22/08/2022
Environnement
Au cours de l’été, l’Europe a connu des vagues de chaleur historiques. Des incendies de forêt ont ravagé l’Espagne, le Portugal et la France. Les pompiers de Londres ont connu leur journée la plus chargée depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Royaume-Uni a connu sa journée la plus chaude jamais enregistrée, avec plus de 40° C. En Chine, plus d’une douzaine de villes ont émis une « alerte de chaleur maximale », alors que plus de 900 millions de Chinois subissent une vague caniculaire accompagnée de graves inondations et de glissements de terrain dans de vastes régions du sud du pays. Des dizaines de personnes sont mortes. Des millions de Chinois ont été déplacés. Les pertes économiques se chiffrent en milliards de yuans.
Les sécheresses, qui ont détruit les récoltes, tué le bétail et forcé beaucoup de gens à fuir leur foyer, pourraient provoquer une famine dans la Corne de l’Afrique. Plus de 100 millions de personnes aux États-Unis ont été sous le coup d’alertes de chaleur dans plus de deux douzaines d’États, en raison de températures allant de 30 à 40 degrés. Des incendies ont détruit des milliers d’hectares de forêt en Californie. Plus de 73 % du Nouveau-Mexique souffre d’une sécheresse « extrême » ou « grave ». Des milliers de personnes ont dû fuir un feu de forêt qui se déplaçait à toute vitesse près du parc national de Yosemite et 2 000 foyers et entreprises ont été privés d’électricité.
Ce n’est pas comme si nous n’avions pas été prévenus. Ce n’est pas comme si nous manquions de preuves scientifiques. Ce n’est pas comme si nous ne pouvions pas voir la constante dégradation écologique et l’extinction des espèces. Et pourtant, nos dirigeants n’ont rien fait. Le résultat pourrait nous conduire à d’innombrables vies perdues, dans des proportions que l’Histoire aura sans doute du mal à comparer.
Notre riposte ? Elle consiste à brûler plus de charbon – surtout avec la montée en flèche du coût du gaz naturel et du pétrole – et à prolonger la durée de vie des centrales nucléaires pour soutenir l’économie et générer de l’air frais. C’est une réponse qui va à l’encontre du but recherché. Joe Biden a approuvé plus de nouveaux permis de forage pétrolier que Donald Trump. Une fois que les coupures de courant commenceront, comme en Inde, les canicules infligeront de lourds dégâts.
« La moitié de l’humanité se trouve en zone de danger, en raison des inondations, des sécheresses, des tempêtes extrêmes et des incendies de forêt », a déclaré le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, aux ministres de 40 pays réunis pour discuter de la crise climatique le 18 juillet dernier. « Aucune nation n’est à l’abri. Et pourtant, nous continuons à entretenir notre addiction aux combustibles fossiles ». « Le choix nous appartient, a-t-il ajouté. Action collective ou suicide collectif ».
L’ère de l’anthropocène – l’ère de l’influence humaine, qui a entraîné l’extinction d’espèces végétales et animales, la pollution des sols, de l’air et des océans – connaît une accélération. Le niveau des mers progresse trois fois plus vite que prévu. La glace arctique et les grands glaciers disparaissent à un rythme insoupçonné. La température moyenne de la planète a augmenté d’environ 1,1° C depuis 1880. Nous approchons du point de bascule de 2° C à partir duquel la Terre deviendra de plus en plus inhospitalière pour la plupart des formes de vie. Cela suppose que nous commencions à affronter véritablement cette crise.
Pendant des décennies, la classe dirigeante a nié la réalité de la crise climatique et a refusé de faire quoi que ce soit. Tels des somnambules, nous sommes entrés dans la catastrophe. Et maintenant, nous voilà confrontés aux pandémies (zoonoses), à la progression des déserts, à l’acidification des océans (source de nourriture pour des milliards de personnes), et dès lors aux migrations massives.
