Des fakes à la place de la réalité ukrainienne : une peste émotionnelle.

EDITORS NOTE: Graphic content / Communal workers carry a civilian in a body bag after he was killed during Russian army shelling in the town of Bucha, not far from the Ukrainian capital of Kyiv on April 3, 2022. (Photo by Sergei SUPINSKY / AFP)

aplutsoc Fév 18

’Ukraine et les Ukrainiens sont l’objet d’une série de mythes et de légendes, d’une part, et d’oblitérations de leur histoire réelle, d’autre part. Ces fakes et ces silences viennent de loin, des préjugés et représentations impériales russes, mais leur portée est plus que russe. C’est en fait un pan central de l’histoire du XX° siècle qui est occulté, et remplacé par une fantasmagorie malsaine. Se réapproprier l’histoire réelle des révolutions et des contre-révolutions du XX° siècle passe par l’Ukraine. Et c’est une nécessité pour faire face au XXI° siècle, ce que tout le monde devrait savoir au moins depuis le 24 février 2022.

L’identité impériale russe s’est construite en absorbant, en écrasant et en niant la nationalité ukrainienne. L’écrivain Gogol, le musicien Tchaïkovsky, le peintre Répine : qui sait qu’ils étaient ukrainiens (et se sentaient tels) ? La première occultation est donc celle d’une lutte fort ancienne contre l’oppression nationale – on peut la faire commencer au XVII° siècle – qui aboutit à une révolution ukrainienne et paysanne spécifique en 1917-1918. La plupart des récits historiques dominants des années 17-20 du XX° siècle en Ukraine sont faciles à résumer : « c’était le bordel ». En réalité, la révolution ukrainienne a côtoyé la révolution russe et a été niée par elle ; c’est pour cela qu’il y a eu un grand désordre et ceci n’a pas été la cause la moins importante, mais toujours ignorée, de la rapide dégénérescence de la révolution russe.

On ne connaît généralement de cette révolution ukrainienne qu’un seul de ces courants, et en mode « image d’Épinal » : Makhno, le courant anarchiste-communiste ainsi qu’il se nommait. Occultés, les courants massifs que furent les oukapistes (communistes indépendantistes), les borotbistes (socialistes-révolutionnaires ukrainiens), ainsi que les composantes révolutionnaires de la République populaire ukrainienne (1918-1920) et les oppositions nationales au sein du bolchevisme ukrainien.

Selon Poutine, c’est ce salaud de Lénine qui a inventé l’Ukraine pour affaiblir la sainte Russie. On trouve une version « soft » de cette légende jusque chez un historien trotskyste, Jean-Jacques Marie, qui ignore la réalité centrale de la révolution ukrainienne et explique que la nationalité ukrainienne a été éveillée par le bolchevisme dans les années 1920. En réalité, Lénine a été contraint d’intégrer son existence et l’appellation même d’URSS, a-nationale, qu’il impose contre Staline (qui voulait que le tout s’appelle « Russie ») lors de son dernier combat fin 1922, était à l’origine une revendication des communistes indépendantistes ukrainiens, datant de 1919. Le fait national ukrainien fut donc reconnu dans le cadre de l’URSS, mais avec des limites et des contradictions.

La seconde grande occultation historique porte justement sur la façon dont les Ukrainiens ont été traités par Staline, qui décide, délibérément, qu’ils ne doivent pas être secourus face à la famine provoquée par la collectivisation et la destruction du cheptel. 4 millions d’ukrainiens meurent de faim en 1932-1933, la famine étant officiellement qualifiée de mensonge nationaliste. Des barbelés et des lignes militaires empêchent les gens de fuir et le système des passeports intérieurs, la propiska, typique du régime « soviétique », est généralisé à partir de là. Cette tragédie cachée est contemporaine de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne. Certes, Staline n’a pas voulu tuer tous les Ukrainiens : il a « seulement » estimé que la mort de quelques millions d’entre eux serait somme toute un moindre mal, voire un avantage. La qualification de génocide semble du coup justifiée pour le Holodomor : mais ce fut le génocide caché, celui dont il était interdit de parler.

