Question : À propos des grands mouvements récents, d’Occupy Wall Street à Nuit debout, de Gezi aux “gilets jaunes”, et jusqu’à Black Lives Matter, vous écrivez : « Aucun de ces mouvements n’a ravivé les discussions stratégiques du passé. » Comment l’expliquez-vous ?
Enzo Traverso : On assiste, depuis au moins une dizaine d’années, à un grand bouillonnement social et politique à l’échelle globale : une contestation de l’ordre dominant, inaugurée notamment par les révolutions arabes au début des années 2010. Mais ce grand bouillonnement s’est retrouvé dans une impasse, paralysé par sa difficulté à se projeter dans le futur.
Les mouvements anticapitalistes de ces dernières années n’appartiennent à aucune des traditions de la gauche communiste ou socialiste. Ils n’ont pas de généalogie consciente et assumée. Sans doute moins sur le plan doctrinal que sur le plan culturel ou symbolique, ils montrent bien plus d’affinités avec l’anarchisme : ils sont égalitaires, antiautoritaires, antiracistes.
Parce qu’ils sont orphelins – ils ne s’inscrivent pas dans une continuité historique avec la gauche du XXe siècle – ils doivent se réinventer. C’est tout à la fois leur force – ils ne sont pas prisonniers des modèles du passé – et leur faiblesse, car ils n’ont pas de mémoire. Quoique créatifs, ils sont aussi fragiles car ils ne possèdent pas la force des mouvements qui, soucieux d’inscrire leur action dans une continuité historique, incarnaient une tradition politique.
Le paradoxe est que tous ces mouvements produisent un foisonnement d’idées, de théories, de critiques qui est sans commune mesure avec tous les débats du passé. De nos jours, la discussion est incomparablement plus riche et plus large, elle se fait sur tous les continents. Mais ce foisonnement intellectuel n’arrive pas à se traduire dans l’émergence d’un puissant mouvement politique. Repenser et se réapproprier l’histoire des révolutions peut alors être une manière de réintroduire l’idée qu’une rupture radicale avec l’ordre dominant est possible et de repenser les moyens par lesquels cette rupture peut advenir.
La violence est consubstantielle aux révolutions et il me paraît nécessaire de le reconnaître. Or, les révolutions du XXe siècle se fondaient sur un paradigme militaire né au lendemain de la Grande Guerre, à une époque où la sphère politique avait été refaçonnée par le fait militaire, en subissant une transformation anthropologique et culturelle d’ampleur. Cette époque est révolue, les révolutions d’aujourd’hui ne peuvent pas reprendre ce paradigme militaire, même si elles ne peuvent passer aux oubliettes la violence constitutive des révolutions passées.
La lutte armée a été un des traits majeurs de l’histoire de la gauche au XXe siècle – d’Octobre 1917 au Nicaragua en 1979 – mais elle n’est plus à l’ordre du jour. Elle s’est révélée efficace – et sans doute nécessaire – dans certaines circonstances historiques, mais nous ne pouvons pas en ignorer le caractère intrinsèquement autoritaire et hiérarchique, difficilement compatible avec l’intersectionnalité que portent les mouvements sociaux et politiques d’aujourd’hui. Dans une armée il n’y a pas de démocratie horizontale et la place des femmes est toujours subordonnée.
Pour autant, l’évacuation de l’idée même de lutte armée et de rupture violente évacue aussi une discussion qui doit avoir lieu. En tant qu’Italien, je peux constater que l’expérience de la lutte armée a traumatisé et paralysé intellectuellement la gauche. Dans le débat italien sur la guerre en Ukraine aujourd’hui, la gauche est alignée derrière le pape en défense d’un pacifisme principiel qui n’appartient pourtant pas, historiquement, à sa culture.
L’idée n’est certes pas de réintroduire un modèle stratégique de lutte militaire, mais d’être conscient que la voie électorale ne suffit pas à transformer la société. La question de la violence ne peut donc être reléguée aux oubliettes de l’histoire, d’autant qu’il reste des pays où la lutte armée demeure légitime aujourd’hui. Il suffit de penser au Kurdistan ou, plus récemment, à l’Ukraine. L’histoire nous rappelle, depuis le Vietnam hier ou l’Afghanistan aujourd’hui, qu’il n’y a pas de puissance invincible. »
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