Dans un jugement du 6 juillet 2022, le tribunal de Nanterre a condamné l’État pour sa tentative de perquisition des locaux de Mediapart du 4 février 2019, la jugeant « ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi ». Le jugement, très sévère pour le parquet de Paris, consacre la liberté d’informer et la protection des sources.
6 juillet 2022
« Indignes, dégueulasses, staliniennes » : c’est en ces termes qu’Éric Dupond-Moretti avait qualifié les « méthodes » de Mediapart, justifiant ainsi, une semaine après qu’elle a été ordonnée par le procureur de la République de Paris, la tentative de perquisition de nos locaux du 4 février 2019. Suscitant une indignation générale, sauf dans l’entourage présidentiel, cet acte sans précédent faisait suite à la publication par notre journal d’un article révélant des enregistrements confondants pour Alexandre Benalla. « Je me fiche de l’affaire Benalla, je ne la connais pas et je ne veux pas la commenter », ajoutait à l’époque l’avocat que Me Dupond-Moretti était encore, à propos de l’ancien collaborateur et protégé du président de la République.
On ne sait si c’est à ce zèle courtisan qu’il doit sa promotion l’année suivante, en juillet 2020, au poste envié de garde des Sceaux. Mais ce que l’on sait désormais avec certitude, c’est que la justice dont il occupe le ministère n’est aucunement de son avis. Tel est le sens du jugement rendu, le 6 juillet 2022, par la première chambre civile du tribunal judiciaire de Nanterre qui condamne, avec des attendus aussi limpides que sévères, l’État pour avoir porté atteinte à la liberté de la presse et à la protection des sources, autrement dit à des droits démocratiques fondamentaux, en décidant de perquisitionner Mediapart. N’en déplaise au ministre de la justice, ce jugement exceptionnel établit l’indignité étatique dont nous avons été victimes. Et constate son illégalité (lire ici le texte intégral du jugement).
« La mesure diligentée le 4 février 2019, écrit le tribunal de Nanterre, qui n’a pas produit d’effets à raison du refus de la société Mediapart, doit être qualifiée de perquisition. […] La mesure, grave en elle-même pour tout organe de presse, ne tendait pas à la seule obtention des enregistrements, le cas échéant en copie, mais à la vérification de leur authenticité et des modalités de leur captation, investigations qui impliquaient nécessairement un accès au support et à ses éventuelles métadonnées qui sont de nature à permettre, directement ou non, l’identification de la source. […] Cette démarche constituait donc une ingérence dans la liberté d’expression exercée par la société Mediapart, d’autant plus sérieuse qu’un risque d’atteinte au secret des sources ne peut se concevoir que dans des circonstances exceptionnelles. […] Cette ingérence […] n’a aucune base légale prouvée, ce qui emporte en soi sa disproportion et exclut toute justification de l’atteinte, de ce seul fait grave. […] En conséquence, la perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi. »
Soulignant l’importance d’une justice indépendante face aux abus du pouvoir exécutif, ce jugement est l’aboutissement d’un long marathon judiciaire, mené par nos avocats Mes Emmanuel Tordjman, François de Cambiaire et Lauren Philippe, du cabinet parisien Seattle. Son point de départ est l’assignation qu’ils délivrèrent en notre nom, le 4 avril 2019, auprès de l’agent judiciaire de l’État afin de faire reconnaître par la justice le « préjudice anormal, spécial et d’une particulière gravité » causé, deux mois plus tôt, par la tentative de perquisition de Mediapart, « portant gravement atteinte à sa réputation et à la protection du secret des sources journalistiques ».
C’est peu dire que ce parcours fut semé d’embûches, la principale étant que l’État s’entêta à nier la réalité, allant jusqu’à affirmer que « la tentative de perquisition sort de l’imagination de Mediapart ». Au point de refuser la communication des pièces afférentes à la perquisition, y compris le document de refus qu’elle ait lieu, contresigné, dans nos locaux, par Fabrice Arfi, coresponsable de notre pôle enquête.
Tout commence le jeudi 31 janvier 2019 quand une enquête de Mediapart, reposant entre autres sources et documents sur des extraits sonores, révèle que l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron, Alexandre Benalla, et l’ex-responsable de la sécurité du parti présidentiel, Vincent Crase, tous deux condamnés depuis dans l’affaire des violences du 1er mai, ont violé le contrôle judiciaire qui leur interdisait tout contact. Outre cette concertation illégale, notre article dévoilait leurs liens d’affaires, alors même que Benalla travaillait à l’Élysée, avec un oligarque russe proche de Vladimir Poutine, par ailleurs soupçonné de liens avec la mafia. Enfin, nous établissions que Benalla continuait de revendiquer le soutien personnel du chef de l’État, textos à l’appui de ses dires.
