L’amazonification est l’avenir du capitalisme

[ad_1] 2021-05-01 18:18:48 Revolution Permanente

Jake Alimahomed-Wilson est professeur de sociologie à la California State University, Long Beach, et membre de la California Faculty Association. Ses recherches ont porté sur la circulation des marchandises dans le monde et sur les travailleurs de la logistique qui font fonctionner l’ensemble du système du capitalisme mondial. Avec Ellen Reese, il a édité le livre The Cost of Free Shipping : Amazon in the Global Economy, publié par Pluto Press en 2020. Dans cet entretien pour Left Voice, réalisé avant le vote sur la création d’un syndicat dans l’entrepôt Amazon de Bessemer, il revient sur le rôle de plus en plus important d’entreprises comme Amazon dans l’économie mondiale, ainsi que les enjeux que cela pose au mouvement ouvrier.

Comment en êtes vous venu à travailler sur Amazon ?

J’ai passé la majeure partie de ma carrière à étudier le fonctionnement du capitalisme aux travers de la logistique et de la manière dont les travailleurs de la chaîne d’approvisionnement mondiale sont affectés par le néolibéralisme et l’exploitation capitaliste, le racisme et la violence. J’ai commencé à m’y intéresser lorsque j’ai terminé le projet intitulé Choke Points il y a quelques années avec Immanuel Ness. Je donnais des conférences dans le monde entier, de New York à Londres en passant par Paris. La plupart des questions posées par les organisateurs, les militants et les membres du mouvement ouvrier concernaient Amazon. Je venais de commencer mes propres recherches sur Amazon. J’étais vraiment intéressé par l’étude de l’entreprise du point de vue du travail et de la logistique.
J’ai fini par entrer en contact avec Ellen Reese, professeur à l’UC Riverside, située dans la région de l’Inland Empire en Californie du Sud, connue comme la capitale mondiale de l’entreposage. Nous avons travaillé ensemble sur l’idée d’un livre sur Amazon qui inclurait les perspectives des travailleurs et des militants.

Tout au long du livre, vous utilisez l’expression « amazonification de l’économie ». Comment décririez-vous ce phénomène, et en quoi est-il différent du rôle que jouent d’autres méga-entreprises comme Walmart dans l’économie mondiale ?

Mes travaux antérieurs portaient essentiellement sur l’essor des grandes enseignes comme Walmart [1] et sur la façon dont elles ont dominé l’économie mondiale grâce à leur maîtrise de la logistique et à la manière dont elles transportent les marchandises, ainsi que sur comment ceci affecte les travailleurs. J’ai compris qu’Amazon fait beaucoup de choses différemment et que le commerce en ligne en général a apporté de nombreux changements à la circulation des marchandises, ce qui a entraîné l’ »amazonification » de l’économie.
Par exemple, j’ai examiné un cas où les chauffeurs de livraison du dernier kilomètre sont sous-traités par Amazon, en travaillant pour des partenaires de services de livraison tiers. Ces travailleurs conduisent des camions de livraison d’Amazon et portent des uniformes Amazon, mais ils ne travaillent pas pour Amazon. Leurs employeurs sont de petites entreprises de livraison. De cette façon, Amazon utilise le système juridique pour éviter de payer sa juste part et pour priver les travailleurs de protections et d’avantages sociaux.
Dans notre livre, nous affirmons que le commerce en ligne – et ce phénomène est largement dû à Amazon, qui est la plus grande entreprise de commerce en ligne au monde – conduit à ce que nous appelons une « accélération du travail ». Les travailleurs doivent désormais travailler plus rapidement et sous une pression accrue. Dans le même ordre d’idées, il y a ce que j’appelle les « technologies de surveillance et de contrôle des travailleurs » que les entreprises utilisent pour espionner leurs employés. Les gestes des travailleurs sont codifiés dans les mesures les plus infimes.
Tout cela a conduit à une racialisation accrue de la main-d’œuvre, dans laquelle les personnes racisées, en particulier les femmes racisées, sont surreprésentées dans les emplois les plus pénibles et les plus exigeants du secteur du commerce en ligne. Et c’est Amazon qui est à l’origine de ce phénomène, ce qui se traduit par d’immenses profits pour un très petit groupe de dirigeants, principalement des hommes blancs.

La surveillance des travailleurs et l’accélération de leur travail ont toujours été des tactiques utilisées par les patrons pour tirer plus de profit de leurs travailleurs. Alors, en quoi l’amazonification de l’économie est-elle différente ? Comment envisagez-vous ce processus dans le contexte plus large du néolibéralisme et de l’histoire du capitalisme ?