Le risque pour nos sociétés serait de voir la pression sociale et l’État de droit de déliter. C’est ce qui se passe déjà dans de nombreuses régions du sud de la planète. Un certain nombre de nations pourraient ainsi se transformer en forteresses climatiques, où une police lourdement militarisée et un système de surveillance impitoyable seraient chargés d’empêcher les réfugiés d’entrer sur le territoire et de prévenir d’éventuels soulèvements populaires.
Pour le moment, force est de constater que le vote, le lobbying, les pétitions, les dons aux ONG, les campagnes de désinvestissement des énergies fossiles et les manifestations ne sont pas parvenus à contraindre la classe dirigeante mondiale à lutter contre la catastrophe climatique. En 1900, brûler des combustibles fossiles – principalement du charbon – produisait environ 2 milliards de tonnes de dioxyde de carbone par an. Ce chiffre a été multiplié par trois dès 1950. Aujourd’hui, le niveau est 20 fois supérieur à celui de 1900. Ainsi, au cours des 60 dernières années, l’augmentation de CO2 a été 100 fois plus rapide que ce que la Terre a connu au cours de la transition de la dernière période glaciaire. La dernière fois que la température de Terre a augmenté de 4° C, les calottes polaires n’existaient pas et les mers se trouvaient à des centaines de mètres au-dessus de leur niveau actuel.
Pour éviter la mise en danger – voire l’extinction – de notre espèce, il est nécessaire d’opérer au plus vite une reconfiguration immédiate et radicale de la société humaine pour protéger la biosphère. Ce scénario dépend de l’arrêt immédiat tant de la production que de la consommation de combustibles fossiles, de la conversion à un régime alimentaire à base de plantes pour mettre fin à l’élevage industriel – qui contribue presque autant aux gaz à effet de serre que l’industrie des combustibles fossiles –, de la végétalisation des déserts et de la réhabilitation des forêts tropicales.
Depuis des décennies, nous savons très bien que l’exploitation d’une centaine de millions d’années de lumière solaire stockée sous forme de charbon et de pétrole impacte directement le climat. Déjà, dès les années 1930, l’ingénieur britannique Guy Stewart Callendar affirmait que l’augmentation de CO2 réchauffait la planète. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, les scientifiques qui travaillaient dans des entreprises telles qu’Exxon et Shell ont prouvé que la combustion de combustibles fossiles contribuait à l’augmentation de la température mondiale.
« Certains groupes scientifiques craignent que lorsque les effets seront mesurables, ils soient irréversibles et qu’à court terme, il n’y ait pas grand-chose à faire pour y remédier », indiquait un briefing interne de 1982 destiné à la direction d’Exxon.
James Hansen, de la NASA, a déclaré au Sénat américain en 1988 que les émissions de CO2 et d’autres gaz étaient à l’origine de la hausse de la température.
Mais à partir de 1989, Exxon, Shell et d’autres sociétés de combustibles fossiles ont décidé que les risques d’une réduction importante de l’extraction et de la consommation de combustibles fossiles n’étaient pas acceptables pour leurs bénéfices. Elles ont investi dans un lobbying intense et dans le financement de fausses recherches et de campagnes de propagande visant à discréditer les données scientifiques sur l’urgence climatique.
Dans son livre Tropique du Chaos, Christian Parenti cite un extrait du Temps des répercussions, un rapport publié en 2007 par le Center for Strategic and International Studies et le Center for a New American Security. R. James Woolsey, ancien directeur de la CIA, écrit dans la dernière section de ce rapport :
« Dans un monde où le niveau de la mer s’élève de deux mètres et où les inondations se pérennisent, il faudra un effort extraordinaire pour que les États-Unis, ou tout autre pays, regardent au-delà de leur propre salut. Toutes les façons dont les êtres humains ont fait face aux catastrophes naturelles dans le passé […] pourraient se rassembler en une seule conflagration : fureur face à l’incapacité des gouvernements à faire face aux crises soudaines et imprévisibles ; ferveur religieuse, peut-être même augmentation spectaculaire des cultes millénaristes de fin du monde ; hostilité et violence envers les migrants et les groupes minoritaires, à une époque de changement démographique et de migration mondiale accrue ; conflits intra et interétatiques relatifs aux ressources, en particulier la nourriture et l’eau douce. L’altruisme et la générosité seraient probablement atrophiés. »
Les profits et le mode de vie générés par l’industrie des combustibles fossiles pour les privilégiés de cette planète empêchent toute réponse rationnelle. L’échec est criminel. Les défenseurs de l’environnement se sont terriblement trompés sur la classe dirigeante mondiale, pensant qu’elle serait réceptive aux pressions ou qu’elle pourrait être convaincue de procéder à des reconfigurations afin d’arrêter la dégringolade vers l’enfer climatique.
