10 octobre 2020 / Lorène Lavocat (Reporterre)
Une semaine après les pluies torrentielles, les vallées de la Vésubie, de la Tinée et de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, comptent encore les disparus. Le corps d’un pompier a été retrouvé le 8 octobre ; il s’agit du cinquième décès officiellement recensé en France — deux personnes sont mortes en Italie. Sept personnes restent portées disparues et treize autres sont « supposées disparues ».
Ces intempéries ont également arraché nombre de routes, dévasté des maisons et détruit des infrastructures électriques. Jeudi 8 octobre, certaines zones de la vallée de la Roya étaient toujours complètement isolées. Le coût de la reconstruction est estimé à un milliard d’euros, a indiqué le président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, en se fondant sur des chiffres du préfet. Lors d’un entretien sur TF1 et France 2, Emmanuel Macron a assuré, mercredi 7 octobre, que l’État investirait « plusieurs centaines de millions d’euros ». « La Nation sera présente dans la durée », a promis le chef de l’État.
« On annonce des milliards, c’est essentiel, il faut venir en aide aux sinistrés, mais on ne résoudra pas le problème comme ça, estime Stéphanie Bidault, directrice du Centre européen de prévention du risque inondation (Cepri).
Ces événements ne sont pas “exceptionnels”, ils sont amenés à se reproduire. Un Français sur quatre est concerné par le risque inondation, notre territoire est extrêmement vulnérable. On ne peut pas se contenter de lâcher des millions d’euros une fois le drame arrivé pour reconstruire. Il faut anticiper, prévenir, s’adapter ! »
Ainsi, au-delà de la question, délicate, des réparations, quels premiers enseignements peut-on tirer de cette catastrophe ? Comment éviter, à l’avenir, que de tels drames ne se reproduisent ? Voici quelques pistes de réponses…
1. La violence des intempéries est-elle liée au changement climatique ?
Vendredi 2 octobre, il est tombé jusqu’à 500 litres par mètre carré [1]. La Tinée et la Vésubie, qui étaient à sec le matin même, ont vu leur niveau d’eau monter de six à sept mètres en quelques heures. Dans les vallées montagneuses, encaissées, ces rivières devenues torrents incontrôlables se sont rapidement alourdies de matières — arbres, boues, roches — emportant tout sur leur passage. De telles crues sont-elles normales ?
« Au départ, il s’agit d’un épisode météorologique relativement classique dans son style », explique Samuel Somot, chercheur à Météo France. C’est ce qu’on appelle un épisode méditerranéen : des pluies intenses dans un temps très court et très localisées, qui surviennent en automne, quand la mer est encore chaude alors que l’atmosphère commence à se refroidir. « De grandes quantités d’air humide et chaud se sont élevées de la mer, poussées par la dépression causée par la tempête Alex, poursuit le chercheur. Quand cet air a rencontré les reliefs alpins, l’eau s’est condensée, créant des précipitations intenses. » Le phénomène est donc bien connu, notamment dans le département des Alpes-Maritimes. Sauf que cette année, « le volume d’eau qui est tombé est exceptionnel, on n’avait atteint de tels records que quatre fois depuis le début des relevés météorologiques… dont une fois quinze jours auparavant, dans le Gard », dit M. Somot. Les cumuls horaires — certaines stations ont enregistré cinquante litres d’eau par mètre carré en une heure — étaient particulièrement impressionnants.
- Breil-sur-Roya, le 5 octobre 2020.
