COMMENT MAI 68 S’EST CONSTRUIT DANS LES ANNÉES QUI L’ONT PRÉCÉDÉ

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COMMENT MAI 68 S’EST CONSTRUIT DANS LES ANNÉES QUI L’ONT PRÉCÉDÉ
SIMILITUDES POUR LA GRÈVE GÉNÉRALE AUJOURD’HUI
(Un article de Jacques Chastaing)
En avril 1968, Edmond Maire, dirigeant de la CFDT, écrivait que « la grève générale était un mythe ». L’échec de la résistance aux ordonnances, la résignation des directions syndicales et les attaques et provocations permanentes de Macron sur les « riens » et « fainéants », semblent dire quelque chose de semblable.
On peut se soumettre à ce genre de pressions parce que le plus souvent on ne connaît pas le lien entre la période de préparation d’une grève générale et son accomplissement, y compris pour le mai 68 français . L’analyse des grèves émiettées, dispersées… et de leur état d’esprit dans la période qui a précédé et préparé mai 1968 n’a quasi jamais intéressé.
On a souvent une vision d’un mai 68 sorti de nulle part, imprévisible. Or s’il l’a été, ce n’était que pour ceux « du dessus » qui ne se préoccupent guère de ce que font les « fouteurs de bordel » d’en bas. Or Mai 68, n’était que le moment unifié de paroxysme d’un mouvement social émietté qui venait de loin.
Il en est de même pour aujourd’hui. On a l’impression que les défaites de ces dernières années sont des défaites des salariés. Il n’en est rien. Ce ne sont que des défaites des directions syndicales.Les nombreuses grèves actuelles n’apparaissent pas dangereuses à ceux du dessus car ils n’en voient le plus souvent que la surface, leur aspect émietté, dispersé. Et ils ne s’arrêtent qu’à leurs seules revendications économiques mais pas aux évolutions de l’état d’esprit, des aspirations, de la conscience qui les porte.
Pendant les périodes de grève générale, les frontières s’estompent et bougent, celles entre les luttes économiques et politiques, celles entre les professions, les générations, les pays… toutes les frontières entre les hommes.
Dans ces périodes, la révolution ou la grève générale sont avant-tout des suites d’événements ininterrompus et multiples. On passe de conflits économiques épars, émiettés à une crise politique grave au débouché parfois insurrectionnel pour se replier à nouveau sur des luttes corporatistes ou réagir soudain à une injustice locale, et passer ensuite à des soulèvements sociétaux, ceux-là, touchant parfois tel secteur de la société, parfois tel autre, telle ou telle classe, les paysans, les ouvriers, les étudiants… telle ou telle partie du monde, prenant parfois un cours souterrain un instant, avant de resurgir, plus forts et plus conscients d’eux-mêmes, avançant toujours un peu plus loin.
Chaque événement est éprouvé différemment mais en même temps pris et ressenti aussi dans le même maelström général des mouvements où la conscience se construit, ne peut et ne veut plus séparer le local du général, le mouvement de ses objectifs, la tactique de la stratégie, l’économique du politique, le défensif de l’offensif…
Nous sommes déjà dans cette période de bouillonnement. La société est bloquée par en haut : des élections qui n’en sont pas vraiment, des journaux aux ordres, des instituts de sondage achetés, des partis politiques d’opposition les yeux sur les prochaines élections et mangeoires, un dialogue social institutionnalisé qui transforme insensiblement les directions syndicales en conseillers sociaux des gouvernements.
Mais en bas, la société craque de toutes parts…Les luttes ne cessent pas… Salariés et démocrates indignés, jeunes des quartiers, écologistes de base, se défendent bec et ongle. Localement oui, de manière dispersée sans doute, mais ils et elles se battent.
Des Gilets Jaunes aux Anti-pass, de la grève générale aux Antilles ou en Polynésie à la vague de grèves pour les salaires, des multiples combats des agents hospitaliers à ceux employés du commerce, d’Amazon, de Dassault et tellement d’autres, des lycéens, des agents de nettoyage aux femmes de ménage en passant par les facteurs ou les conducteurs de bus, de la défense établissements de santé à celle des écoles, des combats pour le climat à ceux contre le racisme, les violences policières ou le sexisme, les matériaux pour l’explosion sociale s’accumulent.
Nous ne sommes certes pas dans les années 1960, bien des choses ont changé et il ne s’agit pas de faire des prédictions. Mais pour tous ceux qui pensent que la grève générale n’est en rien un événement soudain, isolé, fortuit, sans rime ni raison, et qui cherchent comment nous pouvons tirer des leçons d’hier pour préparer demain, il y a urgence à regarder de près les années d’avant mai 68 qui sont tellement actuelles, tellement proches de ce que nous vivons, non pas sur tous mais sur certains points. Nous pouvons en tirer de grandes leçons. Alors allons-y, discutons-en.
