Les Echos – Cette « guerre des stocks » qui frappe l’industrie en plein rebond

Par Julien Dupont-Calbo
Publié le 12 avr. 2021
via @LesEchos

C’est le fabricant de vélo en mal de dérailleurs, le menuisier qui ne trouve pas les poutres pour le chantier du chalet, le producteur de brioches qui livre en retard les supermarchés faute de cartons ondulés, le constructeur automobile en manque de composants électroniques qui stoppe une ligne d’assemblage plusieurs jours durant, la PME du coin qui ne peut assumer les nouveaux prix demandés par ses fournisseurs…

Le surprenant et rassurant rebond de l’industrie tricolore peut-il être hypothéqué par les multiples tensions d’approvisionnement qui frappent les petits et grands acteurs du made in France ? Voilà la grosse crainte des fabricants de meubles, qui ont toutes les peines du monde à trouver à prix décents les mousses, les vis, les vernis ou les panneaux en bois nécessaires à leur métier. « Notre activité reste soutenue, mais le retard pris l’an dernier persiste à cause des difficultés sur l’approvisionnement en matières premières », déplore Philippe Moreau, le président de l’Ameublement français.

Un symptôme du Covid

Les chiffres macroéconomiques de la production de biens semblent d’ailleurs commencer à montrer un fléchissement récent et léger de la bonne dynamique des usines françaises, sans doute lié aux déséquilibres entre l’offre et la demande.

« Tout le monde a été surpris par la vitesse et l’ampleur de la reprise, atteste Vincent Moulin Wright, le directeur général de France Industrie. Le plus souvent, ce sont davantage des rapports de force défavorables à la demande que des pénuries. Mais pour une petite dizaine de catégories, il y a effectivement des problèmes de disponibilité », précise-t-il, citant pêle-mêle certains plastiques et caoutchoucs, quelques métaux, le coton, le bois, la pâte à papier et surtout les composants électroniques – le « plus grave » à ses yeux, avec ses conséquences concrètes sur la production automobile .

Les bonnes fées de la production hexagonale ne peuvent que constater l’un des ravages du Covid. En substance, le scénario fût le suivant : au printemps dernier, l’irruption de la pandémie gèle quelques semaines la gigantesque machine chinoise, et dans la foulée provoque la fermeture de nombreux ateliers sur le Vieux Continent. Puis les affaires reprennent, non sans à-coups.

En Europe, les industriels sont prudents, par choix ou par obligation. Les stocks, qui n’avaient pas été alimentés car la demande flanchait, sont bas, et nombreux sont ceux qui préfèrent encore piocher dedans à l’heure de la reprise. Par commodité, mais aussi pour limiter les sorties d’argent – le nerf de la guerre en temps de crise. Mais cela ne peut tenir qu’un temps, et il faut bien un beau matin rappeler les fournisseurs.

Coûteux « stop-and-go »

Sauf que le « stop-and-go » n’est pas vraiment la panacée des industriels. D’autant qu’entretemps, les acteurs asiatiques et américains ont passé leurs commandes, et les composants et les matières premières transformées qui n’avaient pas été produits début 2020 manquent toujours à l’appel quelques trimestres plus tard – surtout dans l’industrie lourde. Les fournisseurs asiatiques ont aussi peut-être tendance à servir en priorité leurs clients régionaux, c’est humain, et les Américains sont sans doute disposés à payer davantage en cas de besoin, c’est culturel.

Ajoutez à cela le sort qui s’en mêle, avec un gros tremblement de terre au Japon, des incendies, une incroyable pénurie de conteneurs et même un cargo qui s’échoue au beau milieu du canal de Suez … Et au moment du générique, vous retrouvez à l’écran des industriels européens aux prises avec des délais de livraison qui s’allongent au-delà du raisonnable (quand les palettes arrivent), et des prix qui s’envolent.

Où sont les colles et les vernis ?

