La pneumologue qui a révélé l’affaire du Mediator explique au « Huffpost » ce qu’elle attend du procès en appel du laboratoire Servier, qui a vendu ce médicament pendant 30 ans.
JUSTICE – Près deux ans après sa première condamnation, les laboratoires Servier se retrouve ce lundi 9 janvier de nouveau sur le banc des accusés pour le procès en appel du Mediator, du nom de cet antidiabétique vendu comme coupe-faim qui a engendré la mort de plusieurs centaines de personnes.
Le médicament est accusé d’avoir provoqué de graves lésions cardiaques, alors qu’il avait été prescrit à plus de 5 millions de personnes depuis sa commercialisation en 1976 et jusqu’à son interdiction en 2009. En mars 2021, les laboratoires Servier avaient été condamnés à 2,7 millions d’euros d’amende pour « tromperie aggravée » et « homicides et blessures involontaires ».
Le Huffpost : Qu’attendez-vous de ce procès en appel ?
Irène Frachon : Nous avons très mal vécu la décision de première instance, nous étions sidérés que le tribunal ne suive pas les réquisitions du parquet qui étaient déjà modestes au regard de l’importance de cette tragédie, de la gravité du crime. C’était sidérant. Certes, le délibéré a reconnu que c’était un délit gravissime, mais les peines ont été la cause d’une rupture de la confiance des citoyens envers la justice.
Le crime repose sur trois piliers : l’obtention indue d’autorisation de mise sur le marché, l’escroquerie, la toxicité. Pour les deux premiers, Servier a été relaxé en première instance, ce que je n’ai pas compris parce que la raison du crime, c’est le pognon. Dans le cas de la toxicité, il a été reconnu coupable a minima.
Vous avez dévoilé le scandale en 2007, le premier procès a duré sept mois, ce procès en appel est prévu jusqu’en juin… Comment le vivez-vous ?
Je le vis très mal, je suis indignée. Le procès est interminable à cause de l’activisme de la défense de Servier. Pourtant, l’affaire n’est pas complexe, il n’y a pas de problème pour prouver que le médicament était toxique. Mais le laboratoire s’obstine à dire que le Mediator coupe-faim n’est pas un Mediator coupe-faim. C’est un mensonge trumpien ou poutinien qui dépasse l’entendement.
« La justice est impuissante face à la stratégie de contestation de Servier qui l’épuise et la saigne à blanc »
Le fait qu’il y ait sept mois d’audience en première instance, puis de nouveau de janvier à juin, six mois, alors que Servier est seul à être jugé, c’est une honte. Cela montre que la justice est impuissante face à la stratégie de Servier qui l’épuise et la saigne à blanc. C’est un dossier qui mérite une demi-journée d’étude et pas plus de 500 heures de débats, des milliers de pages d’expertise. Là, c’est une machine à tromper et le laboratoire arrive à balader la justice.
Justement, la justice est-elle efficace pour juger les scandales sanitaires d’après vous ?
Pas du tout est c’est très inquiétant. Le problème, c’est la qualification des faits, je pense qu’il faut une réforme du Code pénal. La firme a été reconnue coupable d’ « homicides et blessures involontaires » mais ça ne veut rien dire, c’est toujours délibéré puisque Servier savait que c’était un poison ! Je pense qu’il faut permettre au juge d’instruction de mieux qualifier les faits.
Il faut que le pénal soit capable de sanctionner à la hauteur de la gravité des délits et des conséquences de ces délits. Il faut punir de façon exemplaire. Sinon, on pourra tirer un trait sur tout espoir dans les affaires de ce type. Ce serait une très mauvaise nouvelle pour la santé publique.
Pourquoi ce procès en appel est-il aussi important que le premier ?
Le premier, c’est l’éléphant qui a accouché d’une souris. Cette fois, ce sera peut-être pareil ? Le premier procès a complètement foiré, il était de bonne tenue mais le délibéré, c’était n’importe quoi.
« Le drame du Mediator n’appartient pas au passé »
Il faut surtout rappeler que le Mediator continue à tuer. Deux femmes sont mortes en décembre : Cathy, qui a témoigné pour la BD [Mediator, un crime chimiquement pur, sortie le 4 janvier] et Suzanne. Henriette va être opérée en janvier et il y a des chances qu’elle ne s’en sorte pas… Le drame du Mediator n’appartient pas au passé.
Vous avez lancé une pétition pour que la légion d’honneur soit retirée à Jacques Servier à titre posthume. Pourquoi maintenant ?
C’est avec l’opportunité de la BD. À la fin du récit, tous les lecteurs sont sidérés, sous le choc et nous les redirigeons vers cette pétition. Les politiques se sont fait totalement leurrer par Jacques Servier [décédé en 2014, NDLR]. Il n’a pas été malfaisant que pour le Mediator, il y a eu d’autres médicaments, d’autres mensonges. De savoir qu’il est grand-croix depuis 2009, à côté de l’Abbé Pierre ou de Simone Veil, ça fait tache.
Replay du lundi 2 janvier 2023
La pneumologue brestoise Irène Frachon sort la BD « Mediator, un crime chimiquement pur »
C’est un vrai polar, mais tout est vrai et c’est effarant !
Plus que le témoignage de 15 ans de combat d’Irène Frachon en tant que lanceuse d’alerte sur le scandale du Mediator, la BD « Mediator, un crime chimiquement pur » est l’histoire incroyable et vraie d’une firme et d’un homme : Jacques Servier, une histoire de tromperies depuis 1960 auprès de médecins, patients, de la sécurité sociale et de l’agence du médicament. L’histoire de victimes également. Ce documentaire graphique a la même force que la BD de la journaliste bretonne Ines Léraud, ‘ »Algues Vertes l’histoire interdite ».
