Médias et politiques prisonniers du récit de Sarkozy

Si politiques et médias passent des heures à commenter la vie de l’ancien président après son incarcération, rien n’a été dit sur le fait qu’au même moment, il était définitivement condamné pour le financement illégal de sa campagne électorale de 2012, dans l’affaire Bygmalion.

David Perrotin

« Calomnier, salir et démolir. » C’est par ces trois mots que Nicolas Sarkozy résumait sa mise en examen en septembre 2016 dans l’affaire Bygmalion. À l’époque, l’ex-président jurait, comme toujours, qu’il était victime d’injustice et qu’il n’avait rien à voir avec cette histoire.

Pendant près de dix ans, pourtant, ce n’était jamais le bon moment. Jamais le temps de tirer les leçons de ce scandale ou de s’interroger sur les réformes à mener pour assainir le financement de la vie politique. Il ne fallait rien dire au nom de la « présomption d’innocence ».

Mais maintenant que les faits sont avérés, que l’ancien président est définitivement condamné à de la prison ferme dans cette affaire, personne ne dit rien non plus. Comme s’il n’y avait aucune leçon à tirer de cette histoire. Comme si le fait qu’une campagne ait pu coûter 42,8 millions d’euros, au lieu des 22,5 millions autorisés, sans que la commission chargée de contrôler les comptes s’en soit rendu compte, ne posait pas de questions.

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Une affiche de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy au sol après un meeting à Villepinte, le 11 mars 2012. © Photo François Mori / AP via Sipa

Les médias ne font pas mieux que les politiques. Depuis la décision de la Cour de cassation, le 26 novembre, des dizaines d’heures d’antenne ont été consacrées aux vingt jours que le malheureux Nicolas Sarkozy a passé en prison. Mais seulement quelques minutes à l’affaire Bygmalion – une affaire qu’il s’est bien gardé d’aborder dans son livre, en dépit de la concomitance des événements.

Pour décrypter le moment actuel et ses enjeux, il faut pourtant se rappeler la genèse et les développements de cette affaire emblématique. Elle débute en 2014 lorsque Le Point révèle la place du prestataire Bygmalion dans la campagne.

L’hebdomadaire, condamné en diffamation depuis, accuse à tort Jean-François Copé mais donne un coup de projecteur sur le financement de cette élection. Le surtitre en une du journal : « Sarkozy a-t-il été volé ? »

Si la suite nous apprendra vite que non, l’hebdomadaire l’a déjà oublié. Mercredi 10 décembre, lendemain de la journée internationale de lutte contre la corruption, le journal a choisi d’afficher Nicolas Sarkozy en une. « Aujourd’hui, dans votre situation, la solution la plus logique pour vous ne serait-elle pas de vous présenter à l’élection présidentielle ? »peut-on lire dès la première question de son interview. Déclaré inéligible, condamné deux fois définitivement, l’ex-patron de l’UMP répond par la négative mais répète une énième fois : « J’ai toujours respecté scrupuleusement les lois de mon pays. »

En mai 2014, Libération révèle qu’en réalité l’UMP facturait des prestations fictives à Bygmalion pour dissimuler des factures liées à la campagne de Nicolas Sarkozy. En juin, Mediapart publie l’intégralité des fausses factures, et une information judiciaire est ouverte dans la foulée. Deux ans plus tard, Nicolas Sarkozy est mis en examen pour financement illégal de campagne électorale.

« La justice est saisie. Elle dira la vérité, mais à ma connaissance personne ne me reproche quoi que ce soit dans l’affaire Bygmalion »jurait Nicolas Sarkozy en 2014, affirmant au passage qu’il ignorait l’existence de la société Bygmalion pendant sa campagne. « Il n’y a jamais eu le moindre système de double facturation […], c’est une folie », répétait-il la même année. « Tout d’un coup, on vient nous expliquer qu’il y a 16 millions d’euros qui ont disparu de ma campagne ? Mais c’est une honte ! », ajoutait-il, avant de se faire complotiste : « Comme par hasard, on fait ça au moment du procès de l’affaire Cahuzac. »

Les démentis de Nicolas Sarkozy sur l’affaire Bygmalion. © Vidéo France 2

Non Copiable….

Pour éponger les dettes qui ont découlé de toutes ces fraudes, le parti a lancé un « Sarkothon ». Les fidèles de l’ancien président ont répondu présents et ont réuni 11 millions d’euros. Ça les regarde ?

