Séisme en Turquie : des années de corruption et de laisser-faire fragilisent Erdogan
Dès 2003, Recep Tayyip Erdogan avait promis de faire le ménage dans le secteur de la
construction. Vingt ans plus tard, la mauvaise qualité des bâtiments a joué un rôle majeur
dans le bilan humain.
L’image est cruelle et le contraste saisissant. D’un côté, la petite ville d’Erzin, dans la
province de Hatay, la région du sud de la Turquie la plus touchée par le séisme du
6 février, ses 42 000 habitants et ses maisons de petite taille, toutes debout. De l’autre, la
région alentour et ses paysages apocalyptiques, les quartiers entiers rasés d’Antakya ou
de Dörtyol, aplatis comme des feuilles de papier, ses scènes de désolation et de mort.
A l’exception de quelques rares maisons et des minarets des mosquées, Erzin n’a
enregistré aucun dommage, ni victimes ni blessés. Interrogé, le jeune maire de la
commune, Okkes Elmasoglu, a expliqué qu’il n’avait jamais autorisé de construction
illégale. « Certains ont essayé, a-t-il précisé. Nous les avons alors signalés au bureau du
procureur et pris la décision de démolir les édifices. » Ici, la majorité des habitations sont
soit individuelles, soit à quatre étages. Le bâtiment le plus élevé en compte six. « Nous
devons tous ensemble changer radicalement de mentalité, ajoute l’élu. Si une maison doit
être détruite, il faut rester rigoureux, l’Etat ne doit pas octroyer de privilèges et le citoyen
ne doit pas chercher de passe-droits. » Et puis ceci, sur le même ton de l’évidence et de la
simplicité : « Nous avons tous besoin d’un meilleur fonctionnement des mécanismes de
contrôle du pouvoir. »
Tout est dit des rapports de la puissance publique et du secteur de la construction. Les
mots de l’édile local viennent à l’appui des critiques de plus en plus nombreuses d’experts
qui dénoncent le manque d’anticipation des autorités, mais aussi la corruption des
promoteurs immobiliers et leur collusion avec les plus hautes sphères du pouvoir turc. Un
cocktail mortifère dans un pays à haut risque sismique, situé à la croisée de trois plaques
tectoniques extrêmement actives.
« On peut prévenir une catastrophe »
En un peu plus d’un siècle, la Turquie a connu une vingtaine de tremblements de terre
d’une magnitude supérieure à 7 sur l’échelle de Richter. Près de 7 habitants sur 10 vivent
dans une zone sismique, soit 60 millions de personnes sur 85 millions. Aujourd’hui, au
moment même où la panique des premières heures a largement cédé la place à la colère
des survivants, le dernier bilan – encore provisoire – fait état de 40 000 morts et près de
26 millions de personnes affectées sur l’ensemble de la région.
« Il s’agit d’un désastre causé par des constructions de mauvaise qualité, pas par un
tremblement de terre », dit sans détour David Alexander, professeur de planification
d’urgence à l’University College de Londres. « Bien sûr que l’on ne peut pas prévenir un
séisme, mais on peut prévenir une catastrophe, abonde Taner Yüzgeç, de l’Union des
chambres d’ingénieurs et des architectes de Turquie. Dans notre pays (…), les lois et les
règlements adoptés, les plans et les projets créés après des années de travail restent sur
le papier. Après la tragédie, on panse les plaies, et puis rien. La spéculation et la rente
continuent, les étages s’élèvent toujours un peu plus haut. » D’après ses données, sur les
quelque 10 millions d’édifices érigés en Turquie, 6,5 à 7 millions seraient à risque.
Sur le terrain, il est de notoriété publique, selon Eyup Muhcu, président de la chambre des
architectes, que de très nombreux immeubles dans les zones frappées par le séisme ont
été construits avec des matériaux et des méthodes de piètre qualité. Ce constat comprend
des bâtiments anciens, mais aussi des édifices construits ces dernières années, bien
après l’adoption de standards censés limiter les destructions. Au moins la moitié des
immeubles des dix provinces touchées par le tremblement de terre ont été érigés après
2001. « Le parc immobilier était fragile et peu solide, malgré la réalité sismique, résume
Taner Yüzgeç. Un problème largement ignoré car trop coûteux à résoudre, impopulaire et
susceptible de freiner un moteur-clé de la croissance économique du pays, si chère au
gouvernement. »
Pour comprendre cette curée immobilière qui porte indubitablement la marque des deux
décennies de gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), la
formation créée par le président Recep Tayyip Erdogan, il faut remonter au dernier grand
tremblement de terre d’Izmit, en 1999, près d’Istanbul, qui a constitué – terrible ironie du
destin – l’un des marchepieds de l’actuel chef de l’Etat vers le pouvoir.
Corruption généralisée
A l’époque, déjà, le pays est pris de court par ce puissant séisme survenu dans la région
de Marmara qui fait près de 18 000 morts. Les autorités paraissent totalement dépassées.
Recep Tayyip Erdogan, lui, est sur tous les fronts. On se souvient de ces images de l’ex-
maire d’Istanbul dans la tente des secours, assis par terre avec sa femme, aux côtés des
victimes, imputant tous les maux dont souffre le pays à la corruption généralisée et aux
institutions éloignées des préoccupations de la population. C’est sur la promesse d’un
parc immobilier solide et accessible à tous grâce à des crédits bon marché qu’il bâtit alors
une grande partie de sa popularité. Il l’assure, sous son règne, les choses changeraient
radicalement.