Amazon est le résultat de plusieurs processus historiques liés au développement capitaliste, au néolibéralisme et au capitalisme financier. Mais en raison de sa taille et de son pouvoir croissant dans l’économie mondiale, Amazon favorise ou accélère certains de ces processus inédits, en combinant big tech, la pression sur les ouvriers et le changement de la nature des emplois manuels.
Ces entreprises gigantesques sont d’une échelle et d’une taille presque jamais vues dans l’histoire de l’humanité. Elles ont tellement de pouvoir concentré qu’elles peuvent, par exemple, réécrire les lois, comme elles l’ont fait en Californie, avec la loi sur la gig economy qu’Uber a fait adopter pour éviter les impôts en classant les travailleurs non pas comme des employés mais comme des entrepreneurs et des membres d’entreprises privées fictives.

Contrairement à de nombreux secteurs de l’économie, Amazon a augmenté ses bénéfices avec la pandémie et la fermetures des entreprises de la grande distribution. Comment le rôle d’Amazon dans l’économie a-t-il évolué l’année dernière ? Qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur les tendances de l’économie mondiale à l’avenir ?

Ellen Reese et moi avons commencé ce projet avant la pandémie. Amazon se développait déjà à une vitesse fulgurante. Nous assistions déjà à des changements majeurs dans les secteurs de la logistique et de la vente au détail, notamment l’émergence des services Web d’Amazon, qui représentent déjà une grande partie des bénéfices de l’entreprise. Et puis, quelques mois avant la date prévue de publication de notre livre, la pandémie a commencé et tout s’est accéléré. Ce que nous avons vu l’année dernière dans l’essor d’Amazon, c’est évidemment une concentration du pouvoir entre les mains de quelques entreprises. Amazon notamment deviendra bientôt le plus grand employeur privé du monde.
Amazon est déjà le deuxième plus grand employeur privé aux États-Unis, mais il est bien sûr plus grand que ne le montrent les chiffres officiels car il y a des centaines de milliers de travailleurs qui devraient être employés par Amazon mais qui ne sont pas considérés comme tels. Amazon n’est pas responsable de ces travailleurs. Et ce sont ces travailleurs qui livrent plus de 50 % de tous les colis Amazon Prime. Ce sont des travailleurs contractuels, ou des sortes de travailleurs « indépendants ». Ce sont aussi des livreurs flexibles. Ils conduisent leurs propres véhicules pour livrer les produits. Et nous voyons cela partout dans le monde.
De plus, au cours des 12 derniers mois, il y a eu une demande sans précédent dans le commerce en ligne, donc pour la livraison. Cela a conduit Amazon à embaucher à tour de bras et à presque doubler ses effectifs. Actuellement, sa main-d’œuvre mondiale compte environ 1,3 million de personnes, et ce chiffre ne tient pas compte du demi-million d’autres travailleurs qui livrent les marchandises d’Amazon à votre porte.
Je pense que nous allons voir Amazon continuer à renforcer son pouvoir sur le marché et à jouer un rôle de plus en plus important dans l’accroissement de la domination des entreprises aux États-Unis, en Europe et, de plus en plus, dans les pays du Sud. Aux États-Unis, nous allons probablement assister à des changements dans l’économie et dans la consommation. J’ai notamment fait valoir qu’Amazon n’en est pas le seul responsable, mais qu’il est réellement à l’origine d’un changement dans la consommation, du moins parmi les consommateurs de la classe moyenne. C’est très différent de ce qui se passait il y a seulement quelques années, lorsque la chaîne d’approvisionnement se terminait dans un magasin Walmart, un commerce de détail, où vous preniez physiquement votre véhicule pour vous rendre sur place et acheter un produit.
Aujourd’hui, la chaîne d’approvisionnement se termine sur notre lieu de résidence, dans nos appartements, nos maisons, là où nous vivons – ou, de plus en plus, dans les casiers Amazon. Dans mon université, la California State University Long Beach, nous avons maintenant un magasin Amazon sur notre campus. C’est un magasin de détail, et il est juste à côté de mon bureau. Je me souviens avoir écrit l’introduction du livre en regardant ce foutu magasin. Et nous en verrons d’autres. Amazon s’étend de plus en plus dans le domaine de l’épicerie et crée des magasins sans travailleurs. Ils sont en train d’ouvrir plusieurs magasins sans travailleurs au Royaume-Uni. L’automatisation va jouer un grand rôle dans les années à venir. Les centres commerciaux ne reviendront pas après la pandémie.
Pendant ce temps, nous voyons Amazon investir massivement dans les pays du Sud. Ils essaient de faire face, déjà, à la concurrence d’autres entreprises en Amérique latine et en Asie. Au Moyen-Orient, elle rachète de petites entreprises de commerce en ligne. Amazon essaie également d’augmenter sa part de marché au Mexique en particulier. Ils font vraiment des choses différentes là-bas en termes d’embauche de travailleurs dans les entrepôts. Les conditions de travail dans ces entrepôts sont d’un niveau d’exploitation inégalé aux États-Unis, car les travailleurs sont montés les uns contre les autres. Il y a presque une transformation du travail en un jeu. Les travailleurs luttent les uns contre les autres pour obtenir des badges de couleur afin d’obtenir un emploi stable.
En Inde, et nous en parlons dans le livre, Amazon affronte Walmart pour tenter de s’approprier une part de l’énorme classe moyenne émergente du pays. Parmi les quelque 1,3 milliard de personnes qui vivent en Inde, il y a des taux élevés de pauvreté, mais il y a aussi une classe de consommateurs émergente qu’Amazon s’efforce de séduire afin d’avoir une longueur d’avance sur Walmart. Ce dernier a acheté Flipkart, qui est la plus grande entreprise de commerce électronique en Inde, et Amazon essaie donc de contrer cette tendance.
En même temps, il y a eu des vagues de résistance et de rébellion en Inde, en particulier à New Delhi, où les travailleurs et les propriétaires de petites entreprises et commerçants indépendants sont très menacés. Il y a un grand secteur informel en Inde qui pourrait être perdant lorsque ces grandes entreprises technologiques arrivent et continuent à presser les gens. [2]