Les années 60 : fin de la politique contractuelle
Après une période de luttes intenses en 1947-49 puis encore en 1953, la conflictualité sociale stagne à un niveau bas pendant toute la durée de la guerre d’Algérie de 1954 à 1962. Le 13 mai 1958, on touche le fond avec l’installation par un coup d’État militaire du « pouvoir fort » du gaullisme. Les organisations ouvrières désorientées crient au fascisme pendant que d’autres s’alignent derrière de Gaulle.
A partir de 1959, l’inflation devient galopante. Elle se traduit par une baisse du pouvoir d’achat contrevenant aux accords patronat-syndicat de toute la période précédente qui avaient fait accepter aux salariés des conditions de travail pénibles à condition que l’augmentation du pouvoir d’achat soit garantie. La politique contractuelle est morte.
A partir de ce moment, l’état d’esprit des travailleurs va peu à peu changer et s’oriente vers la conscience lente mais progressive de la nécessité d’une lutte « tous ensemble ». Il faut dire, contrairement à ce qu’on croit maintenant, que ces années n’étaient pas les « trente glorieuses » pour les ouvriers. La vie était difficile. Or les directions syndicales ouvrières et politiques de gauche ne voulaient pas du « tous ensemble ».
Pour ne prendre que Peugeot, un premier conflit « sauvage » éclate en 1959. Quatre autres importants suivent en 1960, 1961, 1963 et 1965. Et bien d’autres ailleurs. Outre les salaires, les ouvriers se battent contre les cadences, pour la quatrième semaine de congés et contre le retour à la semaine de 45 heures.
Mais la tactique des syndicats ne veut pas prendre acte de ce changement de situation et d’état d’esprit. Ils n’essaient pas d’unifier les luttes mais continuent à organiser des grèves comme auparavant, au moindre coût, localisées et au coup par coup, en procédant à des arrêts de travail brefs et tournants qui désorganisent la production mais ne permettent pas aux ouvriers de contrôler leurs mouvements, de prendre conscience de leur force collective qui grandit et de ce qu’elle leur permettrait d’obtenir.
Cependant, de grève en grève, l’épreuve de force générale et la conscience de la nécessité d’un mouvement d’ensemble associé à une certaine radicalité ne cessent de croître. Les patrons licencient, jettent à la rue et détruisent des familles, les ouvriers répondent fréquemment par des séquestrations.
Cet état d’esprit prend peu à peu un net caractère politique, car il associe les revendications partielles du combat immédiat à une toile de fond d’un « tous ensemble » avec un caractère d’urgence grandissant, nécessaire contre un pouvoir ressenti comme verrouillant tout.
Ce double sentiment – de multiplication des luttes partielles immédiates associé à un sentiment grandissant du besoin d’une lutte unie contre un pouvoir intraitable – s’empare peu à peu au fil des événements d’une grande partie des classes populaires et sera au fondement d’une lame de fond qui emportera la société française jusqu’à la grève générale de 1968.
Le tournant de la « rigueur » de 1963 et la grève des mineurs
Après s’être appuyé sur les syndicats pour sa politique algérienne, en 1962 De Gaulle change d’attitude. Il modernise et réoriente l’économie française coloniale vers l’Europe et le marché commun. A cette fin, il insuffle une politique de restructuration, de fermetures d’entreprises, il organise des coupes franches dans de nombreux secteurs et s’attaque notamment aux mineurs. De nombreux puits sont fermés, les effectifs sont considérablement diminués.
Depuis la fin de 1962, une forte agitation qui ne se satisfait plus des « grèves tournantes” se manifeste dans les mines. Les mineurs veulent la grève générale jusqu’à satisfaction. D’où un tournant dans l’ambiance sociale et politique. La grève est décidée le 4 mars 1963. Le « pouvoir fort » de De Gaulle décrète immédiatement la réquisition des mineurs. En réponse, la grève est générale dans tous les bassins le 5 mars. La réquisition a échoué. La grève générale des mineurs va se poursuivre pendant cinq semaines mais sans faire appel à la solidarité des autres secteurs.