Beaucoup d’eau donc, sur un espace très restreint : « Les pluies se sont concentrées sur une zone de quarante kilomètres de longueur, précise Emma Haziza, hydrologue et présidente du centre de recherches Mayane. Les cours d’eau se sont chargés en quelques heures, et des milliers de mètres cubes d’eau se sont déversés dans les gorges des vallées montagneuses. Dans ces gorges, il n’y a pas de berges où la crue peut s’étendre, pas d’endiguement possible. Donc, elle dévale, et l’eau se charge en matières, devient lourde, comme une coulée de boue. Tout saute alors très vite : les ponts, les routes… »
« Un tel épisode méditerranéen se serait produit sans changement climatique, rappelle Samuel Somot. Cependant, l’intensité et la fréquence de ce type d’épisode peuvent être liées au dérèglement du climat. » Depuis trois ans, une série d’études scientifiques ont en effet montré une augmentation de l’intensité — autrement dit la quantité d’eau tombée lors d’un événement extrême — depuis 1960 de l’ordre de 20 %. « Lors d’un événement extrême en 1960, il tombait au maximum 400 millimètres [ou 400 l/m2], illustre M. Somot. Aujourd’hui, c’est plutôt 500 millimètres… et ça fait une différence ! »
Ceci s’explique directement par le réchauffement de l’air : une atmosphère plus chaude contient plus d’humidité. « Il y a 7 % d’humidité en plus par degré de réchauffement, dit le chercheur. Et la mer Méditerranée s’est réchauffée plus rapidement que d’autres parties de la planète. » Les dernières recherches ont également établi que les événements pluvieux importants ont doublé en fréquence. « Et la surface touchée par ces pluies est aujourd’hui quatre fois plus grande qu’en 1960 », précise M. Somot.
Ces tendances vont-elles s’accentuer à l’avenir ? « Difficile d’être certain, mais les modèles climat qu’on utilise — des programmes informatiques qui simulent différentes évolutions possibles du climat — prévoient une augmentation de l’intensité de ces événements en cas de poursuite du réchauffement. » Ces pluies seront-elles aussi plus récurrentes ? Toucheront-elles de nouvelles zones ? « Nous n’avons pas de réponses actuellement », regrette le chercheur.
Malgré les incertitudes, « on doit partir du fait que ce type d’événements extrêmes est susceptible de se reproduire, dit Bernard Guézo, expert en vulnérabilité et résilience des territoires, de l’Association française de prévention des catastrophes naturelles (AFPCN). On ne peut plus définir nos politiques de prévention et d’aménagement en nous fondant uniquement sur des événements passés. Il faut raisonner par rapport à l’aggravation des aléas climatiques en admettant que demain ceux qui se produiront seront potentiellement plus intenses que ceux qui se produisaient hier. »
2. Y a-t-il eu une défaillance dans la gestion de crise ?
Sur le papier, tout a bien fonctionné le 2 octobre dernier. Le journal Le Monde a ainsi retracé le fil de la journée. Dès le matin, le département était placé en vigilance rouge « pluie inondation » par Météo France. À 11 heures, la SNCF stoppait ses trains dans l’arrière-pays. La préfecture et de nombreuses entreprises renvoyaient leurs employés chez eux. Les écoles fermaient. Le préfet demandait aux maires des communes de la Vésubie, de la Tinée et de la Roya, les trois vallées les plus menacées, d’activer le plan de sauvegarde communal. À Saint-Martin-Vésubie, la plupart des habitants vivant sur les berges du fleuve se sont mis à l’abri. À Breil-sur-Roya, le maire a fait sonner la sirène et un message était diffusé par haut-parleur : « Ne sortez pas. Fermez vos fenêtres et vos volets. » Mais ce n’est que tard dans la soirée que les maisons les plus exposées ont été évacuées.
- La Vésubie, lorsqu’elle n’est pas en crue.
