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Par Joseph Daher | 26/08/2020
Le 4 août, une nouvelle tragédie a frappé le Liban. Une explosion d’une ampleur sans précédent, équivalente à un séisme de magnitude 3,3, dans l’histoire du pays a fait plus de 170 morts (libanais, syriens et autres nationalités), plus de 6 000 blessés et 300 000 sans-abris. Des dizaines de personnes restent en outre disparues et des quartiers entiers de Beyrouth sont dévastés. Quatre grands hôpitaux de la capitale sont également hors service, tandis que 128 écoles ont été endommagées.
Le port de Beyrouth a accueilli 73 % des marchandises importées en 2019 en valeur, soit 14 milliards de dollars sur un total de 19 milliards (au taux de 1 500 livres le dollar), et collecté pour le compte de l’État l’essentiel des taxes douanières, dont le montant total s’élevait à 1,2 milliard de dollars en 2019. Sans parler des 199 millions de dollars de recettes portuaires générées. L’explosion a également détruit la réserve stratégique de céréales du Liban.
Les sources de ce nouveau drame au Liban sont dans le système politique néolibéral et confessionnel et la domination exercée par les différentes fractions des classes dominantes qui la compose. Il ne s’agit pas d’un simple accident, mais bien d’un crime découlant des politiques de ce système politique aux conséquences mortelles et destructives.
Une explosion d’une ampleur sans précédent
Le mardi 4 août au soir, 2750 tonnes de nitrates d’ammonium entreposées au port de Beyrouth ont explosé, créant un énorme cratère de 140 mètres de diamètre et détruisant des quartiers sur des kilomètres.
Des blocs entiers d’immeubles dans un rayon de moins de 5 km du port sont inhabitables car sur le point de s’écrouler. Le bilan aurait pu être encore bien pire. Une partie du choc de la dernière et plus forte explosion a été absorbée par la mer et les silos à grain – pour le coup complètement détruit. L’explosion de Beyrouth équivalait à 1 à 2 kilotonnes de TNT. Par comparaison, la bombe d’Hiroshima en août 1945 a explosé avec une énergie équivalente à 12-15 kilotonnes.
Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a estimé dans l’immédiat à près de 120 millions de dollars les sommes nécessaires pour répondre à l’urgence en matière de santé, de relogement temporaire, de protection, d’hygiène, d’éducation, de sécurité alimentaire et de logistique (avec la mise en place d’installations temporaires pour relancer l’activité sur le port de Beyrouth). Plus de 250 000 personnes sont « hautement vulnérables » selon l’OCHA. Les dégâts matériels se chiffrent, eux, en milliards de dollars – une estimation de 15 milliards a été avancé par les autorités.
L’Association des commerçants de Beyrouth (ACB) a déclaré que 30 à 50 % des commerces ne pourraient pas rouvrir leurs portes si l’État ne les aide pas rapidement. La Banque Centrale du Liban a mise en place un dispositif permettant aux entreprises comme aux particuliers dont les biens-fonds (logement, locaux commerciaux, etc.) ont été totalement ou partiellement détruits par la double explosion survenue mardi au port de Beyrouth de bénéficier de prêts à 0 % pour financer leur réhabilitation ou leur reconstruction.
Cependant, les personnes – physiques ou morales – ne possédant pas de compte en banque ne pourront pas en bénéficier, ce qui devrait exclure de nombreuses victimes dans la mesure où le taux de bancarisation (personnes majeures possédant un compte en banque ou dans toute autre institution assimilée) du pays est de seulement 45 %.
De plus, une série de dispositions et de restrictions en lien avec cette mesure sont critiqués par les particuliers et entreprises. Surtout, ils estiment qu’elle reviendrait à faire assumer le coût de la reconstruction aux victimes plutôt qu’à l’État, qu’il juge responsable de la catastrophe. La Ligue des déposants, une association d’activistes qui s’est fixé pour mission d’aider les clients des banques à obtenir gain de cause face à leurs établissements bancaires respectifs, ont également exigé des banques de « libérer » les dépôts de leurs clients bloqués depuis plusieurs mois.