Oui, mais pas qu’eux. Car les dons que ces généreux militants ont faits au parti sont défiscalisés : la réduction d’impôts est égale à 66 % des sommes versées. Ce sont donc en réalité les contribuables de tous bords qui ont réparé en millions les dérives de Nicolas Sarkozy. Tout le monde l’a oublié lorsque la Cour de cassation a rendu sa limpide décision : « Il a personnellement donné son accord à ses collaborateurs pour qu’ils engagent des frais de campagne pour son compte, alors même qu’il savait que ces dépenses conduiraient à dépasser le plafond fixé par la loi. »

Un silence médiatique

Pour la première fois de notre histoire, un président de la République est reconnu définitivement coupable pour financement illégal d’une campagne après l’avoir déjà été pour corruption. Mais la nouvelle est expédiée, traitée en une minute et quarante secondes par le JT de TF1, en vingt-cinq secondes par celui de France 2 et en moins de quatre minutes pour BFMTV. Pas un plateau n’est dédié à cette information, pas une seule une de presse n’est consacrée à cette condamnation.

Pendant ce temps, des heures et des heures de débats ont lieu sur les différente chaînes d’info pour évoquer son Journal d’un prisonnier depuis sa sortie de la prison de la Santé. On dissèque ses écrits « au stylo Bic », on évoque son « régime au yaourt », sa rencontre avec un prêtre, ses échanges avec Marine Le Pen, et on disserte sur la souffrance « épouvantable » de devoir troquer ses footings en plein air pour un vulgaire tapis de course… Mais du fond de cette affaire, rien ne sera dit.

Maintenant que l’on sait que Nicolas Sarkozy est un délinquant, il n’y aurait plus rien à dire ?

Inès Bernard, déléguée de l’association Anticor

« Ce relatif silence est, à notre sens, le miroir des contre-vérités qu’ont relayées beaucoup de grands médias au moment de la révélation des faits, dénonce Inès Bernard, déléguée générale d’Anticor, association de lutte contre la corruption, qui n’a reçu aucune invitation à la télévision pour commenter les faits, à l’exception de France 24. Ces grands médias n’ont pas pris la peine de dire que finalement, les éléments de langage de Nicolas Sarkozy, dont ils se sont faits l’écho pendant les dix ans durant lesquels a duré cette procédure, ont été définitivement démentis par la justice. Et maintenant que l’on sait que c’est un délinquant, il n’y aurait plus rien à dire ? »

Rien ou presque, donc, alors qu’un débat sur le financement de la vie politique n’a jamais semblé aussi crucial. « C’est extrêmement inquiétant pour notre démocratie, surtout parce que ce n’est pas la première campagne qui est entachée de graves irrégularités », ajoute Inès Bernard.

Depuis plus de trente ans, les scandales autour de l’élection présidentielle s’accumulent. Grâce à ses archives rendues publiques, on sait désormais que le Conseil constitutionnel présidé par Roland Dumas a manœuvré pour valider les comptes de campagne de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur en 1995, alors que les deux candidats avaient largement dépassé le plafond des dépenses autorisées et multiplié les irrégularités.

La condamnation de Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne jette un puissant trouble sur le financement de sa campagne de 2007 face à Ségolène Royal et à l’origine de certains fonds. Pour 2012, on sait désormais que sa campagne a coûté le double, et certains témoignages recueillis durant l’enquête devraient susciter l’inquiétude nationale. « C’est impossible de faire une campagne électorale avec 22 millions d’euros », a ainsi témoigné Jérôme Lavrilleux, ex-directeur adjoint de la campagne, lui aussi condamné.

Après l’élection de 2017 et les révélations de Mediapart, la justice a ouvert une enquête, suspectant des proches de Jean-Luc Mélenchon d’avoir déclaré à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) des prestations fictives ou d’en avoir surfacturé d’autres dans le but de se faire rembourser des sommes indues par l’État. Sophia Chikirou, compagne du candidat insoumis et figure centrale de sa campagne présidentielle, a d’ailleurs été mise en examen pour escroquerie aggravée, abus de biens sociaux et recel d’abus de confiance.

Le Parquet national financier (PNF) enquête également sur les campagnes 2017 et 2022 d’Emmanuel Macron et a ouvert deux informations judiciaires, notamment pour tenue non conforme de comptes de campagne, portant sur les conditions d’intervention de cabinets de conseil.