Le nationalisme ukrainien était initialement « de gauche » et l’existence d’une Ukraine soviétique, jusqu’à la collectivisation, pouvait encore être perçue positivement par les Ukrainiens de Pologne (Galicie et Volhynie) et de Tchécoslovaquie (Ruthénie). L’effet-repoussoir du stalinisme, des kolkhozes et du Holodomor, complété par l’élimination physique, en URSS en 1937, du Parti Communiste d’Ukraine occidentale, a dopé les courants les plus réactionnaires, admirateurs de Mussolini puis de Hitler, se réclamant du « nationalisme intégral » à caractère non plus politique et culturel, mais « ethnique ».

Ce sont ces courants qui furent désignés, ultérieurement, du terme de « bandérisme », du nom d’un de leurs principaux dirigeants, Stepan Bandera, qui avait tenté de former, à L’viv, un État ukrainien sous tutelle de l’Allemagne nazie, ce qui dura une semaine car les nazis n’avaient aucunement l’intention de protéger une Ukraine vassale : les Ukrainiens étaient pour eux des sous-Russes, bons à trimer dans les kolkhozes, qui furent, il faut le savoir, maintenus sous commandement SS.

La majorité des forces « bandéristes » (en fait éclatés en plusieurs factions armées) s’engagèrent activement dans le génocide antisémite, et une forte partie d’entre eux entreprirent aussi de tuer des paysans polonais en Volhynie, précédemment favorisés par le régime polonais contre les Ukrainiens. En 1944 la plupart des forces « bandéristes » (OUN et UPA) affrontaient en même temps l’armée rouge, la Wehrmacht, l’armée Vlassov (collabos des nazis issus du PCUS), et la résistance polonaise. Certaines d’entre elles évoluaient vers des positions plus à gauche, retrouvant les thèmes de l’ancien nationalisme des années 17-20, mais la peste antisémite est restée prépondérante.

Il est certain que dans l’histoire séculaire de l’oppression des paysans ukrainiens, ceux-ci ont eu leurs propres victimes : les Juifs, et qu’une partie conséquente de la population a assisté favorablement voire a participé à la Shoah. Il faut cependant dire aussi que la proportion d’Ukrainiens morts au combat contre les nazis est supérieure à la proportion de Russes (et annexée par ceux-ci dans les commémorations de la « grande guerre patriotique ») et que ce sont des régiments ukrainiens de l’armée rouge qui ont libéré Auschwitz.

Dans l’imagerie dominante, tout ce qui précède la seconde guerre mondiale est occulté mais par contre, le moment bandériste et antisémite est grossi comme la marque de toute identité ukrainienne. L’origine de cette représentation est soviétique et russe : toute velléité d’indépendance ne pouvait être que « fasciste ». Nous avons là le noyau redoutable d’une fantasmagorie raciste qui se présente comme antiraciste : par essence, les Ukrainiens seraient antisémites, ils porteraient une macule originelle -on remarquera que la propagande soviétique et russe a pourtant été d’une grande indifférence envers la spécificité de l’antisémitisme et n’insiste sur ce sujet qu’à propos des Ukrainiens. Réciproquement, une partie de la jeunesse ukrainienne opprimée a intériorisé le stigmate et l’a retourné, en reprenant des emblèmes et des drapeaux bandéristes ou fascistes, généralement sans connaître les faits historiques. Notons que l’une des meilleures études, implacable, sur l’antisémitisme des courants « bandéristes », est le fait d’un historien nationaliste ukrainien, John Paul Himka.

L’Ukraine soviétique devient un État indépendant en décembre 1991, par un référendum massif où l’indépendance est plébiscitée à plus de 90% partout, ce niveau descendant à un peu plus de 80% dans le Donbass et à 54% en Crimée. Quelques mois auparavant, le président U.S. Georges W. Bush en visite à K’yiv avait appelé à ne surtout pas s’engager dans cette voie. Cette indépendance porte le coup de grâce à l’existence de l’URSS, et est immédiatement attaquée par la Russie d’Eltsine. La pression exercée aboutit, en 1994, à la signature du mémorandum de Budapest : les armes nucléaires stockées en Ukraine – qui faisaient temporairement d’elle la 3° puissance nucléaire mondiale ! – sont déplacées en Russie, qui garde une flotte basée en Crimée, moyennant la garantie de ses frontières.