Ce drame vient s’ajouter à une situation socio-économique déjà catastrophique après l’éruption de la crise économique en octobre 2019 et les effets de la pandémie Covid-19. Le PIB libanais devrait se contracter de 9 points de pourcentage supplémentaires à la suite des conséquences économiques et financières de la catastrophe, passant ainsi de -15 % à -24 % à fin 2020, en d’autres termes passer de 52 milliards de dollars en 2019 à 33 milliards de dollars en 2020.
Environ 850 000 individus, soit 22% de la population libanaise, étaient considérés sous le seuil de pauvreté extrême en avril 2020, tandis que 1,7 million d’individus, soit 45% de la population libanaise, vivaient sous le seuil de pauvreté supérieure. La proportion des Libanais vivant sous le seuil de pauvreté a dépassé les 50 % après la crise du Covid-19, tandis que le taux de chômage dépasse les 35%. En même temps, la valeur de la monnaie libanaise est en chute libre depuis plusieurs mois, conduisant à un taux d’inflation de plus de 400%. Le pouvoir d’achat des classes populaires libanaises a diminué massivement, particulièrement dans un pays qui importe énormément de produits de l’étranger.
Les travailleurs·ses étrangers soumis aux systèmes « kafala », qui les privent de leurs droits civils et humains fondamentaux, se sont trouvés, comme beaucoup de Libanais·es, sans abri après le drame. Cela vient s’ajouter à une situation déjà dramatique pour nombre d’entre eux et elles, qui avaient été abandonnées à la merci de la pandémie Covid-19, sans aucun accès aux soins médicaux. Les manifestations de travailleurs·ses issu·e·s des pays d’Afrique sub-saharien devant leurs ambassades pour demander leur retour dans leur pays se sont multipliés.
Le nitrate d’ammonium n’aurait jamais dû être stocké de cette façon au milieu d’une ville. La présence de ce produit extrêmement dangereux était bien connue des autorités du port et étatiques. Des responsables de la sécurité libanaise avaient prévenu fin juillet le Premier ministre et le président libanais de la présence du stock. En même temps, Hassan Kraytem, le PDG du Comité pour la gestion et l’exploitation du port de Beyrouth a reconnu à l’antenne d’une chaine de télévision libanaise, OTV, qu’il savait « que ces produits étaient dangereux, mais pas tant que cela ». De son côté, le directeur des douanes, Badri Daher, interrogé par les médias libanais si des feux d’artifice étaient stockés à proximité, a répondu simplement « très probablement, oui ».
Aux origines de la catastrophe
Le nitrate d’ammonium avait été déchargé en 2014 d’un cargo baptisé Rhosus, appartenant à un riche ressortissant russe, Igor Grechushkin, basé à Chypre et qui assurait la liaison Géorgie-Mozambique. Mais arrivé près de la capitale libanaise Beyrouth, ce bateau battant pavillon moldave avait fait face à des problèmes techniques. Les autorités portuaires avaient alors estimé que ce cargo, construit en 1986, ne pouvait en aucune manière reprendre la mer : sa déliquescence le rendait trop dangereux.
Sur requête du ministère des Transports et des Travaux publics, au motif que la marchandise pouvait causer un grave danger pour l’environnement, Jad Maalouf, ancien juge des référés de Beyrouth, avait autorisé la mise en cale sèche du navire, ainsi que le transfert et le stockage de la cargaison. Dans son jugement de juin 2014, M. Maalouf avait soumis son autorisation à deux conditions : que le ministère des Transports choisisse lui-même un lieu pour un entreposage sécurisé du nitrate d’ammonium ; et le placement de ce stock sous la garde du ministère. Cependant, sur ce point, le juge des référés n’étant pas un juge militaire, il n’avait pas la compétence de savoir si le site choisi par le ministère était opportun ou non.
A la suite de la catastrophe du 4 août, le directeur général des douanes, Badri Daher, a tout de suite rejeté les accusations portées contre lui, rejetant la faute sur M. Maalouf, qu’il a dit avoir alerté à de multiples reprises. Or ce dernier n’a pas fait suite à ses demandes parce que d’une part la direction des douanes n’a pas qualité à le faire, la partie concernée étant le seul ministère des Transports, et que d’autre part elle ne l’a jamais notifié selon les procédures légales. Certes, M. Daher avait demandé six fois au moins l’autorisation de pouvoir soit exporter la marchandise, soit la vendre à une société établie dans le caza du Koura, la Lebanese Explosive Company, mais il avait formulé ses requêtes dans de simples lettres. Or les missives adressées aux tribunaux sont inadmissibles au plan de la procédure.
