Alors qu’un homme visé par une plainte pour viol a récemment été promu ministre de l’Intérieur, attisant un feu de colère chez de nombreuses femmes, l’argument de la présomption d’innocence ne cesse de revenir sur le devant de la scène, opportunément manipulé par des petits malins qui y voient la bouée de sauvetage de ce remaniement désastreux.
Mais qu’est-ce que la présomption d’innocence, et pourquoi ne peut-elle suffire, à elle seule, à clore la discussion ?
La présomption d’innocence : qu’est-ce que c’est exactement ?
Parce qu’il vaut mieux savoir de quoi on parle quand on évoque un concept, voyons ce qu’est, en droit français, la présomption d’innocence.
Comme l’explique cette tribune publiée par un collectif de femmes juristes, la présomption d’innocence est un principe directeur de la procédure pénale, selon lequel la charge de la preuve de la culpabilité revient à l’accusation, et le doute doit toujours profiter au mis en cause. C’est donc, avant tout, une règle de preuve. La présomption d’innocence, qui ne joue un rôle que dans le cadre d’une enquête ou d’un procès pénal, ne fait pas obstacle à la liberté d’expression (et encore moins la liberté d’être en colère). A condition, toutefois, de ne pas présenter la personne concernée comme définitivement coupable et de rappeler le cas échéant qu’une enquête est en cours et que le mis en cause n’a pas encore été jugé ni condamné. Ces limitations à la liberté d’expression ont une implication concrète, notamment pour les médias. Par exemple, la loi interdit de diffuser sans son accord les images d’un individu menotté.
A partir de ces informations, nous pouvons donc déduire deux choses :
-
Légalement, rien ne s’oppose à ce qu’une personne mise en cause dans une affaire de viol devienne Ministre de l’Intérieur (moralement, c’est une autre histoire).
-
De même, rien ne peut s’opposer au mouvement d’indignation qu’a provoqué cette nomination. Le tollé que celle-ci a soulevée (et qui pourrait bien se prolonger) n’est en aucun cas une violation du principe de la présomption d’innocence, qui rappelons-le est avant tout une règle de preuve en matière pénale.
Le double standard de la présomption d’innocence
S’indigner d’une telle nomination, c’est se placer avant tout d’un point de vue moral. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi : la moralité, malgré l’image péjorative dont souffre ce terme, est aussi ce qui commande la plupart des règles en vigueur dans notre société (interdiction de l’inceste, interdiction de se faire justice soi-même, interdiction de voler, interdiction de tuer, etc). Elle est à la base même du droit.
Est-il éthiquement correct de nommer au Ministère de l’Intérieur – dont la mission est, entre autres, de garantir la sécurité des personnes et des biens – un homme visé par une plainte pour viol ? Imaginerait-on, par exemple, un ministre du Budget visé par une enquête pour fraude fiscale ? (oh pardon, c’est déjà arrivé en 2013 et le ministre en question a été démis de ses fonctions, malgré l’existence de cette présomption d’innocence qu’il ne faudrait surtout pas bafouer). Nommer à un ministère régalien un homme visé par une plainte pour viol est-il moralement acceptable, sachant que les violences faites aux femmes sont censées être la « grande cause du quinquennat » et que l’incurie de la police-justice en matière de violences sexistes et sexuelles ne cesse d’être démontrée ? (pour rappel, seuls 1% des violeurs dénoncés sont condamnés)
Sur ce sujet, la loi est silencieuse. Chacun décidera donc en son âme et conscience.
Mais une chose est sûre : celles (et peut-être ceux) qui jugent cette nomination honteuse sont libres d’exprimer leurs sentiments. Cela, rien ni personne ne peut s’y opposer.
User de sa liberté d’expression pour exprimer son dégoût, sa colère, son incompréhension, n’est pas bafouer la présomption d’innocence. Nous ne sommes pas dans un prétoire ; nous participons simplement au débat public, et notre colère, nous avons le droit, peut-être même le devoir de l’exprimer – autant que nous le voulons, et autant qu’il le sera nécessaire.
Parce que le double standard qui existe en matière de présomption d’innocence doit être dénoncé.
D’autres personnalités politiques (François Bayrou, Marielle de Sarnez, François de Rugy, François Fillon pour ne citer qu’eux) ont en effet été contraint.es de démissionner dès lors que leur implication dans des affaires judiciaires a été découverte. Il ne s’agissait alors pas de bafouer la présomption d’innocence, mais bien de prendre des mesures de précaution, d’apaiser le débat et de faire preuve d’éthique et d’honnêteté morale. Ces valeurs-là, nous ne pouvons pas nous en prévaloir uniquement quand ça nous arrange. Soit nous les mettons en exergue, partout et tout le temps, soit nous les ignorons – partout et tout le temps.
