Un article dans AOC Media
Par Nicolas Da Silva
ÉCONOMISTE
La multiplication des 49-3, n’est-elle pas la preuve d’un déni de démocratie et d’une dérive autoritaire ? Lorsque l’on se remémore l’histoire de la sécurité sociale, il apparaît que le « coup de force » est la règle et non l’exception. Elle est loin d’être une institution née du consensus. Et à tous les moments de son histoire, la sécurité sociale est le produit du conflit. Une leçon à méditer au moment où commence la bataille des retraites.
Depuis le 19 octobre, la première ministre Elisabeth Borne a utilisé 10 fois l’article 49 alinéa 3 de la constitution qui permet d’adopter un projet de loi sans débat ni vote à l’Assemblée nationale. Dans la moitié des cas, il s’agissait d’adopter le Projet de loi de financement de la sécurité sociale. Il se murmure par ailleurs que la ministre envisage d’utiliser la même procédure pour adopter une réforme des retraites particulièrement impopulaire. Bien évidemment, l’opposition politique, syndicale ou associative n’apprécie aucunement ces méthodes. La multiplication des 49-3, n’est-elle pas la preuve d’un déni de démocratie et d’une dérive autoritaire ?
Lorsque l’on se remémore l’histoire de la sécurité sociale, il apparaît que le « coup de force » est la règle et non l’exception. Les grands textes juridiques qui fondent cette institution sont souvent adoptés par des procédures dérogatoires contournant ou brutalisant la représentation nationale. Prenons quelques exemples parmi les plus importants.
Le régime général de sécurité sociale est fondé par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, c’est-à-dire par une procédure de délégation du pouvoir législatif à l’exécutif. Ces ordonnances sont elles-mêmes issues d’un gouvernement provisoire non élu (les premières élections au niveau national après la Libération se déroulent le 21 octobre 1945). La première grande réforme hospitalière de l’après-guerre doit attendre les ordonnances de 1958 dans un contexte de révolution algérienne où le président de la République dispose des pleins pouvoirs.
En plus de la création des centres hospitalo-universitaires, c’est à ce moment-là, et toujours par ordonnance, que les études médicales sont réorganisées. Plus tard, l’ordonnance de 1967 portée par Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle modifie radicalement le fonctionnement de la sécurité sociale en séparant l’institution en plusieurs caisses, en imposant le paritarisme alors que les représentants ouvriers étaient majoritaires jusque-là et en substituant l’élection des membres du conseil d’administration par la désignation.
En 1991, Michel Rocard, sans majorité claire à l’Assemblée nationale créé, par la procédure du 49-3, la Contribution sociale généralisée qui débute la fiscalisation de la sécurité sociale (au détriment du financement par la cotisation). En 1995 et 1996, Alain Juppé mitraille l’institution à peine cinquantenaire d’ordonnances visant à modifier toujours plus son organisation. C’est à cette période que naissent les outils qui font aujourd’hui frémir les professionnels de santé : Projet de loi de financement de la sécurité sociale, Objectif national des dépenses d’assurance maladie, Agences régionales d’hospitalisation (bientôt renommées Agences régionales de santé), Contribution au remboursement de la dette sociale, Caisse d’amortissement de la dette sociale, etc.
Sans entrer dans le détail de ce que créent ou changent ces différentes réformes, une conclusion s’impose : la sécurité sociale est loin d’être une institution née du consensus. À tous les moments de son histoire, la sécurité sociale est le produit du conflit. L’utilisation de dispositifs juridiques d’exception est un argument à l’appui de cette thèse mais ce n’est pas le principal. En effet, les grands textes liés à la sécurité sociale s’inscrivent dans des moments de conflictualité intenses, que cela soit avec des guerres ou avec la lutte de classe. La sécurité sociale est une bataille [1].
Le moment 1945-1946 illustre particulièrement bien l’origine conflictuelle de la sécurité sociale. Alors que les discours dominants insistent sur le grand consensus qui aurait présidé à la création de la sécurité sociale en 1945, il faut souligner à quel point cette analyse est partielle, pour ne pas dire fausse. La conception qui reçoit un accord majoritaire auprès des forces politiques et sociales de l’après-guerre est celle d’une élévation du niveau de protection sociale par un accroissement des ressources dédiées. Il faut plus d’argent pour secourir les classes laborieuses lorsqu’elles perdent leur emploi et qu’elles font face à un risque social (soins aux enfants, vieillesse, maladie et accidents du travail).