Un silence politique

L’affaire Cahuzac avait conduit à la création du PNF et à la mise en place de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Après le scandale de l’affaire Fillon et l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, une loi pour moraliser la vie publique a été votée, mais ses ambitions avaient été revues à la baisse. Aujourd’hui, plus rien n’est proposé. Les pouvoirs de la commission des comptes de campagne, élément central pour débusquer les fraudes, n’ont toujours pas été modifiés et rien n’est prévu pour renforcer l’indépendance de la justice ou les moyens de la police anticorruption.

S’il y a urgence, pourtant, aucun parti politique n’estime nécessaire de mettre ce sujet sur le devant de la scène. Pourquoi ? « Il y a probablement une absence de volonté du législateur de légiférer sur ces sujets-là quand il n’y a pas de scandale », estime Romain Rambaud, professeur de droit public et spécialiste du droit électoral. « Et un désintérêt global des médias pour les infractions à la probité quand il s’agit de véritablement les expliquer et de ne pas simplement relayer les critiques de la justice par les décideurs publics », ajoute Inès Bernard.

De plus en plus de responsables politiques préfèrent en effet taper sur la justice, supposée plus sévère ou plus politique, que pointer la responsabilités d’élu·es condamné·es. Ainsi, le ministre de la justice Gérald Darmanin, mais aussi Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, sont tous venus à la rescousse de Nicolas Sarkozy.

Dix ans avant, pourtant, les positions était radicalement différentes. Jean-Luc Mélenchon pouvait fièrement admirer les « pudeurs de gazelle » de ses adversaires à l’élection de 2017, revendiquer sa probité et dénoncer les « affaires » de François Fillon ou de Marine Le Pen.

La députée du Rassemblement national, elle, dénonçait même la défense de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bygmalion, ce candidat qu’elle accusait alors sans difficulté d’avoir « triché »« On vient nous expliquer qu’il est très mécontent que son nom soit associé à Bygmalion ? Il est le centre de cette affaire, le pilier de cette affaire, c’est sur ses ordres ! », accusait-elle alors. Aujourd’hui, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen font face aux « juges politiques » main dans la main.

On est tous d’accord pour admettre qu’il y a des choses à changer, mais la matière électorale n’est pas la chose la plus urgente.

Maxime Charpentier, trésorier de LFI

Mais sur le fond, qu’ont à dire tous ces partis ? Après sa condamnation du 26 novembre, Nicolas Sarkozy s’est contenté de « prendre acte » de la décision par l’intermédiaire de son avocat, mais aucun parti politique n’a jugé utile de réagir : pas d’interview, pas de communiqué, aucune réaction.

Sollicités par Mediapart, les partis Renaissance, Horizons, Les Républicains et le Rassemblement national n’ont pas donné suite. Du côté de La France insoumise (LFI) ou des Écologistes, on reconnaît le besoin de réformer le Code électoral pour un sujet « loin d’être prioritaire »« On est tous d’accord avec les autres trésoriers pour admettre qu’il y a des choses à changer, mais la matière électorale n’est pas la chose la plus urgente, explique Maxime Charpentier, trésorier de LFI. Aujourd’hui, on est en plein dans le budget, ce n’est pas le moment qu’on va choisir pour en parler. »

Emmanuel Duplessy, député rattaché au groupe Écologiste et social à l’Assemblée, est un des rares élus à en parler. C’est lui qui, le 30 septembre, a déposé une proposition de loi visant à « lutter contre le financement occulte des campagnes électorales », en autorisant notamment la CNCCFP à communiquer avec le service de renseignement Tracfin et à accéder au fichier des comptes bancaires (Ficoba). « Mais la date de sa présentation à l’Assemblée, soumise à l’ordre du jour de la niche des Écologistes, n’est pas encore actée », reconnaît le député.

Dans l’affaire Bygmalion, par exemple, les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy ont été rejetés mais l’ex-président a simplement dû payer quelques centaines de milliers d’euros d’amende. Pourquoi ? Parce que l’ampleur des irrégularités est passée totalement sous le nez de la commission qui, au lieu de repérer les 18,5 millions d’euros de dépassement, avait seulement trouvé 364 000 euros d’irrégularités.

« Il faudrait lui permettre de véritablement enquêter, d’avoir accès aux comptes et aux factures des prestataires. Aujourd’hui, elle ne travaille qu’à partir des éléments déclarés par les candidats et les contrôle seulement après l’élection », rappelle la déléguée d’Anticor.

