« C’est la merde en Martinique, la merde ! »

le 19 08 2021
Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour «Libération», il tient la chronique régulière d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Aujourd’hui, il donne la parole à Olivia qui parle de la crise sur «son» île, la Martinique.
Olivia, 37 ans, est infectiologue en région parisienne. De retour de Martinique où elle est née, elle a voulu témoigner, « de façon spontanée, déstructurée, totalement émotionnelle », de ce qu’elle a vu là-bas. Elle s’adresse à ceux et celles qu’elle connaît, dont la défiance compréhensible envers l’Etat est attisée par ceux et celles qui n’existent qu’en rajoutant du chaos au chaos.
La situation en Martinique est gravissime. Une dizaine de morts par jour du Covid rien qu’à l’hôpital, en plus des autres causes habituelles. Ramené à la population française, cela ferait plus de 1 000 morts du Covid par jour rien qu’à l’hôpital. La morgue déborde. A la radio, les avis d’obsèques durent près d’une heure chaque jour depuis quelques semaines, au lieu des quinze, vingt minutes habituelles. Parfois plusieurs membres d’une même famille sont annoncés d’un jour à l’autre : la mère le premier jour, la fille le deuxième jour, le frère le troisième jour, et ainsi de suite. Les gens hospitalisés dans un état grave ont entre 35 et 60 ans. Ils sont jeunes. C’est dramatique et jamais vu dans aucun département français depuis le début de l’épidémie en 2020. Et je n’aurais jamais imaginé un tel déni face à une situation aussi dramatique.
Alors oui, 10% de la population dans ce département est diabétique, soit deux fois plus qu’en Métropole. Oui l’obésité et les maladies cardiovasculaires sont également surreprésentées. Mais ce n’est pas nouveau ! Et les gens ne mouraient pas autant !
Alors oui aussi, l’hôpital va mal, très mal, depuis des années, clairement. Mais pareil : jamais les gens ne sont morts à ce rythme, même avec un hôpital dans un état catastrophique !
Gestes barrières faillibles
Qu’est-ce qui a changé ? Le Covid. Et qu’est-ce qu’on peut faire là, maintenant en urgence : corriger vingt ans de gestion hospitalière nationale et locale catastrophique ou empêcher les gens de saturer un système déjà fragile de base ? A votre avis, qu’est-ce qui est factuellement réalisable maintenant devant cette urgence absolue ?
Envoyer des « moyens » ? C’est fait. C’est déjà fait. Normalement, la réanimation du Centre hospitalier universitaire de Martinique c’est dix lits, et ça suffit pour l’île. Depuis la fin juillet, cinquante-cinq lits de réanimation sont opérationnels en Martinique, avec le personnel, le matériel et l’oxygène nécessaires. Mais combien de temps pensez-vous que cela peut durer ? Combien de temps le personnel venu en renfort pour s’occuper de ces « lits » au lieu de partir en congés bien mérités va rester ? Qui va les remplacer quand ils vont devoir repartir vers leur poste habituel ? Ce « plus de moyens » est concrètement limité dans le temps. Plus de places, OK, plus d’oxygène, OK, mais le but du jeu n’est-il pas plutôt de ne pas avoir besoin d’oxygène ? De ne pas arriver en réanimation ? De ne pas avoir besoin de plus de places à la morgue ?
Et pourtant, on a un moyen d’éviter ou de limiter ça au maximum : la vaccination, associée aux gestes barrières.
Les gestes barrières sont des moyens « humains » : ils dépendent de la volonté, de la motivation, de la chaleur, des « oublis ». Ils sont faillibles, surtout quand on en a marre et qu’il fait 35 °C avec 100% d’humidité et que « les autres » ne les respectent pas. Contrairement aux gestes barrières, l’efficacité de la vaccination ne dépend pas de vous ni des autres, elle est ce qu’elle est. Elle n’est pas fiable à 100%, jamais, mais elle évite en très grande partie les formes graves, l’hospitalisation ou la réanimation. La combinaison de ces deux moyens est indispensable pour atteindre un niveau de protection individuelle ET collective maximal.
Empoisonnement organisé et cautionné par l’Etat
Alors pourquoi les Martiniquais ne se vaccinent-ils pas malgré l’hécatombe en cours, dont la population est bien consciente ? Un élément de réponse tient certainement dans l’histoire récente de l’île, la perception de cette histoire par la population, et la perte totale de confiance en « l’Etat », aussi bien les élus locaux que nationaux, suite à ce qui est vécu comme l’empoisonnement de toute une population au chlordécone.
