Reporterre Le 27 avril 2021
Les constructions de retenues collinaires, ces réservoirs d’eau permettant d’alimenter les canons à neige afin de maintenir le tourisme de ski, font bondir les associations environnementales. En Haute-Savoie, elles s’insurgent contre le « saccage d’un sanctuaire de biodiversité ».
Grimper en haut du plateau de Beauregard, à 1 741 mètres d’altitude, sur les hauteurs de la station de La Clusaz (Haute-Savoie), c’est bénéficier d’un splendide panorama sur le massif des Aravis et sur le majestueux mont Blanc. Cette vaste prairie, où l’on peut croiser des chamois, des renards voire le rare tétras-lyre, est aujourd’hui menacée par les pelleteuses qui vont y construire une retenue collinaire. Un réservoir d’eau pour abreuver les canons à neige et maintenir le manteau neigeux de la station, chaque année plus fragile sous l’effet du dérèglement climatique. La mairie assure que cette retenue d’une capacité de 150 000 m3, la cinquième de la commune, permettra également de sécuriser l’alimentation en eau potable.
Mais les opposants, réunis au sein de l’association Nouvelle Montagne, s’indignent du « saccage d’un sanctuaire de biodiversité ». Sur le site de leur pétition, qui a récolté quasiment 50 000 signatures, ils rappellent que le site est classé Natura 2000 et que cette retenue collinaire mettra en danger l’équilibre hydrologique et détruira des écosystèmes, lieu de vie de sept espèces d’oiseaux.
L’Autorité environnementale a souligné l’absence ou l’insuffisance d’études concernant les prélèvements en eau et leurs conséquences environnementales. Et France Nature Environnement Haute-Savoie (FNE) a déploré « un nouveau projet à rebours des préoccupations générées par le changement climatique ».
- Le plateau de Beauregard menacé par la construction d’une retenue collinaire.
La mairie de La Clusaz a demandé une dérogation pour destruction et altération d’habitats protégés. « En réalité, nous déplaçons ces zones de nature, nous ne les détruisons pas. Et quand on nous demande de compenser cinq hectares, nous en compensons six », explique l’adjoint au maire dans une interview à L’Essor savoyard. L’élu assure que 80 % des visiteurs viennent ici pour skier. Difficile de se priver d’une telle manne financière. « Cette retenue permettra donc de financer la diversification. Nous n’avons pas la capacité financière pour changer d’activité du jour au lendemain », poursuit-il.
Un paradoxe dénoncé par les opposants. « En construisant la retenue, ils vont pérenniser l’industrie du ski. Ce n’est pas ainsi qu’ils iront vers la transition », explique à Reporterre Laurent Hatchadour, membre du collectif Fier-Aravis et de l’association Nouvelle Montagne.
Multiplication des retenues collinaires
Maintenir à tout prix l’enneigement des stations pour préserver les 18 000 emplois directs liés au ski [1] : telle est la politique à courte vue menée par une grande partie des élus des domaines skiables alpins.
Pour ce faire, ils tapissent la montagne de canons à neige, alimentés par les retenues collinaires. Aujourd’hui, 35 % de la surface totale des pistes en France est sécurisée par la production de neige de culture (par rapport à la surface totale des pistes). Selon l’association de protection de la montagne Mountain Wilderness, l’enneigement artificiel nécessite en moyenne 4 000 m3 d’eau à l’hectare.
Et pour alimenter les canons, il faut construire toujours plus de retenues collinaires. Plusieurs sont d’ailleurs en chantier, comme au col de la Loze, sur les hauteurs de Courchevel. Un lac de 170 000 m3 perché à 2 500 mètres d’altitude visant à sécuriser l’enneigement de la station pour les Championnats du monde de ski en 2023.
« Cette nouvelle retenue est faite par précaution, au cas où les trois actuelles ne suffisent pas pour cette compétition », explique à Reporterre André Collas, de FNE Savoie. La fédération a d’ailleurs déposé un avis défavorable au projet. Ce qui n’a pas empêché le début des travaux.
En Savoie, à la station de La Féclaz, un autre projet de retenue collinaire fait bondir les associations environnementales. Il s’agit d’un lac artificiel de 25 000 m³ (l’équivalent de huit piscines olympiques) qui serait aménagé à 1 320 mètres d’altitude dans la commune Les Déserts, afin d’alimenter trente-deux canons à neige. Pour la maire Sandra Ferrari, il s’agit de préserver l’emploi local le temps d’accompagner la reconversion de ceux qui vivent du ski.