Alors qu’aucune de nos informations n’était démentie, le parquet de Paris ne s’est aucunement préoccupé des graves infractions nouvelles ainsi mises au jour. Dépendant du pouvoir exécutif, en raison de cette spécificité française qui le soumet hiérarchiquement au ministre de la justice, le procureur de la République alors en poste à Paris, Rémy Heitz, s’est précipité pour soupçonner le messager afin d’étouffer le message. C’est ainsi qu’au matin du lundi 4 février 2019, deux procureurs, escortés de trois policiers dont un commissaire de la brigade criminelle, se sont rendus à Mediapart, déclarant explicitement aux journalistes qui les ont accueillis, Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg : « C’est une visite domiciliaire, en d’autres termes une perquisition. » Cette perquisition n’ayant pas été, au préalable, autorisée par un juge des libertés et de la détention (JLD), ils s’y sont légitimement opposés.
La preuve que cette intrusion violente n’avait d’autre but que de chercher à intimider Mediapart et de tenter de connaître ses sources, c’est que, dès le lendemain de la parution de notre enquête, soit le vendredi 1er février 2019, nous avions été contactés par un policier à la demande des juges d’instruction chargés du dossier Benalla qui nous demandait de bien vouloir lui remettre les enregistrements contenus dans notre article. Transmission que nous avons d’emblée acceptée et, comme promis, organisée au matin du lundi 4 février, deux petites heures avant la tentative de perquisition. À 9 h 40, précise le jugement du tribunal de Nanterre, tandis que l’escouade de magistrats et policiers chargés de la perquisition se présentait à 11 h 10 devant nos locaux…
Soulignant « l’effet d’intimidation » recherché par ce déplacement en nombre de personnes « appartenant à la hiérarchie intermédiaire du parquet de Paris et, pour l’un d’entre eux, de l’institution policière », le jugement oppose à cette « coercition caractéristique de la perquisition » le fait que « les autorités judiciaires, confrontées à un organe de presse jouissant d’une protection légale accrue, disposaient d’un moyen simple, peu intrusif et non contraignant, consistant en l’envoi d’une réquisition ». Au lieu de quoi le parquet a choisi, écrit le tribunal, « l’emploi immédiat d’une mesure intrinsèquement coercitive, ou susceptible de le devenir en cas de refus, et significativement plus intimidante ».
On a su très vite que de cet emballement du parquet, au point de commettre une illégalité, venait du pouvoir exécutif lui-même dont le procureur de Paris se fit l’exécutant zélé, le cabinet du premier ministre ayant directement provoqué cette enquête sur les sources de Mediapart à partir d’une simple rumeur médiatique. Dès lors, il fallait nier jusqu’à l’absurde les évidences. C’est ainsi qu’outre le refus de communication des pièces judiciaires de la perquisition et la négation de l’existence même de celle-ci, l’agent judiciaire de l’État, par la voix de son avocat, prétendit que Mediapart était seul responsable du préjudice dont il se plaignait à cause de la publicité qu’il avait accordée à cet événement. Cet argument improbable, s’agissant du devoir d’informer d’un journal, amène les juges de Nanterre à rappeler le rôle essentiel d’une presse qui alerte, préférant sonner le tocsin plutôt que de faire silence.
« La publicité que Mediapart lui a donnée, écrivent-ils, est consubstantielle à l’exercice de sa liberté d’informer, les circonstances particulières déjà analysées pouvant lui laisser entendre, à tort ou à raison, qu’elle faisait l’objet d’une forme de pression destinée à entraver son activité journalistique, point qui a justifié sa conférence de presse et qui a d’ailleurs fondé le soutien de nombreux autres médias. Et, des violations du secret de l’enquête émaillant parfois l’actualité, la société Mediapart pouvait légitimement préférer assumer la divulgation de l’information, attitude apte à limiter l’atteinte à sa réputation qu’une divulgation non anticipée aurait aggravée. »
Ultime embûche avant que ce jugement du 6 juillet ne nous rende justice, un événement aussi inhabituel que mystérieux est intervenu qui, sans doute, témoigne du caractère sensible d’une affaire mettant à l’épreuve l’indépendance des magistrats à l’égard du pouvoir. Alors que le rendu du jugement était initialement prévu le 30 mai, nous eûmes la surprise d’apprendre que le président du tribunal, Daniel Barlow, ancien secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature, avait estimé « en conscience devoir s’abstenir » de juger notre dossier.
Les débats furent donc rouverts lors d’une audience tenue le 22 juin, devant un tribunal ayant changé de présidence, assurée cette fois par Marie-Odile Devillers, assistée des mêmes juges que dans la composition précédente, Julien Richaud et Julia Vanoni. Ce sont ces trois juges qui ont donc condamné l’État à payer à Mediapart la somme d’un euro « en réparation intégrale de son préjudice » auquel s’ajoutent 10 000 euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile, avec ordre d’exécution provisoire du jugement.
On ne peut évidemment que se réjouir de leur jugement. En sanctionnant l’abus de pouvoir étatique, il rappelle la nécessité vitale, en démocratie, d’une justice indépendante et d’une presse libre. Mais, ce faisant, il en souligne aussi la fragilité tant cette indépendance et cette liberté reposent sur l’intégrité et le courage des magistrats et des journalistes qui les servent. C’est une bonne raison, s’il en manquait, de les soutenir.
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