Exemple parmi tant d’autres, le plastique. Le froid qui frappa le Texas en février a provoqué la fermeture temporaire de grandes unités de production de Total, Exxon ou Ineos. Des arrêts programmés pour maintenance de plusieurs sites en Europe ont encore aggravé la pénurie. Résultat, en France, les transformateurs de plastiques n’arrivent plus à honorer les commandes. « Nous ne prévoyons pas de retour à la normale avant l’été », souffle Jean Martin, directeur général de la fédération des entreprises du secteur. Quant aux prix, « ils ont doublé en six mois pour certains types de polymères », assure-t-il.

Restreinte en résines, monomères et additifs à cause d’un incendie en Allemagne et de la froidure texane (encore), la filière hexagonale des intrants chimiques s’active également pour livrer ses clients en colle, peinture et vernis. « Nous peinons à fournir les quantités demandées et à tenir les délais, constate Jacques Menicucci, le patron d’Allios et président de la fédération concernée. Les clients acceptent en général la situation, et sont prêts à accepter des hausses de tarifs. On leur propose aussi des produits légèrement différents mais de même qualité pour aller plus vite, et on vérifie que certains ne fassent pas de stocks de manière déraisonnable ».

Dans ce genre de situation, l’effet boule de neige n’est en effet jamais loin. « Tout le monde a peur de manquer et commande plus que d’habitude », témoigne Matthieu Brunet, le PDG de Zéfal, une PME du vélo. Ce phénomène naturel auto-alimente la pénurie, et plombe les entreprises enclines à « sur-stocker » par sécurité – ce qui grève leurs finances. Les choses sont encore plus mouvantes avec ces clauses de force majeure qui permettent de ne pas honorer un contrat.

Si la plupart des tensions devraient se résorber d’ici à l’été, la situation reste ennuyeuse car elle frappe de plein fouet les entreprises les plus fragiles, notamment les PME ou les acteurs les plus sensibles à la logistique qui voient leurs marges de négociation s’envoler. L’essentiel pour eux étant de produire… « La non-production en phase de redémarrage, c’est autant de chiffre d’affaires qui sera fait par d’autres à notre place », déplore Vincent Moulin Wright. Le responsable de France Industrie s’avère inquiet pour ceux qui ne pourront pas répercuter les hausses de coûts sur leurs prix de vente, notamment dans l’agroalimentaire.

Tout le monde a peur de manquer et commande plus que d’habitude. Matthieu Brunet PDG de Zéfal

Certains s’en sortent cependant mieux que d’autres. « Notre intégration verticale nous donne une meilleure maîtrise des risques de pénuries », se félicite le dirigeant d’un grand groupe européen. « Nous nous en tirons parce que nous nous approvisionnons longtemps à l’avance, notre organisation industrielle n’étant pas assez performante pour faire du flux tendu », témoigne un propriétaire de chantiers nautiques.

Tout le monde n’a pas cette « chance », et les spécialistes du juste-à-temps et du moindre coût sont en première ligne. « Certains acheteurs ont aussi pu être aveugles sur leur vulnérabilité à une poignée de fournisseurs, quand d’autres sont confrontés à des fournisseurs tyrans qui profitent du moment pour ajuster leurs prix à la hausse. Et ce n’est pas évident pour une PME de qualifier de nouveaux fournisseurs en urgence, cela prend du temps, de l’argent et de l’énergie », relève Olivier Wajnsztok, directeur associé du cabinet de conseil en achat AgileBuyer.

« Le risque est forcément plus faible quand on dispose de plusieurs fournisseurs européens que quand on se repose sur un seul fournisseur brésilien ou chinois, abonde Max Blanchet, directeur chez Accenture Strategy. Tout cela invite à déceler les chaînes de valeur les plus fragiles et stratégiques, et à mettre en place des approvisionnements européens. Surtout dans cette période où l’industrie mondiale se déglobalise ».

A Bercy, on est forcément conscient de l’enjeu pour l’avenir de l’industrie française, et justement sur cette ligne, avec entre autres l’accent mis sur la densification des filières de l’électronique, de la chimie ou de la santé dans le cadre des guichets du plan de relance. Mais l’on sait aussi, dans les couloirs du ministère de l’Economie, que l’effet de ces appels à projets sera trop tardif pour surmonter les pénuries du moment.

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