Fait peu connu : les puissances occidentales dans cette affaire ont massivement fait pression en faveur de la Russie, y compris de façon financière. Ceci contredit la représentation dominante selon laquelle dès le début des années 1990 l’OTAN n’aurait eu de cesse que d’ « encercler la Russie ». En fait, l’OTAN se prive volontairement, d’emblée, du principal moyen d’ « encerclement » de celle-ci qu’aurait été l’Ukraine.

En Ukraine comme en Russie, se forment alors les trusts oligarchiques issus de l’appareil d’État et des privatisations de masse : le capital y a alors pour base principale la région industrielle la plus importante, le Donbass, et il est structurellement lié à la Russie (clans mafieux de Donetsk et de Dnipropetrovsk). Autrement dit, le canal de la pression « capitaliste » est principalement russe, avant d’être « occidental ». La pleine indépendance n’existe donc pas encore.

En 2004, la victoire, par des élections truquées, d’un maffieux porté par le clan de Donetsk, Ianoukovitch, à la présidentielle, produit un mouvement de protestation dénommé « révolution orange ». Temporairement victorieux, ce mouvement est cependant trompé par les politiciens qu’il a mis au pouvoir, et Ianoukovitch revient à la présidence en 2010. La propagande russe largement relayée dans le monde, à la fois par des secteurs « anti-impérialistes » de gauche et par des secteurs de droite et d’extrême-droite, dénonce alors les « révolutions oranges » comme autant de complots occidentaux visant la Russie et les « valeurs traditionnelles ». Cette thématique portée d’abord contre l’Ukraine sera reprise contre tout soulèvement démocratique visant une dictature soi-disant « anti-impérialiste », comme la Syrie de Bachar el-Assad, dans les années qui suivront.

Or, en 2013-2014, c’est une crise révolutionnaire que connaît l’Ukraine, avec le Maïdan, qui aboutit à chasser Ianoukovitch. Sa fuite vers la Russie dans la nuit du 22 février 2014 n’est pas du tout le résultat d’un coup d’État, mais de la formidable pression populaire insurrectionnelle. Juste auparavant, les ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais étaient venus négocier son maintien dans le cadre d’une « union nationale » impossible. Le Maïdan fut un soulèvement démocratique de masse. Bien entendu, il ne s’affichait pas comme « progressiste » ou « socialiste » : nous sommes ici dans un pays qui a connu le stalinisme et le Holodomor. La comparaison la plus parlante pour des Français serait celle des Gilets jaunes : le Maïdan, ce furent des GJ à la puissance 10.

L’incompréhension, en Europe occidentale, d’un mouvement qui se faisait des illusions sur l’Union Européenne, et la propagande russe relayée aussi bien par la gauche issue du stalinisme que par des partis comme le RN en France, ont permis l’occultation de cette réalité : le Maïdan fut le premier grand mouvement insurrectionnel sur le continent européen du cycle commencé avec les « révolutions arabes », un maillon très important dans l’histoire des mouvements populaires. Il est donc stratégique, pour l’ordre établi, d’en effacer la portée en le diabolisant sous les mots, d’origine moscovite, de « junte fasciste », et autre « coup d’État occidental ».

Quelques jours plus tard, la Russie annexait la Crimée (au mépris du mémorandum de Budapest). De J.L. Mélenchon à Marine Le Pen, un consensus dominant répétait alors ce truisme : « la Crimée a toujours été russe », parfois complété par le récit fantasmé d’un Khrouchtchev l’accordant à l’Ukraine en 1954 par un soir de beuverie. En fait, le seul moment de son histoire où les habitants de Crimée ont pu choisir librement, en 1991, l’a faite ukrainienne – à 54%, y compris parmi ses habitants disant se sentir nationalement russes. La Crimée, alors tatare et ottomane, peuplée aussi de juifs, arméniens, grecs, karaïtes …, a été annexée par la Russie en 1783 (un peu après l’achat de la Corse par la France !). Le caractère multiculturel de sa population – ukrainiens, russes, tatars, autres, mixtes – en fait une région particulière. Mais dans le dispositif impérial russe, elle est stratégique, pointée vers la mer Noire et les détroits. Son attribution à la RSS d’Ukraine en 1954 était allée de pair avec l’affirmation d’un « monde russe » entre « peuples frères », les Russes comme grand-frères et les Biélorusses et Ukrainiens comme petits frères. Les Tatars de Crimée, que Staline a déporté en Asie centrale, sont restés un foyer de lutte démocratique contre la bureaucratie de l’URSS et l’hégémonie grand-russe, alliés aux Ukrainiens.