Le ministère des Transports, par l’entremise du département du contentieux de l’État, n’aurait réagi que la première fois (2015), lui demandant alors d’obliger une agence maritime à exporter la marchandise. Or celle-ci ne peut y être contrainte. Le juge des référés aurait alors demandé au ministère de lui fournir des motifs juridiques lui permettant de statuer sur l’exportation des produits. Celui-ci n’aurait plus jamais répondu.
Le navire est donc resté à Beyrouth, avant de couler en 2017, tandis que la cargaison a été entreposée dans un hangar du port de Beyrouth. Sur le marché international, celle-ci vaut une petite fortune, selon Laleh Khalili, professeure de politique internationale à l’Université Queen Mary de Londres et spécialiste des infrastructures portuaires, sa valeur est estimée aujourd’hui à près de 1,37 million de dollars, à raison de 500 dollars la tonne. Le service des douanes avait présenté une nouvelle fois à son successeur une demande d’autorisation d’exportation ou de vente, avant qu’en février 2018, il y a deux ans et demi, le dossier soit totalement délaissé par toutes les instances étatiques.
L’histoire du drame de Beyrouth n’est pas unique, par exemple en février 2009, un navire battant pavillon chypriote transportant 98 conteneurs d’expédition remplis de propulseur militaire a été intercepté par la marine américaine en mer Rouge. Les conteneurs ont été stockés, à la lumière directe du soleil, à la base navale d’Evangelos Florakis à Chypre où, le 11 juillet 2011, l’ensemble du stock a explosé, tuant 13 personnes et causant plus de 3 milliards d’euros de dégâts.
Dans les étapes initiales qui ont mené à cette catastrophe du 4 août, les dynamiques du système de transaction des capitaux maritimes internationaux dans son ensemble ont joué un rôle. C’est particulièrement le cas pour les« pavillons de complaisance » : des immatriculations de navires qui permettent aux propriétaires d’échapper aux impôts,de soumettre leur équipage à un droit du travail minimal et d’esquiver des contrôles de sécurité.
Plus de la moitié de la marine marchande navigue actuellement sous pavillon de complaisance, y compris dans le cas du bateau moldave arrêté à Beyrouth en 2014. Le propriétaire russe, après l’immobilisation du bateau au port de Beyrouth, avait décidé de déclarer faillite et a abandonné le navire et son équipage qui n’était plus payé et devait gérer le stock de produits dangereux pendant presqu’un an.
Cette réalité du système international de transaction des capitaux maritimes internationaux ne doit cependant pas diminuer ou relativiser la responsabilité principale des autorités libanaises et des partis politiques confessionnels bourgeois dans cette tragédie criminelle.
Un drame criminel dérivé des politiques néolibérales et confessionnelles
À la suite de la tragédie, tous les partis politiques dominants ont nié toute connaissance et /ou responsabilité dans la gestion du nitrate d’ammonium dans le hangar du port. Le journaliste libanais Riad Kobeissi, qui travaille depuis des années sur la corruption du port, a cependant démontré que toute la structure du port et sa gestion et l’inspection des douanes, sont dans les mains de personnalités affiliés aux acteurs dominants du système politique libanais, en particulier du Courant Patriotique Libre, Amal, Hezbollah et du Courant du Futur.
La représentation politique au Liban est organisée selon des lignes confessionnelles aux plus hauts échelons de l’État. Les postes au sein des institutions publiques, en particulier les plus hautes positions, sont également distribuées en fonction de lignes confessionnelles et partisanes. Le système confessionnel au Liban (comme le confessionnalisme plus généralement) est l’un des principaux instruments utilisés par les partis confessionnels bourgeois pour renforcer leur contrôle sur les classes populaires, en les maintenant subordonnées à leurs chefs confessionnels.