Pourtant les autres secteurs montrent qu’ils sont prêts à entrer en lutte. C’est ce qu’il y a de plus significatif, c’est là qu’est le tournant qu’il nous faut comparer à l’évolution de l’état d’esprit aujourd’hui. Une grève générale syndicale (d’un quart d’heure) de solidarité le 5 mars est très massivement suivie et déborde les malheureuses 15 minutes des appels syndicaux. La grève paralyse en grande partie la SNCF, la RATP, EDF mais aussi la plupart des grandes entreprises privées.
Dans le Nord la grève est totale. Le 12 puis le 15 les cheminots remettent ça. Le 12 ce sont les sidérurgistes. Le 14 et le 21 les métallurgistes. Le 20, toute la fonction publique puis à nouveau la RATP, les PTT, Michelin…C’est pendant la grève des mineurs que d’autres secteurs montrent leur envie d’entrer en lutte. Pas après, mais en même temps. C’est le réveil de la classe ouvrière depuis les grandes grèves perdues de 1947-48.
Face à cette mobilisation, l’appareil intermédiaire des syndicats est sous la pression. La CGT répond que la grève générale est certes « séduisante » mais « utopique », car selon elle les travailleurs n’y seraient pas vraiment prêts. Elle ne veut pas de grève générale, mais toujours des grèves tournantes. Sur la question des mineurs, elle se contente de collecter des fonds.
Finalement, les mineurs reprendront le travail sans que leurs revendications soient satisfaites. Malgré cela, De Gaulle n’en a pas moins subi une défaite morale et politique dont jamais il ne se relèvera. L’idée est née qu’on peut le contester, pourquoi pas le renverser, ce qui amènera la classe ouvrière jusqu’à la grève générale en 1968, dés lors que les étudiant auront ouvert la brèche. C’est là que naîtra aussi le sentiment qui est à la base des slogans de 1968 à l’encontre de De Gaulle : « Onze ans c’est trop » et « Dix ans, ça suffit ».
De Gaulle donc, de son côté, ne peut plus prendre le risque d’un affrontement direct avec le prolétariat et la jeunesse, qui à travers la grève des mineurs a pris clairement conscience de la possibilité et de la nécessité d’un mouvement général. La bourgeoisie perd en partie sa confiance en De Gaulle qui ne paraît plus le Bonaparte populiste et unificateur, le rempart contre la mobilisation ouvrière, mais au contraire le catalyseur possible de la politisation et centralisation des luttes économiques et émiettées des ouvriers.
Le pouvoir ne renonce pas, multiplie les contre-réformes sociales et renforce l’exécutif
Cependant a bourgeoisie française n’a pas le choix, ni de se soustraire à la concurrence exacerbée du Marché Commun, après la perte de ses colonies, ni de trouver le personnel politique idéal. De Gaulle fera quand même l’affaire et ne renonce pas. Il est sous la pression des exigences économiques patronales qui veulent rendre le capitalisme français compétitif, d’autant qu’il est prévu que les frontières douanières entre les six pays du Marché commun soient abolies au premier juillet 1968. Le temps presse.
La liste des  » réformes ” , contre-réformes pour l’essentiel que de Gaulle entreprend entre 1963 et 1968 est impressionnant, notamment à l’occasion de pouvoirs spéciaux obtenus au lendemain des législatives de 1967.
Elle s’apparente à ce que fait aujourd’hui Macron: réforme administrative, institution du service de défense, élargissement du réseau des organismes du plan, comité d’étude des coûts et des revenus, lois sur la formation professionnelle, sur la réforme des comités d’entreprise, sur la réforme de l’enseignement (plan Fouchet), lois anti-grève de juillet 1963 qui vont permettre de « criminaliser » (déjà) les gréves, grévistes et syndicalistes, création de l’ANPE pour accroître la mobilité de la main-d’œuvre, ordonnances sur l’emploi et l’intéressement pour faire participer les travailleurs à l’expansion des entreprises par leur propre surexploitation, allègements fiscaux pour les entreprises qui se modernisent, réorganisation de l’armée, conçue dés lors comme force de défense opérationnelle du territoire (DOT) en vue du quadrillage policier du pays, renforcement de l’appareil policier, CRS, polices urbaines, gardes mobiles, réorganisation du ministère de l’Intérieur, quasi-suppression de toute garantie d’indépendance pour les juges du parquet, réforme de la procédure de l’instruction, ou allongement du délai de garde à vue…
De Gaulle a maintenu toutes les apparences « quotidiennes » d’une vie démocratique normale, mais en réalité il n’est pratiquement aucun domaine des libertés publiques et individuelles qui n’ait gravement été entamé dans cette période. On parle alors souvent de « dictature » pour ne pas parler de « roi » et de sa cour, comme le fait chaque semaine le Canard Enchaîné.
