Urbania, 8 février 2021
Favorisé par les crises sanitaire, économique et environnementale, le modèle du circuit court poursuit sa lente révolution. Sur le territoire français, agriculteurs, éleveurs, pêcheurs et consommateurs s’organisent autour d’un mode de distribution militant, plus sain et plus respectueux de l’environnement.
La scène se déroule au détour d’une petite rue de Saint-Ouen, dans le 9-3. Derrière la porte de l’immeuble, un escalier raide mène à la cachette : au milieu de l’appartement de Fleur et Antonin, une imposante sacoche isotherme déborde de trésors que quelques clients avisés sont venus récupérer pour les fêtes de fin d’année : chapons, pintades, œufs et volailles en tout genre sont remis à chacun dans de sobres sacs en plastique blanc. Les bêtes sont arrivées le matin même de Dordogne, dans la camionnette d’Étienne Godart. Exploitant avicole de la troisième génération, le gérant de la Ferme des Grands Champs a l’habitude de « monter à Paris » une fois par semaine pour y distribuer ses dodus gallinacés de la Porte de Vincennes au Carreau du Temple en passant par Saint-Ouen, chez sa fille.
Ces petites escapades parisiennes ne datent pas d’hier. Etienne Godart est un habitué des marchés de producteurs et fournit plusieurs restaurants réputés de la capitale grâce à Vins & Volailles, l’entreprise de Fleur. « L’idée est venue d’elle », reconnait l’agriculteur. « Ça ne m’avait pas du tout effleuré l’esprit d’envoyer mes volailles jusqu’à Paris à des restaurateurs que je ne connaissais pas. Alors j’ai commencé par le faire pour lui faire plaisir, mais au final c’est ça qui a sauvé la ferme. Et aujourd’hui nous sommes ravis d’avoir cette clientèle-là. » Mais depuis le premier confinement, les ventes auprès des professionnels se sont effondrées pour être remplacées par un nouveau type de clients : les particuliers. Avec la fermeture des restaurants, beaucoup de producteurs se sont retrouvés sur le carreau, leurs carnets de commandes complètement vidés. À la ferme des Grands Champs, on s’est donc organisé pour répondre à la demande croissante des citadins désœuvrés face à leur frigo trop peu garni.
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MOINS D’INTERMÉDIAIRES, PLUS D’INDÉPENDANCE
La pandémie et ses interdictions auront au moins eu le mérite de refocaliser l’attention sur des activités culinaires essentielles : s’approvisionner, cuisiner et manger. Les rideaux baissés des restaurants, l’interruption momentanée des marchés et les queues interminables devant les supermarchés ont conduit une partie de la population à explorer d’autres circuits alimentaires. Si les principes du Drive et des courses en ligne sont les véritables gagnants de cette nouvelle ère « sans contact », le circuit court semble avoir conquis de nouveaux cœurs auprès des gourmets.
Défini officiellement par le ministère de l’Agriculture en 2009, le terme englobe les ventes mobilisant un intermédiaire maximum entre le consommateur et le producteur, sans pour autant limiter les kilomètres qui les séparent. Farouchement opposé au modèle des grandes enseignes alimentaires, le circuit court repose sur une idéologie plus raisonnée : trouver des produits locaux – de saison et de qualité – pour un prix honnête et une rémunération digne du producteur.
Sur l’exploitation d’Étienne Godart, la vente directe n’est pas venue d’une soudaine illumination post-pandémie : « Quand on rejette le modèle industriel et qu’on est indépendant, on fait forcément de la vente directe, c’est une conviction que l’on a depuis le début à la ferme. On ne s’est pas mis dessus parce que c’est à la mode, ça fait plus de 60 ans qu’on pratique le circuit court. » Le producteur de volailles a toujours vendu ses produits sur les marchés, dans les AMAP – Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne – ou par le biais de réseaux spécialisés comme celui de La Ruche Qui Dit Oui. Créée en 2011, la plateforme de vente en ligne a grandement facilité les échanges entre les producteurs et leurs clients, moyennant une commission de 20 % sur le prix de la vente. Ces dernières années, d’autres initiatives de la même veine ont vu le jour, dans un esprit toujours plus collaboratif et alternatif.