Suite à l’explosion, les premières polémiques et batailles liées aux enjeux de la répartition du fret maritime dans les différentes infrastructures du pays le temps que le port de Beyrouth soit de nouveau complètement opérationnel ont déjà commencer à apparaître. Un des cadres du Courant Patriotique Libre, a par exemple fustigé sur Facebook le fait qu’une partie du trafic maritime soit redirigée vers le port de Tripoli, qu’il a qualifié de « turco-islamique ». Le port de Tripoli est le seul avec celui de Beyrouth à être équipé de grues géantes, au nombre de deux et opérationnelles depuis 2017.
Ces polémiques ont rapidement pris fin, car des parties des infrastructures portuaires ont été épargnées par l’explosion, lui permettant de reprendre ces activités plus rapidement que prévu. Le terminal de conteneurs par exemple, qui concentre l’essentiel de l’activité portuaire, est fonctionnel. Les professionnels du secteur espèrent donc reprendre leurs activités, dans les jours qui viennent. Pour rappel, le port de Beyrouth tournait déjà au ralenti avant la catastrophe en raison de la crise économique, qui s’est traduite par une baisse des importations, en rythme annuel, de plus de 50 % sur les cinq premiers mois de l’année.
En même temps, le président Michel Aoun et le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ont affirmé leurs refus de toute enquête internationale ou d’une commission d’expert internationale sur la tragédie du 4 août en invoquant la défense de la souveraineté libanaise. Ils ont déclaré leurs préférences pour une enquête dirigée par l’armée libanaise, dominée par ces mêmes partis. Il y a clairement un objectif à travers ce choix d’empêcher que les vrais responsables, tous issus des partis dominants, soient pointés du doigt, de même que le système politique libanais dans son entier, et en particulier les mécanismes de distribution des postes au sein de l’administration publique qui suivent des logiques confessionnelles et partisanes.
Les autorités libanaises qui avaient promis que les premiers résultats de l’enquête seraient dévoilés dans un délai maximal de cinq jours, n’ont toujours donné aucune indication au public plus d’une semaine après l’explosion. Des dizaines d’arrestations ont néanmoins déjà eu lieu, y compris du directeur général des douanes, Badri Daher, de son prédécesseur Chafic Merhi et du directeur général du port, Hassan Koraytem.
De large secteurs du mouvement de protestation demandent de leur côté une enquête internationale et ou une commission d’expert internationaux. Le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, avocat démocrate élu à la suite du début de mouvement de contestation populaire en octobre 2019 contre les candidats des partis confessionnels dominants, et un groupe d’avocats ont exprimé leur volonté de constituer un dossier solide contre le gouvernement libanais devant une Cour internationale.
Les craintes sur la volonté d’étouffer les responsabilités de personnalités appartenant à des partis confessionnels bourgeois ont été renforcés par le refus d’avaliser la candidature du juge Samer Younès, considéré comme indépendant et dans le courant des réformateurs au sein de la profession contre les partisans du statu quo en faveur des partis dominants, par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) pour mener l’enquête judiciaire dans l’explosion dévastatrice qui a ébranlé la ville de Beyrouth. Le CSM a cautionné au contraire la candidature d’un juge du tribunal militaire, Fadi Sawan.
« Les réformes ou rien »…
Un grand nombre de chefs d’État internationaux et régionaux ont officiellement apporté leurs soutiens à la population libanaise à la suite de l’accident criminel du 4 août.
Une visioconférence sur le Liban, organisée à l’initiative du président français, Emmanuel Macron, et réunissant les représentants d’une trentaine de pays, occidentaux et arabes, à laquelle ont également pris part des représentants du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de la Banque européenne d’investissement (BIRD) se sont mis d’accord pour fournir une assistance d’urgence au Liban à brève échéance pour un total de 252,7 millions d’euros.
Ces aides n’iront pas au gouvernement libanais et aux institutions publiques mais à des ONG et autres associations locales. La coordination entre les différents acteurs locaux sera normalement largement organisée par les Nations unies, notamment via son agence pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA).
Quatre secteurs ont été jugés prioritaires au niveau de l’aide d’urgence : la santé, compte tenu de la destruction d’un certain nombre d’hôpitaux, la reconstruction des habitations soufflées par l’explosion, la réhabilitation des écoles dont un grand nombre a été également sérieusement endommagé, voire démoli, ainsi que l’alimentation du pays, étant donné que l’importation de produits alimentaires va être affectée par la destruction.