Cependant, pour l’hydrologue Emma Haziza, « on a manqué d’information et de communication ». Elle a suivi en direct, heure par heure, l’évolution de la situation. « Le fleuve Var [dont la Tinée et la Vésubie sont des affluents] était en orange à l’amont en début de journée, mais on n’avait aucune information précise sur la situation des plus petites rivières, observe-t-elle. La seule information qu’on avait, c’est que le département était en rouge… mais, entre savoir qu’il allait pleuvoir et savoir qu’on va prendre six mètres de crue, il y a une énorme différence ! » Plus précisément, les données existaient, puisque certaines stations sur la Tinée et la Vésubie ont vu les courbes monter dès la fin de matinée. Mais les données, complexes à appréhender pour les profanes et enregistrées sur le site peu connu de Vigie crues, ont été insuffisamment diffusées. « On avançait à l’aveugle, conclut Mme Haziza. Autre problème, soulignée par la spécialiste : « Il n’existe pas de moyens assez efficaces pour prévenir tous les habitants de l’imminence du danger, notamment hors des villages. Ainsi, certains se trouvaient encore sur la route alors que la crue arrivait. »
Pour Stéphanie Bidault, du Cepri, « les plans de gestion de crise ne sont pas forcément prévus pour des épisodes aussi brutaux et extrêmes que celui qu’on a connu ». Surtout, elle rappelle que « la gestion de crise ne peut pas être l’alpha et l’oméga, elle ne peut pas tout. Il faut aussi de la prévention, de la sensibilisation ». Un plan de sauvegarde communal — qui permet au maire de décider évacuation, par exemple — n’aura ainsi pas la même efficacité s’il est associé à un entraînement régulier « ou s’il est mis au fond du placard une fois adopté », dit Mme Bidault.
Un avis partagé par la plupart de nos interlocuteurs, comme Mme Haziza : « Je reste convaincue qu’on peut éviter les morts, notamment en transmettant les gestes qui sauvent. Il faut expliquer aux gens quand ils doivent évacuer ou au contraire se confiner chez eux… Tout ça s’apprend. » En d’autres termes, il s’agit de développer la culture du risque.
3. L’aménagement du territoire a-t-il joué un rôle ?
Y aurait-il eu moins de dégâts et de morts si on avait construit différemment ? « La violence du phénomène explique la quasi-totalité des désordres qu’on a eus, estime Patrice Maurin, responsable du département Risques naturels au Cerema Méditerranée. Même si c’est vrai que plusieurs habitations se trouvaient en zone rouge inondable. » À Breil-sur-Roya, par exemple, un plan de prévention des risques naturels (PPRN), établi en 2016, soulignait la vulnérabilité des habitations et des infrastructures édifiées sur l’une des berges du fleuve. Mais à l’époque, le conseil municipal de Breil s’était opposé en partie au PPRN, qui classait huit hectares en zone inconstructible. Cependant, rendre toutes les zones vulnérables inconstructibles n’est pas la solution, d’après Stéphanie Bidault. « On parle de zone inondable dès qu’il y a un risque d’avoir les pieds dans l’eau, dit-elle. On ne peut pas déplacer tous les gens qui vivent dans ce type de zones, ça représente 25 % de la population. Il y a des zones inondables où on peut imaginer vivre, mais sous condition. »
- Inondations à Saint-Hilaire, au sud de Carcassonne, en octobre 2018.
« Le mauvais entretien de certaines infrastructures serait aussi en cause, rapporte Annelise Muller, de France Nature Environnement Paca, qui est en lien avec les militants locaux de Roya Expansion Nature. Ils avaient alerté déjà sur des carrières pas déblayées, des décharges non autorisées qui n’avaient pas été enlevées, des routes normalement interdites aux poids lourds qui se trouvaient pourtant empruntées par des camions… »
Autre enjeu, l’entretien des berges et des cours d’eau, afin d’éviter qu’ils ne soient encombrés de branches. Même si, remarque Mme Haziza, « quand on a des crues de sept mètres, c’est normal que tous les arbres soient arrachés ». « Il faut travailler à améliorer l’écoulement de l’eau sur tout le bassin versant, ajoute Yann Deniaud, chef de la division Risques hydrauliques et aménagements au Cerema Méditerranée. Il faut favoriser l’infiltration de l’eau en évitant d’imperméabiliser les sols, maintenir les zones humides… On peut aussi construire des digues et des bassins, mais ce n’est pas la panacée non plus. »
Dans les vallées sinistrées, plusieurs habitants se sont aussi interrogés quant au rôle des barrages dans les inondations. Il y en a onze, dont quatre importants, gérés par EDF. Lâchers ou délestages intempestifs : ils sont pointés du doigt à chaque crue.