Les Amis de la Terre Savoie dénoncent une artificialisation inutile pour une réserve d’eau qui ne sera même pas potable. Ils s’interrogent sur le modèle économique d’une retenue collinaire qui permettra d’enneiger seulement 2 % du domaine pour un coût de 3,8 millions d’euros. « Il aurait plutôt fallu utiliser cet argent à l’accompagnement des professionnels pour qu’ils s’adaptent. Ce n’est pas en artificialisant à tout crin qu’on résoudra le problème, s’insurge Christophe Lebrun, membre des Amis de la Terre Savoie. On parle d’une rentabilité à dix ou quinze ans, mais y aura-t-il encore de la neige à ce moment-là ? »
Le rapide réchauffement climatique de la montagne
Autre problème : les Alpes ont gagné plus de 2 °C depuis le milieu du XIXe siècle, soit un réchauffement climatique plus rapide que pour le reste du globe. Selon une étude menée par une trentaine de scientifiques de plusieurs pays alpins, la saison d’enneigement a diminué de 22 à 34 jours en moyenne au cours des cinquante dernières années. Or, pour que les canons fonctionnent, il doit faire froid, et lorsque la température est supérieure à – 3 °C il devient très difficile de fabriquer de l’or blanc.
« La production de neige compense en partie la réduction de l’enneigement naturel, mais les fenêtres où il fait suffisamment froid s’amenuisent et vont continuer à s’amenuiser », explique à Reporterre Samuel Morin, directeur du Centre national de recherches météorologiques (CNRM). Selon les recherches menées par son laboratoire, en collaboration avec l’Institut national de la recherche agronomique (INRAE) de Grenoble, la production de neige de culture permettrait de repousser de vingt à trente ans l’effet du réchauffement sur les stations alpines.
Mais toutes ne sont pas logées à la même enseigne. Celles de moyenne montagne, dont l’enneigement a toujours été plus fragile qu’à plus haute altitude, ont déjà développé des activités alternatives pour séduire les touristes. Samuel Morin estime d’ailleurs que la neige de culture, sujet emblématique du dérèglement climatique en montagne, n’est que la partie émergée de l’iceberg. « C’est un révélateur des tensions sur les questions de vision globale du territoire au-delà de son poids réel d’émissions de gaz à effet de serre. »
- Le col de la Loze, à Courchevel.
L’investissement de la région pour la neige de culture
Quel avenir pour la montagne dans un monde de plus en plus chaud ? Pour Laurent Wauquiez (Les Républicains), président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, la question trouve vite sa réponse. Son plan montagne, lancé en 2016, prévoit un budget de 50 millions d’euros dédié à la neige de culture.
Pour Vincent Neirinck, chargé de mission aménagement chez Mountain Wilderness, ces investissements ne sont qu’un palliatif temporaire. « Il faut accepter que le monde physique a changé et s’y préparer en arrêtant de dire que les gens ne viendront à la montagne que pour les canons à neige. » Il cite à l’appui plusieurs études [2], dont une menée en 2002 par le Sénat, dans laquelle Philippe Martin, le directeur du Service d’études et d’aménagement touristique de la montagne (SEATM), rappelle que « le chiffre d’affaires touristique global de l’été est supérieur au chiffre d’affaires hivernal, même s’il ne porte pas sur le même territoire ».
Ainsi, ces retenues collinaires sont le symbole d’une autre époque, où l’or blanc tombait à foison sans canon crachant d’artificiels flocons. Un temps révolu que beaucoup d’élus ne semblent pas accepter, ce que déplore Christophe Lebrun, des Amis de la Terre. « C’est très cynique, ils savent qu’ils ne seront plus aux manettes dans quinze ans. Les gens n’auront pas été préparés à la fin de la neige et seront sur la touche. »
La patience est pourtant nécessaire, estime Samuel Morin, chercheur au CNRM. « La transition ne se fera pas du jour au lendemain. Il y a des exemples où cela marche, comme à Métabief, dans le Jura. Mais cela ne se décrète pas unilatéralement. Cela demande beaucoup d’échange et de compréhension mutuelle entre les collectifs qui veulent défendre l’environnement et les acteurs plus proactifs sur le développement touristique. »
Poster un Commentaire