Mais comme dans toute crise, les États et institutions monétaires internationales considèrent ces moments comme des opportunités pour promouvoir et approfondir les dynamiques néolibérales, notamment l’extension de l’économie de marché à divers secteurs économiques jusqu’ici dominés par les secteurs étatiques. Ainsi, d’autres type d’aides et versements à la hauteur de milliards de dollars également prévus par ces groupes d’États et institutions, sont conditionnés à la mise en œuvre de « réformes institutionnelles ».
Le président français, Macron, qui s’est illustré par une visite très médiatique de quelques heures au Liban après la tragédie, aurait même insisté pour que le Liban soit doté d’un gouvernement en mesure de réaliser des « réformes ». La directrice générale du FMI, Kristalina Georgievaa, est allé dans le même sens en affirmant qu’il était « essentiel » de « sortir de l’impasse » concernant les discussions entre le Liban et le FMI qui ont débuté depuis plusieurs mois, à la mi-mai 2020, par l’application de «réformes ».
Leur mise en œuvre a été érigée en condition préalable à tout déblocage d’aides financières aussi bien par le FMI – que le Liban a officiellement sollicité à cette fin début mai – que par l’ensemble de ses soutiens internationaux, notamment les participants à la conférence de Paris d’avril 2018 (programme CEDRE), qui ont réservé plus de 11 milliards de dollars en prêts et dons pour le Liban. En échange des 11 milliards de dollars, le gouvernement libanais doit s’engager à développer les partenariats public-privé, à réduire le niveau de la dette et à imposer des mesures d’austérité.
Tous les partis politiques confessionnels dominants sont d’accord sur ces mesures. Le gouvernement d’union national libanais composé par tous les partis confessionnels dominants et mené par l’ancien premier ministre Saad Hariri, avant sa démission à la suite du déclenchement du mouvement de protestation populaire en octobre 2019, avait d’ailleurs prévu la fusion ou suppression de certaines institutions publiques et la privatisation du secteur de l’électricité, dans le cadre de son plan budgétaire 2020. Toutes ces mesures satisfaisaient aux exigences de la Banque mondiale, du FMI et de l’accord du CEDRE.
Les puissances impérialistes et régionales et les institutions monétaires internationales comme le FMI font dès lorsdépendre leurs aides de l’application de « réformes », qui ne sont en l’occurrence qu’une aggravation du désastre néolibéral dans lequel le Liban a été précipité depuis les années 1990.
Il y a cependant un nouvel élément qui est apparu ces derniers mois, source de contestation. Les discussions entre le Liban et le FMI ont démarré à la mi-mai et n’ont presque pas progressé, malgré 17 réunions organisées depuis. En cause, l’absence de consensus entre les différentes parties dominantes libanaises sur le montant des pertes à prendre en compte comme base de travail pour restructurer la dette publique (93,1 milliards de dollars à fin mai 2020, pour un ratio de plus de 180 % du PIB). Les banques du pays détiennent 28,8 % de la dette publique totale (soit l’équivalent de « 16,3 milliards de dollars » de bons du Trésor et « 10,5 milliards de dollars » d’eurobonds – titres de dette en devises).
Les banques libanaises et la Banque centrale du Liban (BCL), mais aussi une partie des partis confessionnels bourgeois comme le Courant du Futur de l’ancien premier ministre Saad Hariri (également détenteur d’une banque libanaise) et le mouvement Amal dirigé par le chef du parlement Nabih Berri, les soutiennent. Ils ne veulent pas assumer la totalité des pertes qui leur sont attribuées par le plan de redressement de l’ancien gouvernement du premier ministre Diab.
Le lancement d’un audit juricomptable (forensic audit) des comptes de la BCL afin de tracer les origines des transactions inscrites à ses bilans, ou l’adoption d’une loi formalisant le contrôle de facto des capitaux imposé par les banques aux détenteurs de comptes depuis près d’un an font également partie des points d’achoppement. Les banques libanaises et leurs alliés refusaient aussi que le précédent gouvernement fasse défaut sur sa dette en livres – comme le recommande le FMI – et souhaite que l’État les laisse gérer, à travers un fonds dédié, environ 40 milliards de dollars d’actifs pour éponger les pertes.