Le chlordécone est un pesticide extrêmement toxique largement utilisé dans les bananeraies en Martinique et en Guadeloupe de 1972 à 1993. Initialement interdit en raison de sa toxicité et de sa persistance dans l’environnement, le produit est finalement autorisé en 1972. C’est un perturbateur endocrinien, neurotoxique, pouvant altérer la fertilité et classé comme cancérogène possible en 1979 par l’OMS. Il faudra attendre 1990 pour que la France l’interdise, mais à coups de décrets, l’utilisation en sera poursuivie jusqu’en 1993. Les conséquences aujourd’hui encore sont dramatiques : tous les sols contaminés seront inutilisables pendant des siècles (littéralement), la nappe phréatique est polluée, les rivières sont polluées, le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés, les légumes racines… tout est contaminé. Et surtout les taux élevés de chlordécone dans le sang dans la population Martiniquaise et Guadeloupéenne sont associés, triste record, à une incidence de cancers (prostate, seins) ou d’autres pathologies (endométriose) parmi les plus élevées au monde.
Pourquoi avoir autorisé ce produit en 1972 ? Pourquoi avoir continué son utilisation malgré l’avis de l’OMS ? Et après son interdiction officielle en 1990 ? Qui a voté les décrets pour la prolongation jusqu’à 1993 ? La population locale voit ce pan de l’histoire comme un empoisonnement organisé et cautionné par l’Etat. Quant à lui dire « d’oublier » ça alors que c’est actuel, pas passé, que des centaines de personnes développent encore aujourd’hui des cancers à cause de cette période ? Oublier ? Passer à autre chose ? Sérieusement ?
Ceux qui les traitent de « débiles » et disent qu’ils « peuvent crever sur place » : on vous voit. Et c’est pas joli joli… Imaginez une seconde que cela se passe dans un département de métropole. Mais là, ce sont les Martiniquais/Guadeloupéens. Tout prétexte est bon pour les traiter d’imbéciles. Ils ont juste peur. Et c’est normal. Tout le monde a peur de quelque chose. Et traiter les gens d’idiots n’a jamais fait avancer le schmilblick.
La machine de la désinformation fonctionne à pleine puissance dans ces deux régions, et la population antillaise est déjà méfiante de base et à juste titre. Le cocktail est explosif. Et donc garder son calme, fournir une information fiable, être respectueux, c’est primordial. Les insultes ne font qu’envenimer la situation.
La vaccination n’est pas politique
C’est la merde en Martinique, la merde ! Merci aux équipes qui se sont déplacées et qui se prennent des torrents d’insultes et de « on n’a pas besoin de vous ! Rentrez chez vous ! » Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font, comme dirait l’autre…
Ce que je vois, c’est que la Martinique et la Guadeloupe sont en train d’accomplir un « auto-génocide » pour s’opposer à un Etat dont elles pensent qu’il veut les supprimer… C’est tordu mais c’est bien réel, et gravissime. Oui l’Etat français vous l’a fait à l’envers pendant vingt ans et vous a empoisonnés sciemment. Mais la vaccination n’est pas politique. La vaccination n’appartient pas à l’Etat. La vaccination c’est la science, c’est la neutralité, c’est du factuel. C’est la seule solution à ce jour, combinée aux gestes barrière, pour stopper l’épidémie. Ce n’est pas le président de la République ou l’Etat qui vous demandent de vous faire vacciner, ce sont des gens qui ont juré de soigner leur prochain, ces gens que vous avez tant applaudis en avril 2020, ces gens épuisés qui sont encore sur le pont, et ne comprennent pas une telle opposition à la seule aide prouvée efficace disponible. Des gens que l’Etat a également méprisés et usés jusqu’à la moelle depuis vingt ans, et encore plus ces dix-huit derniers mois.
On entend deux versions, on sait pas laquelle croire
C’est totalement faux. Vous n’avez pas deux versions équivalentes : vous avez 99,9% de la communauté scientifique qui est d’accord et 300 hurluberlus qui nagent à contre-courant. Quels sont leurs intérêts ? Que vendent-ils ? Des livres ? Des vitamines ? Des médicaments qui ne fonctionnent pas ? Et arrêtez aussi avec cette fable qu’on a interdit aux médecins de prescrire les bons médicaments. Aucun médecin n’a interdiction de prescrire quoi que ce soit, c’est un mythe. Ceux qui prescrivent des traitements inutiles ne risquent absolument rien et ne sont pas des « résistants » ou des « rebelles », ils touchent le prix de la consultation, et elles se multiplient en ce moment… Si la majorité des médecins ne prescrit pas ces traitements, c’est simplement parce qu’il n’y a, au mieux, aucune preuve qu’ils fonctionnent, voire dans certains cas qu’ils peuvent aggraver la situation. Sauf si vous avez la gale ou un autre parasite, là ça fonctionnera…
La science n’est pas une affaire d’opinion, la science ne se fait pas à celui qui parle le plus fort à la télé : la science ce sont des faits, démontrés. Que l’on aime le résultat ou non, la science s’en fiche : ça marche ou ça ne marche pas. Point. Il faut arrêter de relayer ces personnes mal intentionnées, ou juste mal informées et incapables de reconnaître leurs limites. Dans un monde idéal, on pourrait chercher à savoir le pourquoi du comment ils font ça, mais là on n’a pas le temps… Des gens crèvent à cause d’eux !