Non, ce n’est pas 2022 mais 1967. Cependant, les conditions politiques ne sont déjà pas celles d’avant la grève des mineurs. Les changements d’état d’esprit qui se déroulent à l’intérieur de la classe ouvrière et dans la jeunesse, comme dans leurs organisations, sont décisifs.
Dans les luttes : émiettement, « tous ensemble », émiettement… et politisation
Du côté syndical, à peine la grève des mineurs de 1963 était-elle terminée, que l’appareil de la CGT, pour répondre aux besoins croissants d’une politique offensive de sa base, mettait tous ses moyens pour lancer une vague de grèves tournantes, tout particulièrement à la RATP. Mais par cette tactique désastreuse, il donnait l’occasion au pouvoir gaulliste de prendre sa revanche après l’échec de la réquisition lors de la grève des mineurs et d’instaurer en juillet 1963 une première loi réglementant le droit de grève dans les services publics. Il impose la clause du préavis obligatoire de cinq jours.
La tactique des grèves tournantes se heurte de plus en plus aux aspirations des travailleurs et d’une partie de l’appareil syndical intermédiaire. Les manifestations sporadiques sans perspective ni plan de poursuite lassent tout le monde. Aussi la CGT, sentant cela, finit par lancer pour le 17 mars 1964 le mot d’ordre d’une journée nationale de grèves. La forte participation des travailleurs démontre à tous la volonté des travailleurs de combattre « ensemble”.
Néanmoins, après le 17 mars, les appareils syndicaux ne donnent pas de suite au 17 mars, et poursuivent la valse des grèves tournantes chez les cheminots, les postiers, dans la métallurgie. C’est le prétexte à nouveau au pouvoir d’instaurer une nouvelle loi réglementant et restreignant le droit de grève pour les contrôleurs de la navigation aérienne.
Les dirigeants de FO proposent de leur côté  » une grève générale interprofessionnelle ». Mais sans réelle volonté de la construire, ils refusent toute unité avec les dirigeants de la CGT. Sous la pression de leur base et de la conscience montante des salariés, les directions de la CGT et de la CFTC des services publics, auxquels les fonctionnaires FO et FEN s’associent, décident une manifestation des travailleurs de ce secteur le 2 décembre 1964.
Le gouvernement interdit alors la manifestation. Les dirigeants FO et FEN appellent du coup tous les secteurs à une grève générale de vingt-quatre heures le 11 décembre. Les dirigeants de la CGT et de la CFTC s’y associent tout en limitant l’ordre de grève aux fonctionnaires et aux travailleurs des services publics.
L’aspiration au « tous ensemble”, à la grève générale, était si puissante que la grève du 11 décembre 1964 fut totale dans les services publics et chez les fonctionnaires. Sans y être appelés, de nombreuses entreprises privées et des centaines de milliers de travailleurs débrayent. Mais dès le lendemain du 11, la CGT relance à nouveau les grèves tournantes, grève des roulants SNCF les 18 et 19, grèves tournantes dans les PTT…
Dans la foulée, le 20 janvier 1965, FO n’a pas d’autre choix que de soutenir ses fédérations qui sous la pression des militants avaient décidé d’elles-mêmes la grève pour les 27 et 28 janvier. La CGT, la CFDT (ex CFTC), la CGC et la FEN (ancêtre de la FSU) s’alignent. Les travailleurs du secteur privé sont également appelés par FO à participer au mouvement.
Cette action est comprise par tous – du fait de sa proximité et de ce à quoi aspirent les salariés, pas de la volonté des dirigeants syndicaux – comme le prolongement du 11 décembre 1964 et comme une concession à l’idée d’un mouvement général. En effet, le 11 décembre 1964, les travailleurs avaient parfaitement conscience que la grève ce jour-là n’aboutirait pas à un succès revendicatif immédiat. Ils concevaient ce mouvement surtout comme une étape pour la construction progressive d’un rapport de force général, d’autant plus que De Gaulle criait clairement haut et fort son intention de ne pas reculer.
Mais la volonté de la bureaucratie syndicale d’émietter le mouvement est telle que dans la Sécurité sociale, la CGT et la CFDT divisent la grève en deux, le 27 pour la région parisienne et le 28 pour la province. Par ailleurs, le métro, l’enseignement public, les cheminots, etc., sont appelés à débrayer le 27, l’EDF le 28 ! Du coup, dégoûtés, à peine 40% des salariés appelés font grève les 27 et 28 janvier alors qu’ils étaient 80 % le 11 décembre.En conséquence, cette aspiration au « Tous ensemble » se disperse à nouveau dans de très nombreuses grèves tournantes, partielles, émiettées, économiques, qui ponctueront toute l’année 1965.
