qui remplacera Sahra Wagenknecht à la tête du parti, en compagnie d’Amira Mohamed Ali, déjà officiellement coprésidente. Ce sont des fidèles de la première heure, anciens de Die Linke. Mais leur autorité dans le parti est réduite et leur aura dans l’opinion est inexistante. C’est le problème d’un mouvement construit autour d’une seule femme et qui avait son image sur tous les tracs de campagne. La vraie question est celle-ci : sans la présence active de Sahra Wagenknecht, le parti peut-il survivre électoralement ?

Dès lors, les deux options ne sont pas forcément incompatibles. Confrontée à une dissidence interne, Sahra Wagenknecht décide de mettre de l’ordre tout en se retirant pour éviter les accusations d’autoritarisme. Mais si la manœuvre échoue et si le parti sombre davantage, elle pourra toujours prétendre n’y être pour rien et organiser sa sortie officielle de la vie politique.

Tout cela reste cependant un peu acrobatique. En cette fin d’année 2025, la vraie conclusion que l’on peut tirer de l’expérience BSW est l’incapacité d’un mouvement alliant progressisme social et conservatisme sociétal de résister à la vague d’extrême droite, de construire une base électorale suffisante et de surmonter les contradictions internes que cela suppose.

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