Non le vaccin n’est pas dangereux. Il n’empêche pas complètement d’attraper le Covid mais il empêche les gens d’aller à l’hôpital ou en réanimation. Et ça tombe bien, c’est ce qu’on lui demande : empêcher les formes graves, aller moins à l’hôpital, ne pas mourir.
Non on ne devrait pas vacciner pas seulement les gens fragiles. Les gens non fragiles non vaccinés sont en contact tous les jours sans le savoir avec les gens fragiles. C’est une société, les choix que vous faites ont des conséquences sur les autres. Si vous voulez faire uniquement ce que vous voulez pour vous sans vous soucier de personne d’autre, il va falloir aller vivre sur une île déserte. En attendant, réfléchissez plus loin que votre petite personne.
Vingt ans de recherche
Le vaccin n’entraîne pas l’apparition des variants. Un virus qui circule mute. C’est la vie. S’il ne circule pas, il ne mute pas. Et les gens vaccinés sont moins contaminants, et moins longtemps, donc le virus circule moins. Et les vaccins fonctionnent contre tous les variants identifiés circulant actuellement.
Le vaccin n’a pas été « fabriqué trop rapidement » : il est le résultat de vingt ans de recherches sur les coronavirus, mais vous n’étiez pas au courant que c’était en cours (2001 avec Sars-Cov 1 puis d’autre coronavirus). Il a « juste » fallu vérifier si ces recherches pouvaient s’appliquer au Sars-Cov-2 (Covid-19) quand il a été identifié en 2019 : et heureusement, ça marchait !
Donc oui, le vaccin a été créé rapidement, si on oublie les vingt ans de recherche qui ont permis de le trouver… La technique ARN messager est le résultat de quinze ans de recherche, avec des tests sur des petits groupes, et une utilisation à grande échelle sur les animaux depuis dans années. Et rien à signaler. Il a « juste » fallu paramétrer la technique pour fabriquer le vaccin anti Covid.
Le vaccin n’est pas une « thérapie génique ». Il ne modifie pas vos gènes. Le contenu reste au niveau du site d’injection, il est dégradé et disparaît de votre corps très vite. En quelques heures il ne reste plus rien. Juste les défenses que votre corps lui-même a fabriquées. Alors que si vous attrapez le Covid, le virus, lui, circule dans tout votre corps, touchant tous vos organes par la circulation sanguine.
Et enfin le vaccin n’est plus en « période d’essai » : après trois milliards de doses administrées sur la planète depuis plus d’un an (les premiers essais ayant débuté dès mars 2020), ce n’est plus un essai, c’est une réussite.
Née en Martinique où j’ai vécu jusqu’au baccalauréat, je suis spécialiste des maladies infectieuses en France « métropolitaine » depuis dix ans. Je retourne en Martinique plusieurs fois par an et suis en contact constant avec ma famille sur place. Toute ma famille proche est vaccinée, sur mes conseils en partie, voire sur mes ordres… J’étais sur place en vacances trois semaines cet été, fin juillet début août, et j’ai assisté impuissante à l’arrivée inévitable de la catastrophe, complètement abasourdie par la défiance et le déni de la population.
J’ai envisagé de rester en renfort, évidemment, mais j’ai vite été rattrapée par la réalité : l’impossibilité de prolonger une absence qui avait déjà duré près de trois semaines (Olivier Véran a fait sa vidéo d’appel aux renforts quarante-huit heures seulement avant la date prévue pour mon retour), et le refus de mettre dans la merde mes collègues hospitaliers (suivant cette action bien connue du service public hospitalier sous le nom de « déshabiller Paul pour habiller Jacques »). Reste le sentiment de culpabilité inévitable après ce départ. Je sais que j’ai laissé mon île, et les miens, face à un immense danger. J’aimerais juste qu’ils comprennent qu’ils ont à portée de main les moyens de s’en protéger.
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