Cependant, les enseignements de cette période chemineront souterrainement pour s’exprimer lors des élections de 1965 contre l’unité électorale de la gauche, en fait le soutien du PC à Mitterrand, qui apparaît à ce moment comme un homme de droite. Les classes populaires chercheront alors à s’exprimer dans la rue contre l’impasse électorale qu’on tente de leur imposer.
Battre de Gaulle aux élections et unité syndicale ou de la gauche comme faux-fuyant face aux luttes montantes
Cette année 1965 voit pour la première fois le président de la République élu au suffrage universel. La tactique de la gauche sur le plan des élections est la même que celle du refus du « tous ensemble” sur le terrain des luttes. Ni la SFIO ni le PCF ne présentent de candidats. Ils soutiennent ensemble la candidature de François Mitterrand. Il est alors à la tête d’une petite formation du centre, l’UDSR, à la direction de laquelle pendant la guerre d’Algérie, il avait dit « l’Algérie c’est la France » et  » la seule négociation c’est la guerre »… Tout un programme ! De Gaulle est mis en ballottage par le premier tour des élections. Cela reflète la situation sociale et c’est son premier grand échec sur le terrain politique qui en ouvrira d’autres, en 1967, 1968, 1969 et son départ…
Mais il y a aussi échec politique de la seule organisation radicale du moment, le PSU (Parti Socialiste Unifié). Le PSU est né en 1960 de son opposition à la guerre d’Algérie et à la capitulation d’une partie de la gauche en 1958. Le PSU avait gagné là une crédibilité, une identité et une image à laquelle il ne sut pas donner une politique. Il rata probablement une occasion cette année 1965 de présenter une candidature de la gauche anticolonialiste et représentant la colère sociale.
Il s’inclina finalement sous la pression unitaire à gauche à battre De Gaulle, en reniant toutes ses valeurs, car cela se fit derrière la candidature de Mitterrand, celui qui avait pourtant porté la responsabilité en tant que ministre de l’intérieur puis Garde des Sceaux, de la torture et des condamnations à mort des opposants à la guerre d’Algérie ! Le PSU y perdit son âme.
En conséquence de cette disparition politique, dès 1965, puis à nouveau en 1967, une partie des dirigeants du PSU rejoignent la FGDS qui s’est crée derrière la candidature Mitterrand et qui regroupe les différentes formations de gauche à l’exception du PCF. Pourtant, cela se fit contre la base du PSU, qui au congrès de 1967, avait voté contre une proposition de la direction du PSU de fusion avec la FGDS.
Le problème des dirigeants du PSU est – conformément à la tradition réformiste – qu’ils ne veulent pas faire immixtion dans le domaine réservé aux syndicats. Ils ne comprennent pas que la situation rapproche les questions économiques des questions politiques, que les ouvriers en lutte dans de multiples combats partiels économiques cherchent une unification politique à la hauteur des enjeux.
Les dirigeants du PSU sont même parfois gênés par l’intervention ouvrière de leurs propres militants ( 40% de ses effectifs) qu’ils cherchent à cantonner dans l’activité syndicale traditionnelle, économique, à mettre à la remorque des appareils et leurs agendas… Pourtant la situation pousse à la politisation des conflits sociaux et à déborder les appareils non pas dans une radicalité économique supplémentaire, mais dans une expression politique, unitaire, des conflits économiques. Le PSU brouille alors son image et perd peu à peu son influence en refusant ou ne sachant pas donner une traduction politique à la radicalisation qui commence à se manifester dans les luttes partielles.
Au niveau syndical, le 10 janvier 1966, pour répondre à la pression ouvrière du « tous ensemble » et trouver une solution électorale en cherchant une nouvelle et future union de la gauche derrière Mitterrand, la direction de la CGT et celle de la CFDT concluent un pacte d’unité.
Cette « unité » est comprise par les salariés comme une concession au « tous ensemble », voire un encouragement. Un espoir renaît et a comme résultat immédiat une augmentation de la participation aux journées d’action nationales les 13 et 14 janvier et aux luttes comme à Redon où a lieu le 17 janvier une manifestation ouvrière puissante et déterminée. En février des luttes éclatent dans bien d’autres secteurs dont les chantiers navals à St Nazaire avec deux mois de grève, dans l’automobile avec un mois de grève chez Berliet, chez Dassault avec trois mois de grève où ils font plier le patron avec le soutien d’autres salariés de la métallurgie.