On peut s’arrêter un instant sur cette situation d’après-guerre pour souligner à quel point elle ne doit rien au débat parlementaire mais absolument tout au conflit qu’est la guerre mondiale. La nécessité d’étendre la protection sociale publique était déjà très forte en 1939. Mais cela paraissait impossible pour les dirigeants politiques et économiques de l’époque. Ce qui a rendu l’extension de la protection sociale possible ce n’est ni le débat parlementaire ni l’expertise d’universitaire mais le conflit mondial. Ce n’est pas non plus le niveau de richesse qui a déterminé l’évolution de la politique publique : la France était plus pauvre en sortant de la guerre qu’en y rentrant. Les conditions politiques ont brutalement été modifiées par la guerre et ce qui était impossible est devenu possible.
Comme le souligne Thomas Piketty, « [le] paradoxe, c’est que les institutions sociales-démocrates ne sont pas le produit du socialisme démocratique et électoral. Les institutions sociales-démocrates ne sont pas arrivées simplement parce que le suffrage universel aurait conduit les électeurs à voter pour les sociaux-démocrates, et tout cela se serait passé de façon apaisée. Cela ne s’est pas passé comme ça. Cela a pris place dans la fureur des guerres, des rapports de force, des crises, de la pression communiste. » [2]
L’instabilité politique dans laquelle le pays est plongé dans l’après-guerre conduit à accepter l’idée de donner plus d’argent pour la protection sociale. Cependant, la spécificité de ce qui se passe en 1945 au sujet de la sécurité sociale n’a rien à voir avec la mise à disposition de financements. On doit à Bernard Friot d’avoir montré avec vigueur l’originalité de ce qu’il se produit non pas en 1945 mais en 1946 : la création du régime général de sécurité sociale [3]. Pour le comprendre, il faut revenir un instant en arrière.
Avant la guerre de nombreuses institutions de sécurité sociale existent pour couvrir les grands risques sociaux. En 1898, la loi sur les accidents du travail instaure des assurances obligatoires contrôlées par des assureurs capitalistes et les patrons cotisants. Depuis 1928-1930, les lois d’assurances sociales dont la gouvernance est principalement confiée à la Fédération nationale de la mutualité française protègent les salariés de l’industrie et du commerce contre le risque maladie et vieillesse. Les initiatives patronales concernant les allocations familiales sont couronnées en 1932 par une loi qui rend le dispositif obligatoire, toujours sous l’autorité du patronat.
On l’a deviné : ces caisses d’avant-guerre sont des caisses typiques du paternalisme social qui voient des acteurs non bénéficiaires gouverner au nom du prolétariat des prestations qui lui sont destinées. Ces caisses sont des outils de moralisation et de disciplinarisation des travailleurs qui sont combattus comme tels par une large partie du mouvement social. Si ce jugement paraît excessif au lecteur, il suffit de rappeler que c’est aussi celui de Pierre Laroque, premier directeur de la Sécurité sociale d’après-guerre, au sujet de la Mutualité française qui serait progressivement devenue « l’instrument d’un nouveau type de paternalisme social. » [4]
Que se passe-t-il après la guerre mondiale qui ancre définitivement la sécurité sociale comme institution du conflit plutôt que du consensus ? Le changement radical concerne l’ordre du pouvoir. Les ordonnance du 4 et du 19 octobre 1945 ne font pas qu’augmenter la quantité d’argent attribuée à la protection sociale, elles en changent la direction politique. Les anciens maîtres sont exclus au profit des bénéficiaires, principaux intéressés. Dans les caisses du régime général de sécurité sociale, ce ne sont plus les patrons, les mutualistes, les assureurs capitalistes, le clergé ou les agents de l’État qui dirigent l’institution mais, en majorité, la classe laborieuse elle-même. Les conseils d’administration sont composés à 75% de représentants des salariés et à 25% de représentant des patrons. La division des caisses d’avant-guerre en fonction des différents risques sociaux est remplacée par l’unité d’un régime général ce qui permet de lui donner une plus grande force financière et politique.
Que cela soit sur la question des complémentaires, de l’industrie pharmaceutique ou des cliniques privées ou d’autres, l’enjeu de la sécurité sociale est d’abord celui du pouvoir.