Pendant dix ans, Nicolas Sarkozy et ses soutiens répétaient pourtant qu’ils n’avaient pas grand-chose à se reprocher puisqu’une partie infime des comptes de campagne « avait été retoquée ». Souvent, d’ailleurs, les candidats mis en cause balayent toute accusation en utilisant le même élément de langage selon lequel leurs comptes auraient « été validés ». Un non-sens.

« Cette commission n’a pas de pouvoir d’investigation sur pièces et sur place et ne peut pas analyser les comptes en temps réel, confirme Romain Rambaud. Depuis 2017 et la loi sur la moralisation de la vie publique, seules les sanctions ont été durcies en cas de fraude, mais la commission ne dispose toujours pas de moyens d’investigation très poussés. »

En 2022, LFI avait d’ailleurs sollicité la commission pour qu’elle mette à disposition un de ses agents et contrôle ses comptes le temps de la campagne. La CNCCFP avait refusé. « Telle qu’elle est fixée par la loi, la compétence de la commission s’exerce à compter du dépôt des comptes de campagne et il n’est pas prévu par la loi qu’elle puisse s’étendre à la période de la campagne elle-même », avait répondu son président Jean-Philippe Vachia.

Des réformes cruellement nécessaires

Comme elle l’a rappelé le 26 novembre, l’association Transparency International alerte depuis des années « quant à l’urgence d’une réforme d’ampleur pour éviter un second scandale Bygmalion ». Avec elle, Anticor milite pour « une réforme globale des autorités en charge de la probité » et pour questionner « la place de l’argent dans notre démocratie ». Elle demande un contrôle en temps réel des comptes, voulant rendre obligatoire la publication, pendant la campagne, de dépenses et recettes des candidat·es. Elle souhaite aussi que l’on modifie les sanctions en cas de fraude pour y ajouter l’inéligibilité et l’invalidation d’une élection.

C’est en effet un autre problème de taille qui reste toujours en suspens. La sanction d’inéligibilité administrative n’est toujours pas applicable pour l’élection présidentielle, à la différence des autres élections locales ou législatives. En cas d’irrégularités petites ou massives, l’élection d’un·e candidat·e ne peut pas être invalidée et aucune sanction d’inéligibilité ne peut être infligée. Seul le remboursement des comptes peut être rejeté, et une amende être décidée.

« Comme le candidat sait qu’il ne risque pas de perdre son mandat, il peut être tenté dans son analyse de prendre le risque de frauder. Ce n’est pas incitatif », pointe le professeur de droit public Romain Rambaud. « Sans nouvelle loi organique, la seule solution reste la destitution, ajoute-t-il. Or on sait que c’est très politique. »

Pour stabiliser l’élection présidentielle, on enlève ce qui constitue la principale dissuasion à la fraude : la possibilité de perdre son mandat.

Romain Rambaud, professeur de droit public

Mais l’idée de pouvoir invalider une élection présidentielle (comme cela s’est produit en Roumanie en 2024) ne fait pas consensus chez les juristes ou les partis. Certains y voient une remise en cause dangereuse du suffrage universel.

« Le remède actuel est pire que le mal, estime pourtant Romain Rambaud. Pour stabiliser à tout prix l’élection présidentielle, on enlève ce qui constitue la principale dissuasion à la fraude : la possibilité de perdre son mandat. » Et d’ajouter : « Pourtant, ce sont les conditions mêmes par lesquelles la souveraineté nationale s’est exprimée qui posent problème, lorsque quelqu’un triche sur ses comptes de campagne. »

Le trésorier de LFI, lui, invite à « la prudence », craignant que « cela puisse être utilisé pour tuer un candidat ». « Mais il faut tout de même légiférer pour l’inciter à suivre son compte de campagne et lui faire craindre une véritable sanction en cas d’irrégularités, ajoute-t-il. Et sur l’inéligibilité et l’invalidation de l’élection, donnons la possibilité aux parlementaires de trancher cela à l’occasion d’un réel débat. »

Un débat quasi impossible, pour le député Emmanuel Duplessy : « On ne parvient plus à discuter de l’immixtion des forces d’argent, de la sincérité des élections, de la question de la corruption ou des privilèges des élus sans que cela soit instrumentalisé, regrette-t-il. Cela paraît pourtant crucial et vital pour notre démocratie. » 

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