Par conséquent, c’est la légitimité d’un retour de la Crimée à l’Ukraine, si celui-ci garantit les conditions démocratiques d’égalité des citoyens et des groupes nationaux (les Tatars sont une assurance en ce sens), qui ne fait aucun doute, et non pas son caractère « russe ». La nation russe, pour devenir démocratique, a au contraire besoin d’être délestée de la Crimée et de reconnaître l’égalité et l’indépendance de l’Ukraine.

Dans les semaines qui suivaient, les partis oligarchiques tentaient de mobiliser la population du Donbass contre la soi-disant « junte fasciste », sans grand succès. La population du Donbass est russophone dans les villes et partiellement ukrainophone à la campagne. Mais russophone ne veut pas dire russe, pas plus qu’anglophone ne veut dire anglais en Irlande !

Cela dit, il est exact que la population du Donbass est assez « mélangée » et surtout qu’après 1992 et les dernières grandes grèves de mineurs, elle a été très déçue des conditions de vie effondrées dans l’Ukraine « indépendante ». En 2014 elle est en fait passive et attentiste. Une sorte de rébellion oligarchique proclame des zones autonomes, et bientôt des « républiques populaires » à Donetsk et à Louhansk. Très vite, ce sont des infiltrations mal dissimulées de forces armées russes – et de groupes de nervis maffieux fascistes, staliniens, ou les deux à la fois – qui tiennent ces « républiques populaires » à bout de bras : elles n’auraient jamais tenu autrement.

La « guerre hybride » russe dans le Donbass fera environ 14 000 morts, répartis à peu près des deux côtés, surtout en 2014-2015. Mais un extraordinaire déferlement de propagande déguisée sous des centaines de sites et de blogs bruns, rouges, « de réinformation », distille les pires légendes sur ce qui s’y passe à un public européen composé à la fois d’héritiers des cultures « communistes » et de secteurs de droite « anti-européens », par exemple dans les reportages faussement objectifs d’un Paul Moreira ou les récits angoissés et caricaturaux d’une Anne-Laure Baumel, qui circulent sur le net et dont se nourrissent des gogos pensant échapper aux « médias mainstream ». La confusion russes-russophones et la croyance en un « peuple du Donbass » opprimé par le « régime de Kiev » en fournit la trame, et une quantité extraordinaire de fakes, comme celui de « l’enfant russophone crucifié par les nazis », des croix gammées partout, etc. Dès 2014, ces réseaux font croire qu’un « génocide » a commencé, le « régime de Kiev » massacrant la population. En fait, l’État ukrainien alors complètement disloqué soit n’a pas réagi, soit a réagi très maladroitement et parfois brutalement, et surtout en laissant agir des groupes paramilitaires qui occupent alors le vide.

Un autre énorme fake datant de février-mars 2014 est la soi-disant interdiction de la langue russe en Ukraine. Pour y croire, il faut n’avoir pas vu et entendu les nombreuses manifestations de l’époque avec des drapeaux jaunes et bleus et des slogans en … russe. Une velléité de la rada, juste après la fuite de Ianoukovitch, d’abolir le statut du russe comme seconde langue officielle au niveau de beaucoup d’oblasts (régions), même pas suivie d’effets, a été présentée comme une immense agression terroriste contre « le russe ». En réalité, c’est la langue ukrainienne qui a longtemps été réprimée en Ukraine et l’est encore dans les deux soi-disant « Républiques populaires » et la Crimée. On assiste par contre à une affirmation de l’ukrainien comme langue de l’État, seulement après 2014 et surtout depuis 2017, et à sa progression dans l’enseignement où il devient systématique. Postérieurement au 24 février 2022, le russe va se mettre à reculer souvent en raison de la volonté de ses anciens locuteurs eux-mêmes, donc par choix, mais aussi par pression politico-militaire. De plus, une bonne partie des Ukrainiens parlent un mélange original des deux langues, le suryuk.