HACHIS PARMENTIER DE SUPERMARCHÉ OU PANIER DU FERMIER ?
C’est à cause du Covid – ou grâce à lui, on ne sait plus – que la carte du Marché Vert est née au printemps dernier. « C’est aussi venu de la fermeture des marchés. On s’est rendu compte que beaucoup de paysans se retrouvaient privés de leur principal canal de distribution. Alors on a décidé de mettre en ligne une carte collaborative qui recensaient les initiatives déjà existantes ou nouvellement mises en place pour permettre aux consommateurs de continuer à se procurer leurs produits habituels », raconte Zazie Tavitian. À l’origine du projet, un groupe de journalistes culinaires – Céline Maguet, Jill Cousin, Anne-Claire Heraud et Theo Lavallée – dont la jeune femme fait partie. « On a pensé le site comme un outil évolutif, sur lequel tout le monde peut ajouter des points de ventes en circuit court, que l’on soit consommateur ou producteur. »
Deux mois après son lancement, la carte avait déjà été consultée plus de 2 500 000 fois, apportant une nouvelle preuve d’un début de prise de conscience collective. Aujourd’hui le site recense environ 2 000 adresses – ventes à la ferme, épiceries paysannes, magasins de producteurs, etc – disséminées dans tout l’hexagone. Pour Zazie Tavitian, le modèle du circuit court apparait comme essentiel dans ce « monde d’après » dont on nous parle si souvent. « Le but, c’est aussi de réduire l’empreinte carbone de notre alimentation, d’assurer un revenu juste aux producteurs et de garantir d’autres possibilités d’alimentation à nos concitoyens. » Après une campagne de crowdfunding menée avec succès, l’équipe du Marché Vert s’est lancée un nouveau défi : développer une application, outil indispensable en 2021. « Elle donnera la possibilité d’affiner sa recherche : filtrer par produit, recevoir des renseignements pratiques sur chaque adresse et des infos détaillées sur les pratiques agricoles des producteurs. Il faut donner aux gens les armes qui leur permettront d’assouvir cette envie de mieux consommer », résume la journaliste.
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Étienne Godart, Zazie Tavitian et les autres acteurs du circuit court n’ont rien inventé et ils le savent : ce modèle de distribution – ancré dans l’histoire de l’agriculture française depuis le Moyen-Âge – a surtout besoin d’un coup de pouce numérique pour rester attractif. Lors d’une interview accordée à France Culture en 2019, l’agronome et sociologue Yuna Chiffoleau expliquait que face à l’arrivée des supermarchés dans les années 60, les circuits courts avaient vite été « considérés comme une forme d’archaïsme et de résistance à la modernité. » Mais ils ont fini par bénéficier d’un regain de visibilité à la fin du 20ème siècle, suscité par l’arrivée d’internet et des nombreux scandales alimentaires – vache folle, lasagnes au cheval, œufs contaminés – qui continuent chaque année d’entacher le monde de l’agro-industrie.
Il faut reconnaître que les produits de grandes surfaces sont rarement sélectionnés pour leur goût ou pour leur qualité nutritionnelle mais plutôt pour le rendement et la productivité. Là où bon nombre de paysans détiennent de véritables savoirs agronomiques, le rouleau compresseur de l’industrie agro-alimentaire préfère les ensevelir sous des tonnes de tomates hors saison et d’hachis Parmentier prêt à consommer. Et si les habitudes de quelques consommateurs évoluent, l’attractivité des prix du hard discount face à la note – parfois salée – des petits producteurs en démotivent l’immense majorité. L’urgence à changer de modèle agricole n’y fait rien.