Les humains habitent des villes et des États depuis environ 6 000 ans, « soit à peine 0,2 % des deux millions et demi d’années écoulées depuis que notre premier ancêtre a taillé une pierre », note l’anthropologue Ronald Wright dans Brève histoire du progrès. La myriade de civilisations édifiées au cours de ces 6 000 ans se sont toutes décomposées et effondrées, la majorité d’entre elles à cause du gaspillage inconsidéré des ressources naturelles qui les faisaient vivre.
La plus récente des civilisations mondiales a été dominée par les Européens, qui ont fait usage de la guerre industrielle et du massacre pour contrôler une grande partie de la planète. Les Européens et les Euro-Américains se sont lancés pendant 500 ans dans une course effrénée vers la conquête, le pillage, l’exploitation et la pollution de la Terre, tout en tuant les communautés indigènes, gardiennes de l’environnement depuis des milliers d’années, qui se trouvaient sur leur chemin. La frénésie d’expansion économique et d’exploitation incessante, accélérée par la révolution industrielle il y a deux siècles et demi, est devenue une malédiction, une condamnation à mort.
Tout au long de l’histoire de l’humanité, les sociétés complexes s’effondrent peu de temps après avoir atteint leur période de plus grande magnificence et de prospérité. Dans L’Effondrement des sociétés complexes, l‘anthropologue Joseph Tainter écrit ainsi que les civilisations sont « des entités fragiles et impermanentes ». L’effondrement « est une tendance récurrente des sociétés humaines ».
« L’un des aspects les plus pathétiques de l’histoire de l’humanité est que chaque civilisation se montre la plus prétentieuse, conjugue ses dimensions partisanes et universelles de la manière la plus convaincante, et revendique l’immortalité pour son existence finie au moment même où la décomposition qui la mène à la mort a déjà commencé », écrit le théologien Reinhold Niebuhr dans Au-delà de la tragédie : Essais sur l’interprétation chrétienne de la tragédie.
Cependant, cette fois, nous risquons d’avoir épuisé toutes les ressources de notre planète, la laissant aussi désolée que pendant les ultimes jours d’une île de Pâques dévastée. « Nous avons enclenché une machine industrielle d’une telle complexité et d’une si grande dépendance vis-à-vis de notre expansion, note Ronald Wright, que nous ne savons pas comment nous contenter de moins ou passer à un état d’équilibre en ce qui concerne nos exigences envers la nature ». C’est ce qu’il nomme le « piège du progrès ».
Selon un rapport de l’université Brown, l’armée américaine est la plus grande émettrice institutionnelle de gaz à effet de serre. C’est cette même armée qui a désigné le réchauffement climatique comme un « facteur de multiplication de menaces » et un « agent accélérateur d’instabilité ou de conflit ».
La plus grande crise existentielle de notre époque consiste à être tout à la fois prêt à accepter les risques qui nous attendent et à résister. La classe dirigeante mondiale a perdu sa légitimité et sa crédibilité. Elle doit être remplacée. Pour cela, il sera nécessaire de recourir à des actes de grande ampleur et prolongés de désobéissance civile. Nous ne réussirons peut-être pas à inverser le cours de l’Histoire, mais au moins, nous permettrons à ceux qui viendront après nous, et surtout à nos enfants, de raconter aux générations suivantes que nous avons essayé.
Texte traduit et reproduit avec l’autorisation de Chris Hedges
Source : Scheerpost – 26/07/2022
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