Après l’annexion de la Crimée et l’ouverture de la « guerre hybride » dans le Donbass, la Russie et ses projections mafieuses ou oligarchiques envisageaient des conquêtes plus étendues, qui échouèrent de Kharkiv à Odessa en passant par Marioupol. A Odessa, le 2 mai 2014, des manifestations prorusses et sécessionnistes furent refoulées par des manifestations plus importantes, pro-ukrainiennes (et russophones !), malgré l’appui de secteurs de la police et la menace de l’armée russe stationnée en Transnistrie depuis 1991. Des provocations conjointes de secteurs d’ultra-droite nationaliste (Pravyi Sector) et de « gauche » prorusse (KPU, le PC ukrainien), produisirent l’enfermement de manifestants « prorusses » dans la « Maison des syndicats » (les guillemets s’imposent : il ne s’agit pas du tout de locaux syndicaux mais d’un ancien bâtiment officiel soviétique) où un incendie causé par les cocktails Molotov lancés par les uns et les autres causa la mort d’une quarantaine de personnes dans le bâtiment, malgré les tentatives d’éléments anarchistes, parmi les manifestants pro-ukrainiens, de les sauver.

Immédiatement, l’impressionnante machine d’usines à troll et de réseaux de blogs liée directement ou indirectement au pouvoir russe déchaînait l’un des pires fakes de la période : le « pogrom de la Maison des syndicats » où des « fascistes » auraient brûlé des militants de gauche prorusses. Ce fantasme est devenu l’une des images symboliques préférées des gogos qui, en Europe occidentale, croient « savoir ce qui se passe en Ukraine ». Le buzz fait à ce sujet a en fait servi à masquer ce qui s’était réellement passé au départ le 2 mai 2014 : le coup d’arrêt à l’offensive indirecte russe en « Novorossia », nom colonial du Sud de l’Ukraine. La mauvaise volonté du gouvernement ukrainien du président Porochenko à mener une enquête sérieuse a fait le jeu de ce déluge de propagande malsaine.

Globalement, les fakes et récits effrayants sur l’Ukraine qui forment le fond dominant d’une prétendue « contre-information », en réalité d’un conformisme se croyant anti-conformiste, est résumé dans une expression raciste terrible : les « nazis ukrainiens ». Le lien est fait avec Bandera. A la base de la légende, il y a la réalité de trois courants politiques. Svoboda, qui se réclame de Bandera, ancré en Galicie (L’viv) était en pleine percée électorale sous Ianoukovitch, qui les soutenait par derrière en espérant gagner les élections au nom de l’union contre eux. Pravyi Sector est une sorte de service d’ordre apparu sur le Maïdan, qui s’illustre en protégeant la foule des tirs des berkuts (police infiltrée par les agents russes) et des agressions des tituchki (petits malfrats). Le troisième groupe apparaît peu après, lorsque des ligues paramilitaires suppléent à la défaillance totale du pouvoir face à l’agression russe dans le Donbass : c’est le fameux bataillon Azov, qui deviendra plus tard une unité non politique de l’armée, séparée de l’émanation politique du premier bataillon Azov, le « Corps national », qui a été lui aussi un retentissant échec social et électoral. Mais dès que des élections ont lieu, le score total de ces courants est inférieur à 2% – alors qu’il avait monté à 12% juste avant le Maïdan.

En fait, ce qui progresse massivement en Ukraine, c’est l’auto-organisation de la société civile, une sorte de débrouille généralisée indispensable pour la vie de tous les jours. En font partie les syndicats, l’ancienne centrale officielle soviétique fortement secouée et renouvelée (FPU) et la centrale indépendante apparue précisément dans le Donbass en 1989, la KVPU -cousine, donc, du BKDP bélarusse et de la KTR russe.

Toutes ces organisations sociales et syndicales sont, par contre, interdites et écrasées par les assassinats et les enlèvements dans les « Républiques populaires » du Donbass, qui ne tolèrent ni grèves ni syndicats, et où l’orientation orthodoxe, conservatrice, homophobe, antisémite, anti-roms, est dominante. La fantasmagorie sur les « nazis ukrainiens » sert aussi à masquer cette réalité-là, au moment précis où toute l’extrême-droite en Europe et au-delà adopte Moscou comme sa ville sainte.