Bien sûr, les directions syndicales s’appuient sur cet accord « unitaire », pour donner un nouvel élan à la relance des grèves tournantes, partielles, émiettées, mais cette fois-ci au nom de « l’unité ” syndicale, du « tous ensemble syndical ». Cependant cette compréhension différente de l’unité et ces successions de grèves tournantes aggravent les tensions insupportables entre la classe ouvrière, les militants et les appareils. On entend des craquements, la contestation s’étend au sein des syndicats et dans la contestation des solutions politiques électorales .
Alors pour tenter de donner satisfaction à la « base” et aux militants sans changer de politique, l’appareil dirigeant de la CGT appelle à une nouvelle journée nationale de grève le 17 mai 1966. Témoignant une fois encore de la volonté des travailleurs à combattre tous ensemble, le 17 mai 1966 est une des plus puissantes journées d’action qui ait lieu depuis longtemps.
Pourtant il n’y eut là non plus pas de suite. L’unité syndicale fonctionne comme un éteignoir. Sous la pression, la CGT et la CFDT appellent à une nouvelle « grève d’ampleur nationale” le 1er février 1967, toujours bien suivie. Mais ils n’envisagent aucune suite avant le 5 mars…pour ne pas perturber les élections législatives du moment. Et là, tout va basculer, car des mouvements sociaux vont troubler la période électorale en ne respectant pas le jeu traditionnel du débouché politique électoral aux luttes sociales.
Les luttes viennent troubler le bon déroulement des élections et font franchir une étape de plus à la conscience ouvrière
La « paix sociale” de cette période électorale est fortement troublée. C’est une nouvelle étape de la prise de conscience ouvrière qui conduira à la possibilité de mai 68: la lutte passe avant les politiciens et leurs élections. La paix électorale est d’abord remise en cause par les travailleurs des usines Dassault de Bordeaux autour d’une exigence d’augmentation de salaires. Au fur et à mesure que la grève continue et que la campagne électorale avance, la direction de Dassault fait des concessions pour tenter de ne pas perturber les élections, jusqu’à ce que le 28 février, 5 jours avant le premier tour des élections, elle cède.
D’autres grèves importantes sur le même modèle se déroulent pendant cette période électorale, ne respectant pas le jeu institutionnel électoral dans lequel les partis et les syndicats voudraient entraîner les travailleurs. A la Rhodiaceta de Besançon, les ouvriers entrent en grève en février 1967 et occupent leur usine, ce qui est nouveau. Les étudiants soutiennent. Ceux de Lyon-Vaise partent le 28 février puis suivent les filiales. Mais les appareils syndicaux font silence et isolent le mouvement pendant la campagne électorale. Ce sera seulement le 15 mars, trois jours après le second tour des élections, que les fédérations de la chimie appelleront à des débrayages limités et fractionnés dans les autres usines du groupe.
Après vingt-trois jours de grève, les travailleurs de Rhodiaceta reprennent le travail avec 3,80% d’augmentation, ce qui est perçu comme un succès. L’ accord est conclu au niveau national entre le trust Rhône-Poulenc et les responsables syndicaux, sous l’arbitrage du gouvernement. L’imaginaire « politico-social » des franges avancées du prolétariat est habité par cette lutte et par l’expression cinématographique au titre prophétique « A bientôt j’espère » que lui donne Chris Marker que beaucoup vont voir à la télé…en mars 1968.
Puis ce sont les travailleurs de Berliet qui entrent en grève. Ils restent aussi isolés. Les directions syndicales ne font rien pour briser l’isolement. Les CRS occupent l’usine : les travailleurs reprennent sans avoir obtenu satisfaction. Après des semaines de grève, il en ira de même pour les mensuels des chantiers de Saint-Nazaire où la solidarité des métallurgistes et de la population va pourtant plus loin qu’elle n’a jamais été, ou également pour les mineurs de l’Est qui occupent le carreau des mines.
Les gaullistes gagnent les élections mais d’extrême justesse et cette victoire apparaît à beaucoup « volée » et finalement comme une défaite. Du coup De Gaulle se fait voter les « pleins pouvoirs » afin de pourvoir légiférer à sa guise par ordonnances et faire avancer le plus vite possible ses « contre réformes ». La société en paraît d’autant plus confisquée, bloquée.