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Le gouvernement de l’époque a beau mettre en place, dès la fin 1999, une taxe
antisismique, censée garantir de nouveaux immeubles plus résistants dans les zones à
risque, l’AKP emporte haut la main les élections législatives de 2002. Recep
Tayyip Erdogan s’installe au poste de premier ministre l’année suivante . Aussitôt, il est
question de nouvelles législations et de normes de construction renforcées.
Faciliter l’accès à la propriété
Un peu partout, la politique de transformation urbaine souhaitée par l’AKP est en marche.
Sa mise en œuvre est assurée par TOKI, l’Agence nationale du logement social. Fondée
en 1984 pour pallier le manque d’habitations pour les bas revenus et freiner l’étalement
des quartiers informels, l’agence est pourvoyeuse de crédits à taux réduits pour la
construction de coopératives de logements jusqu’en 2003. Avec l’arrivée de l’AKP, TOKI,
rattachée au bureau du premier ministre, se transforme en bras armé de la politique
économique d’Erdogan. Elle s’impose comme l’acteur et le promoteur le plus puissant du
secteur foncier et immobilier du pays. Sa mission principale est de faciliter l’accès à la
propriété des nouvelles classes moyennes et populaires, cœur électoral du pouvoir en
place.
Hormis la production de logements de qualité médiocre, TOKI est habilitée à la mise en
place de plans directeurs. Ces opérations financières sont menées en puisant dans un
vaste registre de terres, transférées par l’Etat, ainsi que par des leviers législatifs qui
permettent des expropriations rapides. Des lois autorisent la mise en œuvre d’opérations,
en partenariat public-privé, avec des groupes immobiliers, toujours plus tentaculaires.
TOKI est partout. Autrefois apanage des municipalités, le pouvoir de transformation
urbaine revient désormais à l’agence.
En 2007, la tentative de moralisation de la profession des promoteurs immobiliers, les
fameux « mutahit », engagée par le directeur de TOKI, Erdogan Bayraktar, ancien patron
du BTP et ami de vingt ans du premier ministre, fait long feu. Le pays compte 200 000
acteurs dans ce secteur d’activité, un chiffre unique au monde, et les résistances sont
tenaces.« TOKI avait la responsabilité de réorganiser la profession et choisit finalement de
se consacrer aux projets juteux et importants, liés aux grands créanciers », pointe Jean-
François Pérouse, spécialiste des questions d’urbanisme, installé à Istanbul depuis 1999.
Les mécanismes de surveillance court-circuités
S’ensuivent des décisions qui doivent moins à une quelconque maîtrise des risques qu’à
la volonté de laisser libre cours aux lois du marché. En 2011, le ministère des travaux
publics est supprimé. L’année suivante, une loi autorise la saisie de terrains en cas
de « risques sismiques », une façon de « court-circuiter les mécanismes de surveillance
existants jusque-là », souligne l’expert. En 2013, après les événements de Gezi, lorsque
des centaines de milliers de Turcs se dressent contre un projet d’aménagement urbain au
centre d’Istanbul, le gouvernement décide de retirer à la chambre des ingénieurs,
particulièrement à la pointe de la contestation, la validation du contrôle technique du bâti.
En un peu plus d’une décennie, la loi sur les marchés publics est révisée – plus de 160
fois au total.
La connivence croissante entre le pouvoir politique et le secteur de la construction défraye
régulièrement la chronique jusqu’au scandale retentissant qui éclate le 17 décembre 2013.
Ce jour-là, un vaste coup de filet a lieu dans l’entourage du premier ministre . Cinquante-
six personnalités sont auditionnées par la police, parmi lesquelles figurent les fils de trois
ministres, dont celui d’Erdogan Bayraktar, et d’autres élus de l’AKP. L’opération porte sur
des allégations de malversations, corruption et blanchiment d’argent. TOKI est dans le
collimateur. Des élus sont soupçonnés d’avoir délivré des permis de construire mettant en
danger la sécurité de certains édifices. Des magnats de l’immobilier sont cités, on parle
des « cinq gros », les cinq géants du BTP, tous proches du pouvoir et qui se partagent les
marchés publics. Six mois plus tard, le nouveau procureur chargé du volet immobilier des
enquêtes abandonne les charges contre tous les suspects.
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En 2018, l’amnistie qui a eu lieu avant les élections rapporte 24 milliards de livres turques
(environ 1,2 milliard d’euros). Entrepreneurs fraudeurs ou promoteurs accusés de
malversations s’en sortent ainsi à bon compte. Plus l’infraction est élevée et plus l’amende
est lourde. Un moyen efficace de rapporter de l’argent à l’Etat et d’effacer les ardoises
ainsi que les erreurs passées. Une amnistie de même type était en cours de négociation à
Ankara pour les élections de 2023. Quant aux revenus de la fameuse taxe antisismique,
estimée à 35 milliards de livres, ils ont été utilisés à la construction de routes, d’aéroports
ou de logements, et non pas pour consolider le bâti, de l’aveu même de l’ex-ministre des
finances Mehmet Simsek, ancien fidèle d’Erdogan.
« Se préparer à un tremblement de terre est un travail d’infrastructure coûteux et, par
définition, peu visible, explique Taner Yüzgeç. Le réflexe politique étant d’éviter d’attribuer
des ressources à ce que l’on ne voit pas, les travaux de prévention sont relégués au
second plan, avec les conséquences que l’on sait. » A ce jour, aucune commission
d’enquête n’a été lancée pour déterminer les causes profondes de la catastrophe.
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