La présidence Porochenko, issu du sérail, n’était pas en phase avec l’évolution réelle de la société après le Maïdan, et utilisait la guerre larvée au Donbass comme un moyen de discipline et de mise au pas, sans compter réellement la mener et encore moins la gagner. Il a négocié, sous pression franco-allemande, les « accords de Minsk » qui ont en fait uniquement servi à figer – relativement – la situation, et qui faisaient bon marché de l’indépendance et de la souveraineté ukrainiennes, puisqu’ils prévoyaient une décentralisation à terme de l’État dans laquelle les Républiques postiches contrôlées par la Russie auraient eu leur place, et même un droit de veto sur les choix stratégiques. Comme le dira finalement le gouvernement Zelenski en janvier 2022, « … il était déjà clair pour toute personne rationnelle que ces documents étaient inapplicables » (propos de son porte-parole Olekski Danilov). La ligne de ces accords était celle des gouvernements occidentaux et les positions des soi-disant « pacifistes » façon « Mouvement de la paix » s’y réfèrent encore.

Une autre légende concernant l’Ukraine actuelle est celle de « l’interdiction du communisme » et des partis de gauche. En fait, ce sont les partis prorusses qui ont fini par être interdits – tout en gardant leurs députés, protégés par leur immunité parlementaire ! – après l’invasion de février 2022. On y trouve le principal parti lié à la mafia du Donbass, le « Parti de la Vie » (13% des voix en 2019). Indirectement, cette formation clientéliste est issue du PC au pouvoir jusqu’en 1991. En sont issus aussi le « Parti socialiste » ou le « Parti socialiste progressiste », formations ultra-conservatrices, homophobes, aux tendances antisémites – le PS « progressiste » est lié à la multinationale US Lyndon Larouche, qui finance le candidat Cheminade aux présidentielles françaises. Le PC (KPU) a été l’objet d’une procédure visant à l’interdire sous Porochenko, qui a lancé des lois contre les symboles soviétiques. La procédure n’a abouti qu’après le 24 février 2022, son leader Petro Simonenko, étant déjà parti pour Moscou – ce milliardaire corrompu réapparaîtra à Cuba quelques semaines plus tard pour faire de l’ « anti-impérialisme » !

Cette prétendue « gauche » ultra-réactionnaire a en fait bénéficié d’une grande indulgence dans un pays menacé de mort et de destruction. Les Ukrainiens qui défendent leur existence et leurs droits sont fondés à reprocher cette indulgence à leurs gouvernements successifs, de même qu’envers les oligarques.

Une mention spéciale doit être faite d’un groupe « fake » ayant eu pour fonction de faire croire à l’extrême-gauche occidentale en l’existence d’un courant d’extrême-gauche « combattant le fascisme » : le groupe Borotba, féru de posters du Che, était avant tout un produit d’exportation pour gogos « d’extrême-gauche », porté aux nues par Die Linke et d’autres courants européens, et tenu en main par le FSB. Il a aujourd’hui disparu (ses dirigeants encore identifiables sont dans les troupes russes).

Sous l’effet du Maïdan et, d’une manière que l’on peut penser définitive, du 24 février 2022, l’extrême-gauche ukrainienne a traversé une clarification qui n’a pas son équivalent en Russie et conduit à une rupture vraiment totale avec le passé stalinien, à une position critique sur les bolcheviks russes et à une adhésion pratique sans réserve aux formes politiques démocratiques et à la garantie des droits. Une gauche véritable émerge à présent en Ukraine – dans les syndicats, les organisations féministes, avec l’organisation Sotsyalny Rukh, les anarchistes et divers autres groupes – dont la condition d’existence comme force progressiste est la participation à la lutte armée contre l’invasion génocidaire, et dont le niveau de réflexion politique et théorique est aux avant-postes mondiaux, ce qu’ignorent bien des aveugles volontaires de l’extrême-gauche mondiale.

La très large victoire présidentielle de Volodomyr Zelenski en 2019 fut, dans une certaine mesure, l’expression de la vitalité de la société civile ukrainienne, combinée au dégoût envers les anciens partis. Zelenski était un acteur qui avait dessiné, dans la série « Serviteur du peuple », le portrait d’un brave type issu du peuple devenu président. Il affirme n’avoir d’autre programme que la lutte pour la paix et contre la corruption. Le fait qu’il soit un juif russophone a toute son importance (et fait écumer de rage les adeptes du « nazisme ukrainien » : voilà donc un juif nazi !) : la conception ethnique ou culturellement exclusive de la nation, portée par les courants d’extrême-droite se réclamant peu ou prou du bandérisme, est en réalité en recul depuis la poussée d’auto-activité sociale du Maïdan au profit d’une conception démocratique, inclusive et citoyenne.