Les banques libanaises, et leurs alliés politiques, ne sont pas près d’assumer leur responsabilité majeure dans la crise économique du pays. La nomination d’un nouveau gouvernement d’union nationale dans les prochaines semaines ou mois, avec peut être à sa tête Saad Hariri, renforcerait la position maximaliste des banques.
La frustration populaire au plus haut, mais les défis demeurent
Après l’explosion du 4 août, une solidarité entre les classes populaires, libanaises et étrangères (syriennes, palestiniennes et originaires des pays d’Afrique subsaharienne), s’est manifestée directement, pour apporter de l’aide aux personnes sans abri et celles qui ont subi des destructions massives de leurs foyers, pour déblayer les rues notamment. La colère populaire était déjà patente, comme lorsque des habitant·es d’un quartier détruit de Beyrouth ont fait fuir la ministre de la justice qui s’était rendu sur place.
Mais durant le weekend du 8 et 9 août, des manifestations massives ont eu lieu à Beyrouth pour exiger la justice contre les responsables de la tragédie criminelle du 4 août et le renversement de tous les partis politiques du système au pouvoir sans exception, y compris le renversement du gouvernement et la destitution de la Chambre des députés et du président Michel Aoun.
Des manifestant.es ont pris d’assaut et occupé des institutions publiques comme les ministères des Affaires étrangères, de l’Économie, de l’Environnement et de l’Énergie, ainsi que l’Association des banques du Liban. Sur la place centrale de Beyrouth, la place des Martyrs, le mot d’ordre était « Le Jour du jugement ». Des guillotines en bois ont été installée. Le hashtag #PendezLes circule depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux. « Vengeance, vengeance, jusqu’à la chute du régime », ont scandé les manifestant·es.
De son côté, les forces de l’ordre et les milices du Parlement, lié au président de la Chambre des députés Nabih Berri, ont réprimé violemment les manifestant·es, y compris en tirant à balles réelles. Il y a eu plusieurs centaines de blessés et des dizaines d’arrestations.
La démission du gouvernement du premier ministre Hassan Diab le 10 août à la suite des manifestations populaires massives les jours précédents n’a pas calmé le mouvement de protestation. Nombre de Libanais·es exigent toujours de voir les responsables du drame traduits en justice, réclamant des comptes pour la négligence de l’État, et demandent un changement radical.
En l’occurrence les partis dominants confessionnels commencent déjà à anticiper et vouloir contrôler les prochaines étapes. Quelques heures après la démission du premier ministre Hassane Diab, le président du parlement Nabih Berry s’est par exemple entretenu avec le chef du Courant Patriotique Libre Gebran Bassil, ainsi qu’avec Hussein Khalil, bras droit du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Était également présent l’ancien ministre Ali Hassan Khalil, conseiller politique de M. Berry.
Les participants se seraient entendus sur le refus d’un gouvernement neutre et en faveur d’un gouvernement d’entente nationale et de la tenue de législatives anticipées. Hassan Nasrallah dans son discours du 15 août a réitéré son souhait de voir la formation d’un gouvernement d’union nationale, et accusé les manifestant.es et des forces politiques de mener le pays vers la guerre civile en voulant renverser l’État et le président Aoun. Le Hezbollah, comme les autres formations confessionnelles bourgeoises, perçoit le mouvement populaire comme une menace existentielle et s’oppose à ses demandes fondamentales pour un changement radical.
En même temps, le jeudi 14 août, les principales forces politiques libanaises au Parlement ont entériné l’état d’urgence, qui avait été décrété le 5 août. Cela donne au « pouvoir militaire suprême », qui aura pendant cette période – jusqu’au 21 août avec possibilité de prolongation dans le cas présent –, l’autorité sur l’ensemble des forces de sécurité du pays et la responsabilité de maintenir l’ordre. Pendant l’état d’urgence, l’armée libanaise peut donc procéder à des arrestations sans avoir recours à la justice, limiter la liberté de la presse et des médias, interdire les rassemblements, etc. Mettre fin aux manifestations populaires est en effet une priorité pour les partis politiques dominants confessionnels bourgeois.
