Elle s’appelait Maria-Annick

Poor woman show empty pockets, has no money savings unpaid at work, suffer from financial problems. Young female lost income. Bankruptcy and economic difficulties. Cartoon flat vector illustration

23 JANV. 2023

Maria-Annick

Elle s’appelait Maria-Annick. Les gens qui l’aimaient l’appelait Marie. Moi, je l’appelais maman. Marie n’a pas connu la retraite, son corps a lâché avant. Les dernières semaines, elle répétait en boucle, avec la rage de celle qui ne veut pas mourir : « C’est le travail qui m’a rendue malade ».

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Le texte qui suit a été écrit suite à l’appel à témoignages lancé par Mediapart, alors que s’amorce un nouveau mouvement social contre la réforme des retraites.

Elle s’appelait Maria-Annick. Pas Marie-Annick ou Mariannick. MariA-Annick.
Les gens qui l’aimaient l’appelait Marie. Moi, je l’appelais maman.
Née d’une famille paysanne, nombreuse et pauvre, une enfance isolée dans les années 50 et dont elle parlait comme d’un passé où il ne faudrait surtout pas retourner, sauf peut-être dans la grande forêt à l’orée de laquelle elle a grandi et où elle passait alors tout son temps libre.

Quelques années d’école religieuse ont servi d’éducation, au prix d’une détestation éternelle pour ces costumes d’autorité. Son adhésion à la lutte des classes est restée intimement liée à cette expérience courte mais marquante de fillette pauvre et saquée par les bonnes soeurs. Quitter la maison familiale dès la majorité fut une évidence pour toutes les soeurs de la maison. Se marier semblait être bon moyen de partir. Les choix furent précipités. Et les grossesses rapides. Les unes sont devenues éleveuses bovines, les autres travailleuses en ville. Il a alors fallu effacer de la bouche ce honteux patois. Il y a aussi un frère dans l’histoire mais nulle n’en parle, une sorte de mauvaise copie du pépère violent.

A 18 ans, Marie trouve donc ses premiers emplois dans la petite ville d’à côté puis dans la capitale de la région. Secrétaire médicale en laboratoire. Les patrons médecins étaient des patrons, paternalistes, autoritaires mais encore accessibles. Quand un.e salarié.e avait des difficultés personnelles, il y avait moyen de s’arranger. Dans les années 80, une soirée de Noël pleine de victuailles et de cadeaux avait lieu chaque année. Une des patronnes, une femme qui m’impressionnait, servait du chocolat chaud aux enfants. Marie était rémunérée au smic et travaillait à 75%, contrainte de faire chaque jour de la kiné respiratoire, suite à une tuberculose soignée trop tardivement durant son enfance.
« Paperasse bonjour, quel est votre numéro de dossier s’il vous plaît, très bonne fin de journée ». Elle aimait ça, le contact, l’accueil, répondre avec une voix apaisante au téléphone. En tout cas, bien plus que l’autre soeur installée dans la même ville, caissière à Carrefour, mère seule elle aussi, et qui n’avait d’autre choix que de laisser ses deux très jeunes garçons à l’appartement lorsqu’elle travaillait. L’aîné, de la même année que moi, est devenu schizophrène à l’adolescence et ma tante s’est occupé de lui une fois devenu adulte. Elle est aujourd’hui à la retraite. Elle commence tout juste à vivre un peu.

Marie s’est difficilement remise de son divorce, à 40 ans, et de l’abandon de ses filles par leur père. Tout en travaillant, elle s’est occupée seule de la deuxième, l’aînée ayant été prise en charge par les services sociaux jusqu’à sa majorité. L’une est devenue bibliothécaire, l’autre assistante sociale. Le père, et toute sa famille, n’ont plus jamais refait surface. Il y a eu des années très difficiles où mon regard d’adolescente a pu voir tout le mal qu’une société sait faire à une femme qui chute, qui se bat et qui n’en peut plus. Quelques années plus tard, elle a rencontré un autre homme, fils de cheminot ayant gravi les échelons dans une banque. Ces quelques années de sérénité affective et de relatif confort matériel ont duré dix ans.

A partir du milieu des années 90, pendant ces dix ans, les laboratoires d’analyses médicales ont fusionné, de nouveaux outils numériques sont apparus, la pression managériale envers les employé.e.s est devenue ordinaire, tout comme le mépris et l’arrogance. Les petits patrons changeaient chaque année. Marie en souffrait, elle était ballotée de poste en poste, elle ne se sentait pas respectée dans un travail quotidien qu’elle faisait bien et qu’elle aimait. Elle rouspétait le soir et la fin de semaine sans nécessairement voir, que tout autour, des foules de salarié.e.s vivaient la même chose qu’elle.

A 53 ans, au milieu des années 2000, Marie a appris son cancer. Elle venait juste, dans un acte de vie, de subir une opération lourde l’amputant d’une partie de ses bronches abimées. A 54 ans, Marie a cessé de vivre, entourée de tou.te.s les vivant.e.s qui ne voulaient pas la voir partir si tôt. Les dernières semaines avant sa mort, elle répétait en boucle, avec la rage de celle qui ne veut pas mourir : « C’est le travail qui m’a rendue malade… C’est le travail qui m’a rendue malade! ».

Marie n’a pas connu la retraite, son corps a lâché avant. Au fond, on ne saura jamais ce qui, dans sa vie, l’a rendue malade jusqu’au néant. Mais pour elle, il n’y avait aucun doute.

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