Il y a derrière Zelenski une faction oligarchique – celle de Kolomoiski, de Dnipro, qui a financé ses studios – mais il va s’en émanciper. Il a commencé par tenter d’aller vers la mise en œuvre des accords de Minsk, avant de reculer. Au plan social Zelenski représente l’espoir illusoire d’émergence d’une bourgeoisie ukrainienne non oligarchique, à quoi correspondent ses positions en matière sociale – ultra-libérales- et sociétales – inclusives et laïques. D’une façon générale, le personnage a été largement sous-estimé jusqu’à l’invasion. Biden comme Poutine pensaient qu’il fuirait. Comme il a fait tout le contraire, il devient un héros national, le premier président réellement populaire de l’histoire du pays, en relation étroite avec la guerre.

Cette guerre généralisée depuis février 2022 n’a en rien été causée par l’extension de l’OTAN ou une quelconque agression envers la Russie de la part de celle-ci – et inversement, elle est en voie de causer cette extension ! Les représentations fantasmatiques et racistes sur les « nazis ukrainiens » et la relativisation, voire la négation, de l’impérialisme russe, jouent un grand rôle dans ce qui entrave une vraie solidarité internationaliste avec la résistance ukrainienne armée et non armée.

Résumons. Sont occultés : l’ancienneté de l’oppression nationale en Ukraine et de la lutte contre elle, la révolution ukrainienne de 1917-1920, le Holodomor, les circonstances réelles de l’indépendance de 1991 et du mémorandum de Budapest. Sont érigés en fétiche : le bandérisme, les « nazis ukrainiens ». La réalité révolutionnaire et démocratique du Maïdan est niée et remplacée par le « coup d’État » et la « junte de Kiev ». La vitalité de la société civile et l’existence d’une vraie gauche ukrainienne combattante est niée et remplacée par « les oligarques » et « le nationalisme ». Le tout porté à incandescence depuis 2014 : il y aurait des pogroms, des croix gammées partout, et un génocide dans le Donbass. Ce délire a eu et a une fonction précise : légitimer le véritable projet génocidaire grand-russe et poutinien.

De plus, la persistance de ces fantasmes sous forme d’un subconscient cauchemardesque se sentant inquiet et coupable, entrave probablement l’engagement de militants, qui, rationnellement, mais superficiellement, comprennent bien que la Russie est l’agresseur et que cette guerre est asymétrique et coloniale.

Dans le nationalisme impérial russe, les Ukrainiens ne peuvent qu’être Russes ou morts : la réalité ukrainienne est à présent officiellement définie comme « sataniste ». Sa projection dans le pseudo anti-impérialisme mondial des imbéciles active des représentations fantasmatiques du même type – un peuple coupable, par essence « nazi », en somme génétiquement ! – que celles de l’antisémitisme (avec lequel elles s’associent facilement). Nous avons donc affaire, depuis plusieurs années, à une véritable peste émotionnelle – cette expression visait, chez Wilhelm Reich ou Erich Fromm, le nazisme et l’antisémitisme – fixée sur les Ukrainiens, qu’il serait temps maintenant de soigner et d’éliminer.

Sa spécificité, qui n’est en rien un avantage, est de se prétendre « antifasciste » (alors que les théoriciens du caractère satanique de l’ukrainité, comme Douguine et consorts, se réfèrent très positivement au fascisme et au nazisme !). Voici donc une sorte de fascisme à alibi antifasciste, comme l’explique Timothy Snyder – une forme particulièrement perverse d’inversion idéologique. Les militants qui se veulent communistes, ou antilibéraux, ou « insoumis », ou de « gauche radicale », ou qui s’imaginent trotskystes, et, pire encore, les organisations qui participent de cette peste émotionnelle, se condamnent moralement et intellectuellement à mort, car ils sont associés à une entreprise génocidaire. Qu’ils se réveillent, sinon honte à eux.

VP, février 2023.

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