Tous ces conflits sociaux en période électorale, parfois avec succès et souvent sans, préparent de fait le terrain pour la grève générale. La détermination, le radicalisme des ouvriers et la solidarité de la population caractérisent ces luttes, en même temps que leur émiettement et la tactique syndicale qui ne fait rien pour briser leur isolement, fonctionnent pour tous comme un miroir de l’évolution générale des esprits dans le pays et de ce qu’il faudrait faire pour gagner. « A bientôt j’espère » se dit-on au plus profond de soi…
Les « pouvoirs spéciaux » de 1967… sont la dernière goutte qui fait déborder le verre de mai 1968
Du côté gouvernemental, l’échéance de l’ouverture totale du Marché commun en 1968 exige une nouvelle accélération des rythmes des contre-réformes. En Avril 1967 le gouvernement annonce donc sa décision de légiférer par ordonnances. Les ordonnances recouvrent notamment des attaques contres le chômeurs, la Sécurité Sociale, des facilités de licenciement et un vague « intéressement » aux bénéfices pour faire passer l’ensemble. En même temps, en avril (puis à nouveau en mai 1967), les mineurs du fer et les sidérurgistes de Lorraine (le plus grand centre sidérurgiste de l’époque) sont entrés dans une grève importante contre les suppressions d’emplois.
Le 13 mai 1967, le gouvernement obtient l’autorisation de régler par décrets (ordonnances) l’ensemble des problèmes économiques et sociaux en s’attaquant au camp du travail. Déjà, il y a 50 ans… Le 17 mai 1967, les centrales syndicales appellent à une nouvelle journée nationale de grève contre les licenciements, la réforme de la Sécurité Sociale mais aussi contre les pouvoirs spéciaux et la dictature de De Gaulle. La grève, ouvertement politique, sera massive et la manifestation ce jour-là imposante.
Une nouvelle fois, contre le sentiment général qui veut continuer, les appareils CGT et CFDT, unis, tentent de relancer les grèves tournantes et organisent une suite… pour la seule métallurgie, le 31 mai dans une journée « d’actions multiples ”. Cette « déculottade » a permis au gouvernement d’édicter ses ordonnances au cours de l’été 1967.
A la rentrée, c’est la mise en application de la réforme de l’enseignement, dite plan Fouchet, qui vise à renforcer la sélection. L’offensive anti-ouvrière et contre la jeunesse s’accentue au cours des derniers mois de l’année 1967 et des premiers mois de 1968. Mais la jeunesse et des travailleurs ne reculent pas : au contraire, en même temps que la répression qui devient féroce, leurs luttes se multiplient.
Les luttes passent alternativement des ouvriers aux paysans, puis aux étudiants, puis à nouveau aux ouvriers dans un va et vient permanent. De violentes batailles rangées opposent le 4 octobre 1967 à Limoges et au Mans paysans et CRS. A nouveau au Mans, le 10 octobre, de violents affrontements avec blindés et hélicoptères d’un côté et boulons ou matériaux de construction de l’autre, opposent cette fois-ci CRS et jeunes travailleurs1, qui pour leur part ont repris des méthodes de luttes des paysans et font reculer les CRS, puis rejoints par d’autre salariés, ils envahissent la préfecture. A Mulhouse, les travailleurs attaquent la sous-préfecture. En janvier 1968, ce sont des affrontements violents à Caen et à Redon. En février, mars et avril, des grèves se multiplient dans la métallurgie, les banques, Air Inter, les compagnies de navigation… Les manifestations prennent parfois une dimension départementale ou régionale.
A l’université, depuis la rentrée de l’automne 1967, l’agitation se développe contre le plan Fouchet. Le 9 novembre, un meeting de 5 000 étudiants se tient devant le siège de l’UNEF. Les militants révolutionnaires proposent comme objectif la Sorbonne. Des heurts opposent les étudiants et les forces de l’ordre.
Une fois encore, les appareils de la CGT et de la CFDT unis appellent à une « journée d’action ” le 13 décembre. C’est un échec. La grande masse des travailleurs refuse d’y participer. Non qu’ils acceptent leur sort et renoncent. Tout au contraire, ils en ont assez et font une espèce de « grève » des journées d’action syndicales. Ils veulent plus, un vrai « tous ensemble » pas tous ces faux-semblants, bref il veulent créer un rapport de force, ils veulent la grève générale.