Le choix Musical de la pneumologue : Miossec
Irène Frachon a souhaité vous faire écouter Christophe Miossec, un voisin qui habite de l’autre coté de la rade de Brest, un homme qui l’a soutenu dans son combat comme bon nombre de Bretons, et une chanson de survivants « Nous sommes ».
Après le livre « Mediator 150 mg, combien de morts ? » aux éd. Dialogues en 2010 sur l’un des plus grand scandales sanitaires français, après le film « La fille de Brest » d’Emmanuelle Bercot (2016) et même la pièce de théâtre, voici donc la BD dont le scénario est signé de la pneumologue brestoise avec l’ancien journaliste d’investigation au Parisien Éric Giacometti (scénariste de Largo Winch) et François Duprat au dessin. Cette BD n’est pas la vie et le combat d’Irène, mais celui d’un laboratoire pharmaceutique condamné par la justice pour tromperie et homicide involontaire. Si la médecin avoue ne pas attendre grand chose du procès en appel qui débute le 9 janvier 2023, elle livre la vérité crue sur cette firme française au cœur du scandale dans ce livre très documenté et étayé, grâce aux ouvrages de Jacques Servier lui-même et aux pièces des dossiers des 7 mois de procès au pénal de 2019. Mais elle veut surtout rendre hommage aux victimes que le procès a évalué à plus de 1300 morts, comme Kathy ou Suzanne décédées en décembre 2022.
Le Mediator a été breveté en 1966, le premier cachet vendu en 1976 comme antidiabétique (pour faire baisser la glycémie), mais détourné ensuite comme coupe-faim pour des personnes non malades mais qui souhaitaient maigrir. Il sera administré à 5 millions de personnes au total. Il ne sera vendu officiellement comme antidiabétique – donc remboursé par la Sécu – et non pas comme coupe faim. La sécurité sociale qui ne le dérembourse finalement qu’en 2009. « Le casse du siècle » pour Irène Frachon. Le Mediator sera à l’origine de nombreuse valvulopathies et d’HTAP (hypertension artérielle pulmonaire) fatales pour le cœur.
« Les coupe-faim Servier, c’est un crime industriel depuis 1960 dont j’ai été témoin dès 1990 lorsque j’étais interne en pneumologie »
Dans l’enquête sur le Mediator qu’Irène Frachon commence en 2007, elle montre que le Mediator est proche de l’Isoméride créé dans les années 1960 dont les dangers avaient été signalés dans les années 80, et dont elle a eu connaissance en 1990 comme pneumologue interne à Clamart, avant que ce dernier ne soit suspendu en 1997. Le Mediator comme l’Isoméride s’avèrent en fait être des dérivés très proche l’un de l’autre des amphétamines, qui délivrent dans l’organisme le même poison aux conséquences désastreuses. Le gendarme du médicament, l’AFSSAPS (Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé) – manipulée par Servier dira la justice qui l’a condamnée à 300 000 € d’amende (l’agence n’a pas fait appel) – a longtemps nié le caractère dangereux du médicament, même après les appels de la lanceuse d’alerte Irène Frachon. Le Mediator qui a la même molécule que l’Isoméride ne sera finalement interdit qu’en 2009 alors que 300 000 Français en consomme chaque jour. La pneumologue brestoise estime à des dizaines de milliers de personnes les victimes des coupe-faim Servier.
Le coin préféré d’Irène Frachon : la plage de Corsen
La plage de Corsen dans l’extrême ouest de la Bretagne à Plouarzel (29) avec son eau émeraude et son sable blanc qui ouvre la BD d’Irène Frachon, c’est le coin de l’insouciance, où elle allait pique-niquer en famille (une famille qui l’a soutenue 15 années durant sans craquer), une insouciance qui s’est brisée pour la lanceuse d’alerte avec la découverte de la manipulation des laboratoires Servier et des victimes du Mediator par centaines. Aujourd’hui ce sont ces victimes qui occupent son esprit, dont elle reçoit d’elles les premières cartes de vœux 2023.
« Servier , c’est un dealer : il invente des dérivés des amphètes pour en faire des coupe-faim qui feront 10 000 victimes »
« Mediator, un crime chimiquement pur », la BD aux éd. Delcourt nous plonge aussi dans la personnalité de Jacques Servier (1922-2014) et de la marche de son entreprise. Et comment ce fils d’un pharmacien qui fabriquait du foie de morue aromatisé pour soigner les enfants devient la 9e fortune de France. Seul a décider de la marche de l’entreprise paternelle qu’il reprend, Servier n’a ni actionnaires, ni syndicat d’employés. Irène Frachon décrit un homme expert en communication, paranoïaque et mégalomane qui emploie des barbouzes (50 000 fichiers secrets de candidats et collaborateurs), qui tisse des liens avec les politiques et les médecins et reçoit en 2009 la Grand-croix de la légion d’honneur par Sarkozy, après des distinctions de Mitterrand et Chirac.
« L’histoire de Servier, c’est une honte pour la France : aujourd’hui l’entreprise a toujours pignon sur rue et on honore ses anciens membres »
Servier, c’est aujourd’hui un labo qui fabrique des médicaments contre l’hypertension, le diabète, contre les jambes lourdes (le Daflon qui n’est plus remboursé parce que jugé inefficace par la Sécu) et des génériques sous la marque Biogaran. Mais une firme toujours reconnue : en 2022 Bercy a promis une subvention de 800 000 € pour une usine Servier avant de se retracter. Jacques Servier, lui, a toujours nié le danger de ses médicaments dont le Mediator – évoquant 3 morts seulement – se voyant comme un homme d’invention et d’entreprise. Son entreprise, malgré le procès semble être sur la même ligne aujourd’hui, contestant une par une chaque indemnisation des victimes.
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