L’alternative à construire…
La construction d’une alternative politique de masse, crédible et inclusive, non confessionnelle, défendant les intérêts de toutes les classes populaires, demeure une nécessité, particulièrement, dans un contexte où les autres partis confessionnels maintiennent des capacités et des moyens leurs permettant de mobiliser leurs bases. De plus, ces forces n’hésitent pas à réprimer les manifestant·es dans différentes régions du Liban remettant en cause leurs pouvoirs, y compris lors des manifestations récentes après l’explosion. Il est très difficile d’envisager dans ce contexte un décrochage complet entre les partis confessionnels dominants et leurs bases populaires malgré la frustration populaire profonde.
Il ne faut pas oublier, en outre, le soutien direct qu’apportent des États de la région à certains partis, comme l’Iran avec le Hezbollah, ou bien l’Arabie Saoudite au Courant du Futur dans le passé et dans une moindre mesure les Forces Libanaises.
En même temps, les appels à un nouveau gouvernement d’union nationale rassemblant toutes les forces confessionnelles bourgeoises comme l’a fait le président français Emmanuel Macron, contribuent au maintien du système politique confessionnel et néolibéral existant. Donc très loin d’apparaître comme un sauveur des classes populaires libanaises, Macron veut maintenir ce système et ses élites. Cette solution a d’ailleurs le soutien de nombreux pays régionaux et internationaux.
Dans ce cadre, l’appel à des élections anticipées dans le cadre du même système confessionnel apparaît comme un piège pour les forces populaires exigeant un changement radical et le mouvement de protestation plus généralement. Les partis confessionnels bourgeois sont en effet les mieux organisés et les plus implantés au sein des institutions politiques et de la société, sans oublier les soutiens étrangers massifs pour certains, donc les mieux armés pour remporter les prochaines élections législatives en l’absence d’une structuration du mouvement de protestation et de l’émergence d’une alternative politique de gauche pour les classes populaires libanaises.
Les divers secteurs de gauche et démocratiques sont très fragmentés au sein du mouvement de protestation et n’ont pas été capable de constituer un front uni. Ainsi n’ont-ils pas pu créer, sinon des formes de double pouvoir, du moins un véritable défi à l’État et aux partis politiques confessionnels bourgeois, notamment en canalisant les revendications et en organisant les manifestant·es à travers le pays. La faiblesse des organisations de la classe ouvrière est à ce titre un handicap majeur. Les partis confessionnels bourgeois ont activement affaibli tout mouvement ouvrier depuis les années 1990, tout d’abord la Confédération Générale des Travailleurs Libanais (CGTL) et ensuite le Comité de Coordination Syndicale (CCS), qui a été le principal acteur des manifestations ouvrières entre 2011 et 2014. Les deux organisations ont ainsi été totalement absentes du mouvement de protestation qui a éclaté en octobre 2019.
La revendication du mouvement de protestation pour la justice sur l’explosion criminelle du 4 août vient s’ajouter au soulèvement d’octobre 2019 pour la justice sociale et le partage des richesses du pays. Ces demandes ne peuvent être séparées de l’opposition au système politique confessionnel, qui protège les privilèges des élites économiques et politiques. Les partis confessionnels dominants et les différentes fractions de la bourgeoisie ont exploité les plans de privatisation et le contrôle des ministères pour construire et renforcer leur réseau de patronage, de népotisme et de corruption, tandis que la majorité de la population libanaise, tant étrangère que native, souffre de la pauvreté et d’indignité.
La tragédie du 4 août n’est pas un simple accident, mais est une conséquence directe de ce système confessionnel et néolibéral dans la mesure où celui-ci favorise une incompétence chronique et un haut niveau de corruption. C’est pour cela que le slogan « tous sans exception » lancé par les manifestant·es contre tous les partis dominants confessionnels bourgeois et leurs soutiens étrangers, internationaux et régionaux, est plus que jamais d’actualité. Aucun changement radical ne pourra avoir lieu sans une rupture avec le système confessionnel néolibéral, ses élites dominantes et ses sponsors étrangers.
Article publié sur Contretemps.
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