En réalité, ce qui provoque la colère de tant de femmes, c’est que la présomption d’innocence – en tant que concept moral – est à géométrie variable. C’est qu’elle n’est invoquée que pour légitimer l’existence d’un ordre patriarcal, et passer sous silence les violences de certains hommes qui, sachant qu’ils resteront impunis, n’y voient qu’un banal amusement.
On sait que les violences sexuelles sont banalisées, normalisées,ignorées par la plupart des gens. Cette affaire en est un puissant symbole. Il n’est pas acceptable pour un homme politique d’être soupçonné de détournement de fonds publics, mais être soupçonné de viol, ça passe.
Parce que le viol, on s’en fout. Parce que le viol, c’est une affaire de femmes qui mentent. Parce que le viol, ça fait partie du patrimoine culturel, avec les mains au cul et les remarques graveleuses qui se veulent drôles et spirituelles. On le savait depuis longtemps, mais tout de même : drôle de message envoyé par un gouvernement qui a fait des violences faites aux femmes sa « grande cause du quinquennat ».
Pourquoi la présomption d’innocence se transforme (presque) toujours en présomption de culpabilité des victimes ?
Les affaires de violences sexuelles soulèvent une particulière défense de la présomption d’innocence –bien plus que pour toutes autres affaires.
Cela démontre, une fois de plus, que la culture du viol est toujours à l’oeuvre dans notre société, malgré les avancées féministes.
Le corollaire de la présomption d’innocence en matière de violences sexuelles serait donc la présomption de culpabilité des victimes, comme si l’existence de ce principe juridique signifiait que tous les mis en cause étaient nécessairement innocents, et toutes les accusatrices étaient nécessairement dans le mensonge, l’exagération ou la vengeance. Or, pas plus que nous n’avons de certitude que le mis en cause est coupable, nous n’avons aucun moyen de savoir si la plaignante dit vrai ou pas – on rappellera néanmoins que les fausses accusations de viol représentent 2 à 8% seulement des plaintes.
Si nous tenons tant à défendre la présomption d’innocence, ayons donc le bon sens de ne pas supposer que les victimes sont coupables.
Et interrogeons-nous sur les réactions – souvent violentes, viscérales – que suscitent les affaires de violences sexuelles. Pourquoi sommes-nous, dans ces cas précis, si prompts à défendre l’agresseur présumé ? Pourquoi brandissons-nous la présomption d’innocence comme s’il s’agissait d’un totem d’immunité, alors même que des délits comme la fraude fiscale ou la corruption, tout présumés qu’ils soient, échouent à susciter chez nous la même indulgence ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes si prompts à défendre les violences sexuelles – réelles ou présumées ?
Qu’est-ce que cela dit de nous, et de la société dans laquelle nous vivons ?
Les lamentations victimaires des tenants de l’ordre ancien – celui dans lequel les hommes dominent, et les femmes n’ont qu’à fermer leur gueule – ont beau changer de fond, elles conservent toujours la même forme. Les femmes exagéraient quand elles réclamaient le droit de vote. Les femmes faisaient preuve d’une radicalité dangereuse lorsqu’elles demandaient l’accès à l’avortement légal. Ensuite, elles menaçaient la structure de la société tout entière lorsqu’elles réclamaient des salaires égaux pour un travail égal. Puis on en vint à s’inquiéter du fait que les femmes et les hommes ne pourraient bientôt plus prendre l’ascenseur ensemble (« argument » favori des antiféministes, qui l’ânonnent avec la vigueur d’un disque rayé). A chaque avancée, il existe un obstacle correspondant.
Maintenant, nous nous attaquons au plus gros morceau : la prise en compte – tant d’un point de vue préventif que curatif – des violences sexuelles envers les femmes. De manière inévitable, les résistances s’organisent. Les agresseurs, les violeurs, les harceleurs et tous ceux qui profitent d’une situation de domination n’ont aucun intérêt à ce que la société prenne enfin la mesure de la situation. Cela signifierait en effet la fin de l’impunité, la fin de la complicité, la fin de la jouissance tranquille. Lorsque Emmanuel Macron explique qu’il s’est entretenu « d’homme à homme » avec le nouveau Ministre de l’Intérieur, il ne dit pas autre chose : ces trois mots simples sont l’expression de cette connivence, cette complicité masculine qui protège les agresseurs et fait taire les victimes.
Alors, veillons à ce que la présomption d’innocence ne devienne pas un outil pour réduire au silence des femmes qui peinent déjà à s’exprimer, et battons-nous pour que notre pays sorte enfin de son aveuglement mortifère, et pour que cesse cette indifférence cinglante dont il gratifie ses citoyennes.
Il mérite mieux que ça, et nous aussi.
Egalitaria (Caroline)
https://egalitaria.fr/2020/07/23/presomption-dinnocence-les-raisons-de-la-colere/
Poster un Commentaire