« Le fait que les barrages aggraveraient les crues est une idée assez répandue, note Alexis Metzger, géographe, qui a travaillé sur ce sujet en Dordogne. Mais en dehors de quelques catastrophes, comme la rupture de la retenue de Malpasset en 1959, ces barrages ont plutôt un rôle positif, en stockant une partie de l’eau en surplus. Quand les précipitations sont trop intenses, quand les réservoirs sont déjà pleins, le barrage n’a aucun effet, il transmet juste l’eau à l’aval. » D’après le chercheur, ces constructions ont en revanche eu un effet pervers : « En 1856, Napoléon III a instauré des barrages [qui n’avaient rien d’hydroélectrique à l’époque] pour limiter les inondations. Cette idée s’est largement répandue, on a construit de multiples réserves qui ont instauré l’idée que, quand on a un barrage, on est protégé de l’eau. On a oublié peu à peu le risque et on a eu tendance à construire dans des zones vulnérables. »
4. Comment reconstruire ?
Les Alpes-Maritimes vont devoir à présent rétablir les routes, réédifier les maisons, reconstituer les réseaux. Mais comment s’y prendre ? « L’idée est qu’il ne faut pas reconstruire à l’identique », explique Edwina Ebner, étudiante à l’École de l’aménagement durable du territoire (ENTPE) et autrice d’un mémoire à ce sujet. Cela passe d’abord par la localisation : ne pas refaire une maison détruite sur son emplacement d’origine. Ensuite, en zone faiblement exposée, où l’eau peut monter d’un mètre, « il existe des solutions pour rebâtir, en surélevant le bâtiment, en installant des batardeaux qui vont empêcher l’eau de pénétrer dans les bâtiments », explique Guillaume Causse, lui aussi étudiant à l’ENTPE. Autre possibilité : installer des zones refuges dans les habitations, au premier ou au deuxième étage. Aux Pays-Bas, habitués aux inondations, les lieux de vie sont ainsi tous en hauteur, tandis que le rez-de-chaussée est utilisé comme garage.
A Breil-sur-Roya, la débrouille pour parer au plus pressé. Jérémy a installé une tyrolienne au-dessus du fleuve pour ravitailler ses parents isolés et pas encore héliportés. Il a pu leur faire passer des vivres et médicaments ce lundi matin. pic.twitter.com/pz0TvxAyE3
— Matthias Galante (@Matthiasgalante) October 5, 2020
« On ne peut pas supprimer le risque uniquement par des travaux et des protections, rappelle pourtant Bernard Guézo. Il faut penser l’aménagement et la gestion du territoire en prenant en compte l’éventualité d’événements critiques voire démesurés. » Car s’il n’est pas possible de concevoir des routes 100 % résistantes à des pluies torrentielles, il est possible de réfléchir à « comment faire si la vallée est coupée du monde pendant une semaine ». « Il s’agit de ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier, dit Stéphanie Bidault. On peut diversifier les sources d’énergie, penser l’autonomie alimentaire des territoires. »
Ces changements, structurels, requièrent néanmoins du temps… et de l’argent. « Hors des moments de crise comme celui-ci, la question des inondations tombe dans l’oubli, regrette Mme Bidault. On est capable de débloquer un milliard d’euros d’un seul coup, mais chaque année, moins de 250 millions d’euros sont consacrés à la prévention. Les dernières lois de finances ont toutes supprimé des postes à Météo France. Comment voulez-vous que l’on s’adapte ? »
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[1] La mesure de la pluie s’exprime généralement en millimètres d’épaisseur ou en litres par mètre carré, voire en dizaine de mètres cubes par hectare. Ainsi : 1 mm = 1 l/m² = 10 m³/ha.
Lire aussi : Inondations dans les Alpes-Maritimes : le bilan s’alourdit
Source : Lorène Lavocat pour Reporterre
Photos :
. chapô : Des habitants à Breil-sur-Roya, dans les Alpes-Maritimes, le 5 octobre 2020. © Valéry Hache/AFP
. Une voiture à Breil-sur-Roya, le 5 octobre 2020. © Valéry Hache/AFP
. Inondations à Saint-Hilaire, octobre 2018. Brian Scott / Flickr
. Vésubie. Bernard Dupont / Flickr
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