Après la journée d’action du 13 décembre, les dirigeants veulent de nouveau déclencher des grèves tournantes, dans la métallurgie, dans le textile et dans toutes les corporations. Fin janvier, début février 1968, excédés des grèves tournantes et débrayages sans résultats, les ouvriers de la Saviem de Caen, votent  » la grève illimitée jusqu’à satisfaction des revendications ” . La grève s’étend aux entreprises de la région. Les CRS évacuent l’usine où les salariés sont très jeunes. Le 26 janvier, les ouvriers occupent alors la ville rejoints par les salariés des usines et bureaux de la ville et reprennent le slogan « CRS-SS » forgé par les mineurs face aux massacres en 1948. Les étudiants se joignent au mouvement et les syndicats appellent… à la reprise. Elle se fait le 5 février au matin… mais à 14 heures, sans consignes syndicales, les ouvriers quittent à nouveau tous ensemble l’usine…
Les événements de Caen restent invisibles aux yeux de ceux qui ne veulent pas voir mais leur effet contagieux « en bas » est certain. En février et surtout mars des mouvements se déclenchent dans beaucoup d’endroits, surtout dans le Nord et le plus souvent pour des augmentations de salaires. Les affrontements avec les CRS sont quasi la règle.
On connaît la suite. Dés le mois de mars, l’agitation étudiante, qui s’est construite contre la sélection du plan Fouchet et en solidarité avec les luttes anti-colonialistes, prend de l’ampleur. La répression policière et les arrestations sont appuyées à ce moment par « L’Humanité” qui publie le fameux article de Marchais :  » De faux révolutionnaires à démasquer ”. Ces arrestations entraînent spontanément plusieurs milliers d’étudiants à se rassembler et manifester aux cris de « Libérez nos camarades ! ”
De nouvelles arrestations et des condamnations à des peines de prison ferme sont prononcées. La Sorbonne est fermée et occupée par les forces de police. L’UNEF et le SNESUP lancent l’ordre de grève générale des étudiants et des professeurs d’université. Ils adressent un appel aux travailleurs, leur demandant de manifester leur solidarité. Le processus qui aboutira à la grève générale de vingt-quatre heures et à la manifestation du 13 mai est amorcé. Mais il n’aurait pu s’amorcer sans toute cette évolution des esprits auparavant.
L’appel des étudiants et leur irrespect des traditions, leur capacité à soulever la chape de plomb des habitudes et des conformismes, à « débloquer » la situation, a cristallisé l’aspiration montante des travailleurs à engager le combat contre le gouvernement, contre de Gaulle, dont l’appareil syndical ne voulait pas et que le PSU n’avait pas voulu ou su représenter. La grève générale va déferler.
La grève générale de mai-juin 1968 n’a donc pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle vient de loin. Toutes les explosions partielles, émiettées, qui l’ont précédée portaient le même sentiment, la même exigence, d’un tous ensemble national, profond, diffus contre une société bloquée par en haut, ce dont les révoltes étudiantes et lycéennes qui veulent des « Sorbonne partout »dans cet entre-deux tours contre le faux choix Macron/Le Pen ou dans ce 1er mai combatif, portent aujourd’hui la marque.
Comme dans les années qui ont précédé 1968 avec les nombreuses luttes dans les entreprises, les multiples luttes aujourd’hui des jeunes sur le climat, celles contre le racisme, les violences policières, contre le sexisme, les luttes des migrants, des femmes, des précaires, des intermittents et des peuples colonisés des Dom-Tom, les luttes des Gilets Jaunes et des Anti-pass, les multiples grèves pour les salaires et le refus de travail dans les secteurs les plus difficiles, restauration, hôtellerie, commerce, santé… malgré le covid ou à l’issue des périodes de confinement, indiquent également que quelque chose frémit au sein de l’ensemble de la classe ouvrière et annonce une explosion générale.
La jeunesse ou les luttes dans des secteurs professionnels aux marges de la classe ouvrière, souvent féminins, et moins soumis au conformisme et à l’autorité des directions syndicales et politiques, ont toujours eu quelque chose d’avant coureur.
D’autre part, cette année, en pus d’un taux d’abstention record aux présidentielles, les luttes et les grèves se sont invitées durant la période électorale montrant l’irrespect général à l’encontre des institutions, un ensemble qui ne serait guère possible s’il n’y avait pas plus globalement une attente générale. Ces luttes et attitudes révèlent ce qui se passe en profondeur. Comme le disent les philosophes, le visible ne peut l’être que par la présence de l’invisible.
En 1968 ce phénomène n’était pas que français mais européen et mondial, tout comme aujourd’hui. Il nous reste à être les artisans conscients de cette prise de conscience pour qu’elle puisse aller jusqu’au bout de ce qu’elle porte.
Jacques Chastaing
1. Une différence avec aujourd’hui, est qu’il y avait énormément de jeunes travailleurs dans les grandes usines de l’époque, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, où les jeunes travailleurs se battent tout autant mais sont surtout dans une myriade de petites entreprises sous-traitantes, dans le commerce, le nettoyage, la restauration rapide ou dans l’intérim.
Ce champ est nécessaire.

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