Est-il juste de dire que les pratiques d’exploitation d’Amazon, comme ses innovations en matière de surveillance des travailleurs, ont déclenché une nouvelle vague de résistance parmi les travailleurs d’Amazon ? Les travailleurs qui se battent actuellement pour former un syndicat à Bessemer, en Alabama, ont explicitement cité les horribles conditions de travail d’Amazon comme une raison pour laquelle ils ont besoin d’un syndicat. Pouvez-vous nous parler de ce que les travailleurs du monde entier ont fait pour se défendre contre Amazon ?

Il y a eu différentes formes de militantisme des travailleurs d’Amazon. L’une des formes que nous avons mises en évidence dans le livre est le travail d’organisation d’Amazonians United, parmi les travailleurs de Chicago en particulier. L’un des aspects les plus importants du travail d’Amazonians United est qu’il s’intéresse vraiment au développement et à la construction du pouvoir des travailleurs à partir de la base. Ils se concentrent beaucoup sur l’organisation des travailleurs et sur la création de liens entre les travailleurs pour qu’ils se réunissent et parlent de leur travail afin de le changer.
Il y a aussi le mouvement « Make Amazon Pay » qui a été lancé l’année dernière, dans lequel les travailleurs d’Amazon et leurs alliés ont organisé des manifestations pendant le Cyber Monday [3] et le Black Friday en 2020 pendant la pandémie. Il s’agit donc d’une entreprise de taille mondiale qui est connue pour ne pas payer d’impôts et pour ne pas investir dans les communautés, et qui, au lieu de cela, prend aux travailleurs – non seulement leur travail et le fruit de leur travail, mais fait également payer les communautés pour ses pratiques. Il y a aussi l’impact environnemental d’Amazon : dans la région de l’Inland Empire en Californie du Sud, qui compte une population de plus de 4 millions de personnes, Amazon est désormais le plus grand employeur privé de cette région. L’Inland Empire est essentiellement devenu un bassin du capitalisme racial et du racisme environnemental. Les minorités, en particulier les communautés noires et latino-américaines, absorbent les toxines de ces milliers et de milliers de voyages en camion par jour pour transporter les marchandises qui rendent possible la livraison gratuite. Ces marchandises sont ensuite acheminées à Los Angeles et livrées par des chauffeurs-livreurs très exploités.
Nous avons constaté qu’à travers le monde, Amazon emploie principalement des travailleurs racisés dans certains des emplois les plus durs et les plus soumis à des pressions extrêmes ; en particulier aux États-Unis, où les Noirs et les Latinos sont surreprésentés dans les entrepôts, et les travailleurs les moins bien payés de toute l’entreprise Amazon.
Ils sont sous-représentés dans les postes de direction et surreprésentés dans les emplois difficiles et épuisants qui ont des taux d’accidents élevés. Mais aussi, les travailleurs immigrés et migrants sont surreprésentés dans ces emplois partout dans le monde. Ainsi, en termes de résistance, il est primordial que les mêmes travailleurs qui sont surreprésentés dans les conditions les plus difficiles soient ceux qui mènent le mouvement d’opposition et d’organisation.
C’est pourquoi ce qui se passe à Bessemer est si important. Il s’agit d’un centre de tri à majorité noire. Il y a un pourcentage élevé de femmes noires qui y sont employées. Le mouvement en faveur de la justice économique pour les travailleurs de Bessemer est indissociable de la justice raciale.
C’est l’une des forces de l’organisation qui émerge ici aux États-Unis : il existe un lien entre les droits des immigrés, Black lives Matter et le droit des travailleurs. Et Amazon fournit à nouveau un fil conducteur utile qui peut rassembler ces différents groupes. Amazon possède et commercialise la marque de systèmes de sonneries vidéo Ring, qui est le plus grand dispositif de surveillance domestique vidéo et audio. Un grand nombre de personnes de la classe moyenne, souvent des Blancs, achètent les produit de la marque Ring pour surveiller les personnes racisées dans leur quartier. Et ces données sont transmises ensuite à la police. Des centaines de départements de police ont accès à un système de sonnerie Ring. Donc, encore une fois, cela va au-delà du simple achat d’un produit sur le commerce électronique. Il existe d’autres formes de liens entre l’État et les entreprises. Amazon Web Service, la plus grande infrastructure cloud au monde, a des contrats avec l’ICE [4]], la CIA, de nombreuses agences d’État.
Amazon alimente l’émergence de ce type de lien avec l’État. Maintenant, est-ce qu’Amazon est la seule entreprise qui fait cela ? Non. Mais Amazon a une telle échelle, une telle taille et une telle influence que nous devons y prêter attention, car son pouvoir et ses revenus dépassent souvent ceux de nombreux pays dans le monde.