« PRODUIRE ET COMMERCIALISER, CE SONT DEUX MÉTIERS DIFFÉRENTS »
Pas si loin de la distribution de volailles à Saint-Ouen, même concept, autres denrées. Ce samedi, dans la coquette rue pavée des Trois Frères (18e), les homards et les Saint-Jacques font face au Sacré-Cœur. Sur le trottoir, l’étal d’Emmanuelle Marie hypnotisent les passants, qui – si l’on pouvait voir sous leurs masques – saliveraient sûrement à la vue des crab rolls moelleux tendus aux clients entre deux paniers de crustacés. Car ce sont eux les véritables stars de la boutique, ces paniers de la mer, qu’Emmanuelle vendait au cul de son camion il n’y a pas si longtemps. Elle, mareyeuse réputée, lui – son mari – pêcheur et capitaine de la Petite Laura, un caseyeur de neuf mètres amarré dans la baie de Granville, en Normandie, dont les deux comparses sont originaires.
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En novembre dernier, le couple a ouvert sa petite boutique afin de centraliser les distributions de leurs araignées, coques, crevettes, bulots et autres fruits de mer que certains grands chefs s’arrachent pour leur prestigieuse cuisine étoilée. La particularité de la baie de Granville ? Une pêche artisanale et respectueuse des ressources marines. « Ici il n’y a pas de pêche industrielle. On garantit la traçabilité de nos produits », souligne Emmanuelle. Sur Instagram, la mareyeuse transporte ses abonnés à bord de La Petite Marie, en filmant ses collègues – et le petit chien qui les accompagne –, le quotidien des jours de pêches et des nuits de tempête. De la pédagogie sur un métier trop souvent incompris de ceux qui aiment pourtant cuisiner les crustacés : « J’ai toujours été un peu militante et révoltée. Et je me suis rendu compte que le commun des mortels ne savait pas comment on pêchait, ce qu’était notre vie en mer. Le développement de nos ventes ne pouvait pas se faire sans une sensibilisation de nos clients en amont. » Pas de sécurité sociale, pas de salaire fixe, des saisons à respecter, les déboires du Brexit qui impactent directement les pêcheurs de la région, les excès de la pêche industrielle… Les sujets sont nombreux et passionnants.
Mais s’adresser directement à sa clientèle et gérer toute la chaîne de distribution a un coût, moral surtout. « Parfois j’ai l’impression que répondre aux gens est devenu le gros de mon boulot », s’inquiète Emmanuelle. « Peut-être qu’un jour j’arrêterais à cause de certains clients. On a fait un site internet pour faciliter les échanges mais on nous harcèle souvent de messages et d’appels… Je ne sais même pas comment les gens se sont procurés mon numéro de téléphone, il n’apparait pas sur notre site. » Concentrés la semaine à pêcher, le couple a pourtant prévenu sa clientèle : sur le bateau, pas de réseau. Sur terre, le mail est de circonstance. Mais dans un monde où l’immédiateté est la norme, on a vite fait de s’épuiser à satisfaire les moindres désirs du chaland.
Comment déshabituer les consommateurs à voir tous les modèles de distribution alimentaire comme des machines parfaitement rodées, aussi redoutables d’efficacité qu’un Drive Leclerc ? « Produire et commercialiser, ce sont deux métiers différents », constate Étienne Godart, qui a fini par trouver l’équilibre entre les deux : « L’agriculture, c’est une vocation. Mais pourquoi tous nos parents ont quitté le métier ? C’est parce qu’on ne gagne pas assez et que c’est harassant. » Plusieurs fois par an, le producteur de volailles instruit les étudiants du BPREA de Dordogne (Brevet Professionnel « Responsable d’Entreprise Agricole ») sur la réalité du circuit court. « Quand je commence le cours, je leur dis qu’il va falloir se considérer comme des entrepreneurs et je sens bien que je prononce un gros mot. »
La majorité des producteurs préfèrent voir leurs légumes pousser et leurs vaches brouter dans les prés plutôt que de jouer à la marchande. Mais la vente directe – Étienne et Emmanuelle le reconnaissent – apporte une véritable plus-value dans les relations humaines entre ceux qui font et ceux qui reçoivent. « Quand je vois mes volailles, je vois presque les clients derrière. Ce n’est plus anonyme ni anodin et ce n’est plus un simple produit alimentaire. Il y a une histoire pour eux et une histoire pour moi. »
Par ADÉOLA DESNOYERS
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