Croit-on réellement que cette évolution s’est déroulée dans l’harmonie et le consensus ? Non, et tous les historiens le relatent. S’il y a un relatif consensus sur l’idée de donner plus d’argent pour la sécurité sociale, la question de l’organisation de l’institution fait l’objet d’un conflit intense qui commence même avant la préparation des ordonnances du 4 et 19 octobre. Au congrès général de la CGT de 1947, le militant Henri Raynaud témoigne des raisons de l’opposition à la gestion ouvrière de l’institution :
« Pour comprendre tout le caractère de ces attaques et en démasquer les origines, il suffit de se rendre compte que la rentrée dans la Sécurité sociale d’un nombre beaucoup plus important de salariés que par le passé, l’augmentation assez considérable du taux des cotisations, tant ouvrières que patronales, l’introduction dans la Sécurité sociale des Accidents du travail et des Allocations familiales, font que les Caisses de Sécurité sociale vont gérer dans une année la somme énorme de plus de 200 milliards de francs, c’est-à-dire presque la moitié du budget de l’État. L’on comprend alors aisément les résistances dans certains milieux. Pensez donc, un budget aussi formidable, de 200 milliards, qui va être géré par les travailleurs eux-mêmes. Pensez donc que là-dedans il ne sera plus possible au paternalisme patronal de s’exercer comme dans les anciennes œuvres sociales créées et dirigées par les patrons. Pensez donc aussi à l’utilisation des caisses confessionnelles qui ont constitué une des armes essentielles de pénétration du haut clergé dans les milieux ouvriers, et vous comprendrez alors pourquoi tous ces milieux ne voient pas d’un bon œil les travailleurs avoir en main à travers toute la France les Caisses Régionales chargées de la gestion des œuvres sociales alimentées par les fonds de la Sécurité sociale. Là est la source des réactions très fortes et des vélites de destruction d’un pareil régime démocratique et laïque, que la classe ouvrière doit défendre de toutes ses forces. » [5]
Les ordonnances de 1945 ne sont que de l’encre sur du papier. La CFTC boycottant l’institution, la CGT construit seule contre toutes les caisses du régime général à partir de début 1946. Elle doit monter des caisses locales, régionales et nationale ; c’est-à-dire trouver des bureaux, du matériel et des militants pour faire advenir cette institution de progrès social. À cette époque la collecte des cotisations est sous la responsabilité des caisses, il faut là encore un travail militant inouïe pour l’époque. La CGT fait la démonstration de la capacité du mouvement social auto-organisé à prendre et exercer le pouvoir économique. Voilà l’originalité de 1946, ce qui en fait un moment ancré dans la mémoire populaire.
Bien entendu, le régime général de sécurité sociale d’après-guerre n’est pas un Nirvana au sens d’un modèle parachevé. Le poids de l’État et du patronat reste très fort et empêche l’extension du régime général à toutes les catégories de travailleur comme cela était souhaité par le ministre communiste Ambroise Croizat. En réalité, les premières défaites n’attendent pas le tournant des années 1980 et on peut même raconter l’histoire de la sécurité sociale après 1945 comme l’histoire de sa réappropriation par l’État, contre les intéressés, contre la démocratie sociale. Il y a par exemple dès 1949 un premier débat sur l’opportunité même de conserver la sécurité sociale avec des arguments étrangement contemporains : dénonciation des abus et fraude des assurés, perte de compétitivité à l’international à cause du poids des charges sociales, inefficacité de gestion, âge de départ à la retraite trop généreux, etc.
Aujourd’hui nous avons collectivement oublié cette histoire et nous pensons que la sécurité sociale est une institution du consensus. Un bon débat parlementaire, une bonne élection, une belle expertise universitaire pourrait faire pencher délicatement la balance. Pourtant, nous ne manquons pas de débats au parlement, nous ne manquons pas d’alternances politiques, nous ne manquons pas de travaux universitaires. Par exemple, nous savons que les complémentaires santé sont plus couteuses et plus inégalitaires que la sécurité sociale. Un récent rapport du Haut comité sur l’avenir de l’assurance maladie estimait à 5,4 milliards l’économie annuelle que l’on pourrait faire en se passant des complémentaires santé [6]. On peut comparer ce chiffre à celui du Ségur de la santé, le fameux « plan massif » d’investissement pour l’hôpital promis par Emmanuel Macron pendant le confinement. Le Ségur de la santé prévoit un investissement de 13 milliards d’euros sur 10 ans. En nous passant des complémentaires on pourrait se payer un Ségur tous les 2 ans et demi ! Pourquoi ne le fait-on pas ?
Que cela soit sur la question des complémentaires, de l’industrie pharmaceutique ou des cliniques privées ou d’autres, l’enjeu de la sécurité sociale est d’abord celui du pouvoir. Il est difficile d’imaginer des réformes progressistes si elles ne sont pas impulsées par le mouvement social. Les élites politiques et économiques connaissent le diagnostic. Elles ne persévèrent pas dans l’erreur, elles n’ont pas besoin d’être mieux informées. Elles agissent dans leur intérêt.
Peut-être est-il temps de faire de même ? La réforme des retraites qui vient n’est pas nécessaire financièrement et va produire des injustices [7]. Tout le monde le sait. Le passé de la sécurité sociale comme son futur ne dépendent pas de la qualité du débat, mais de la capacité à provoquer le changement institutionnel par le conflit.
NDLR : Nicolas Da Silva a récemment publié La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé aux éditions La Fabrique
Nicolas Da Silva
ÉCONOMISTE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCES ÉCONOMIQUES À L’UNIVERSITÉ SORBONNE PARIS NORD
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