Au fur et à mesure qu’Amazon s’agrandit et emploie davantage de travailleurs – dont un grand nombre de travailleurs indépendants non protégés, non syndiqués et surexploités–- les emplois qu’il crée vont remplacer les emplois syndiqués. Par conséquent, la tentative de syndicalisation à Bessemer est importante. Elle pourrait ouvrir la voie à d’autres syndicats d’Amazon ou même à d’autres tentatives de syndicalisation dans d’autres grandes entreprises du pays, créant ainsi des emplois protégés pour une main-d’œuvre majoritairement composée de personnes racisées. Dans cette optique, comment voyez-vous le rôle des syndicats et d’Amazon dans l’économie nationale ?

L’effort de syndicalisation à Bessemer est historique. Mais il existe de multiples façons pour les travailleurs de résister et d’améliorer leurs conditions de travail. Les travailleurs de Bessemer se battent pour former un syndicat dans le cadre du Retail, Wholesale and Department Store Union afin de représenter les travailleurs dans les négociations collectives. Et c’est énorme. Mais ce que fait Amazonians United est également énorme. Ils organisent les travailleurs d’une manière différente, sous la direction des travailleurs eux-mêmes. Il y a donc différents modèles dans lesquels les travailleurs peuvent se battre. Et donc tout cela est vraiment important dans la lutte générale.
Un autre aspect important de tout cela est qu’Amazon est une entreprise internationale. Le capital est mondial, donc les actions des travailleurs, le pouvoir des travailleurs et les mouvements doivent aussi être mondiaux, et ils doivent être intersectionnels. Dans l’histoire récente, les syndicats traditionnels ne se sont pas occupés d’autres questions urgentes de justice sociale. C’est pourquoi tant de gens sont enthousiasmés par ce qui se passe à Bessemer et par ce que font d’autres mouvements mondiaux de travailleurs. Amazon Workers United est une coalition mondiale de travailleurs d’Amazon du monde entier qui se réunissent, élaborent des stratégies et coordonnent des actions. Tout cela fait partie de ce que je considère comme un travail très important. Les attaques contre les syndicats sont aussi des attaques contre les communautés de couleur. La syndicalisation dans les entrepôts d’Amazon serait un énorme facteur de nivellement vers le haut.
Et bien sûr, de concert avec cela, nous devons nous mobiliser pour réduire la richesse obscène qu’Amazon offre à un petit groupe de cadres, cette classe ultra-riche qui ne paie pas sa juste part. Il y a des écoles qui dépérissent. L’eau est empoisonnée, la pauvreté augmente, et ils continuent à garder de plus en plus de ressources pour eux. Il doit s’agir d’un mouvement multiforme et mondial.

Article initialement paru chez Left Voice

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