Violences policières. « Ça ne repousse pas un œil »

L’Humanité, 23 mai 2019

En septembre 2016, Laurent Théron a été éborgné par un CRS. Deux ans plus tard, le policier vient d’être renvoyé aux assises. Un fait rarissime.

Laurent Théron voulait convoquer aujourd’hui la presse pour « déni de mutilation ». Mais la décision de deux juges d’instruction a rendu son invitation caduque. Les magistrats instructeurs n’ont pas suivi l’avis du parquet et ont ordonné le renvoi en cour d’assises du CRS responsable de la perte de son œil droit. Cette infirmité est bien « permanente », contrairement au doute effarant émis lors des conclusions du réquisitoire du procureur. Un détail juridique essentiel pour qualifier les « faits de violence commise par une personne dépositaire de l’autorité publique » de crime et non de délit.

Un policier aux assises ? Une situation rarissime. Bien sûr, la défense a décidé de faire appel de cette décision, mais Laurent a quand même essuyé une larme. De joie. Le procès pourrait enfin rendre justice à cet aide-soignant de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), éborgné lors de la dernière manifestation contre la loi travail, le 15 septembre 2016. Et faire jurisprudence pour les 24 gilets jaunes au globe oculaire détruit et les 2 448 manifestants blessés ces six derniers mois. « Ça ne repousse pas, un œil. La justice, ce serait que les policiers responsables des violences soient révoqués », explique calmement le mutilé, syndiqué à SUD santé-sociaux.

Le policier n’était pas habilité à lancer les grenades de désencerclement

« Il est extrêmement rare que l’usage illégitime de la force par un policier aboutisse à la cour d’assises, salue Julien Pignon, l’avocat de Laurent Théron. Mais dans son dossier, nous faisons face à un archétype de violence illégitime. L’enquête menée parfaitement par l’IGPN est un cas d’école, poursuivi par la compétence de l’instruction. » L’investigation en interne a révélé notamment la non-habilitation du policier au lancement de grenades de désencerclement. « Une arme de guerre, précise Laurent, dont la blessure a été justement soignée dans un hôpital militaire. La grenade est haute comme une petite bouteille de soda, emplie de 18 galets en caoutchouc, qui sont projetés à 470 km/h les dix premiers mètres. Elle a atterri à mes pieds. » Enquêtes, témoignages et vidéos ont établi que l’arme a été lancée en cloche, et non roulée au sol comme exigé. La manifestation était calme, un militant jouait du tambour. La compagnie de CRS n’était pas en situation de légitime défense, le policier n’aurait pas reçu d’ordre.

« À 16 h 20, j’arrivais place de la République. À 16 h 53, je recevais le galet. » Il faudra plus d’une heure au militant pour être évacué, retenu entre deux cordons de CRS pour attendre l’ambulance. « J’ai travaillé en bloc opératoire. Je savais qu’un hématome intracrânien pouvait entraîner une nécrose. Il fallait le traiter avec une rapidité absolue pour qu’il ne se propage pas. J’ai eu peur de mourir. » Suivront deux opérations chirurgicales, une troisième est programmée cette année en octobre. « Le deuxième effet de l’horreur, c’était de devoir porter un œil de verre comme Jean-Marie Le Pen », ironise Laurent, qui croyait à l’époque pouvoir éviter le choc post-traumatique par l’humour. « Après la douleur, il y a les conséquences physiques, admet-il aujourd’hui, comme la diminution du champ de vision. J’ai énormément d’accidents de voiture du côté droit, malgré un rétroviseur large comme la moitié du pare-brise. J’ai dû tout réapprendre comme si j’avais un nouveau corps. Mais j’ai surtout glissé sur un long toboggan : deux ans de longue maladie pour dépression… » Dans le miroir, son reflet lui est inconnu. La situation familiale se pourrit. Séparation, garde partagée des enfants. Des revenus qui fondent. Après un an d’arrêt maladie, la prise en charge est divisée par deux. Mis à pied temporairement pour avoir cumulé auparavant deux emplois pour joindre les deux bouts, l’agent hospitalier de catégorie C perçoit aujourd’hui le RSA.

« Les violences policières concernent les plus pauvres, les Noirs et les Arabes »

Quand sa vie a basculé, l’aide-soignant de 49 ans venait de se remettre au militantisme pour lutter contre la loi travail. Deux manifestations plus tard, le syndiqué perd un œil et élargit son engagement. « Je ne connaissais absolument pas les violences policières, les armes, excepté le Flash-Ball, le laboratoire que les banlieues ont constitué pour les fusils LBD. » Laurent se documente, rencontre Joachim Gatti, petit-fils d’Armand, éborgné en 2009, et intervient à la barre comme témoin de moralité lors du procès des policiers qui lui ont tiré dessus au Flash-Ball. « Je découvre un univers et des militants que je ne vais plus lâcher, mais aussi une littérature : des rapports d’ONG, puis des livres. Je rencontre des familles de victimes, Ramata Dieng, Farid El Yamni, Assa Traoré. C’est un milieu qui se retrouve aux commémorations. Je me sens privilégié tout à coup. Pour mon affaire, il y a eu une enquête, des expertises, il y aura un procès, le syndicat me paie un avocat. Les collectifs se battent non pas pour obtenir justice mais pour avoir un procès. Ces violences policières concernent les plus pauvres, les plus démunis, les Noirs et les Arabes. Ça m’horrifie. »

Depuis, Laurent parcourt la France pour informer, « resituer les violences policières dans un contexte social et historique », expliquer qu’« il n’y a pas besoin de faire quoi que ce soit pour perdre un œil ». Les gueules cassées partagent leurs contacts d’avocats, de chirurgiens, d’experts en suivi psychiatrique. Le militant veut créer des ponts entre les différentes luttes et les victimes de la répression. « Il y a une prise de conscience dans la mouvance syndicale de cette dimension des violences policières, de cette répression d’État, et pour l’interdiction totale des armes de guerre. Il faut montrer une solidarité avec tous ceux qui luttent pour vivre et pour les droits tout court. »

Kareen Janselme
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