Grenades explosives : pour en finir avec les mensonges

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Temps de lecture : 8 minutesPour en finir avec les grenades de la République (1/2). La composition et les effets de la GM2L en service depuis 2018 sont gardés secrets, même pour la justice. L’Intérieur refuse d’admettre qu’elles explosent. Mise au point technique, sur la base d’un document d’expertise unique à ce jour.

Illustration de FD

Samedi 25 mars au soir. Des centaines de grenades explosives ont été tirées à Sainte-Soline. Deux manifestants sont dans le coma, le premier bilan fait état de 80 blessé·es graves. Gérald Darmanin enclenche la machine à mensonges : « Non, aucune arme de guerre n’a été utilisée à Sainte-Soline. Seules des armes intermédiaires ont été utilisées ». Le ministère de l’Intérieur a patiemment mis en place tout un arsenal sémantique pour faire croire au public (et peut-être à ses troupes) que la grenade « GM2L » et sa jumelle « ASSD » ne sont pas dangereuses.

L’argumentation ministérielle se déploie en trois points : la GM2L ne produirait « aucun éclat », serait fabriquée « sans explosif » et serait « sans effet de souffle ». Pour analyser ce discours, nous nous sommes procuré la seule expertise judiciaire effectuée sur cette grenade en France. Sauf erreur, Alban*, qui a eu sa main arrachée à Redon en 2021, est le seul à avoir obtenu une telle expertise dans le cadre de l’enquête sur les causes de sa mutilation (voir méthodo ci-dessous). Pour en finir avec ces grenades, il faut d’abord en finir avec la langue du déni. Revue de détail.

Une grenade « sans éclats » ?

D’après son fabricant Alsetex, la grenade GM2L ne produit « aucun éclat lors de son fonctionnement ». L’expertise réalisée pour le cas d’Alban se montre un peu plus prudente. Pour les experts, « les nouvelles grenades GM2L sont censées produire encore moins d’éclats » que la GLIF4 son ancêtre (nous soulignons). Ils rappellent que les GLI F4 « étaient déjà des grenades dites “sans éclats” ».

En fait, la mauvaise blague remonte à loin, comme l’explique le site Desarmons-les : la grenade OFF1, mise en service en 1976 était déjà elle-même « censée être “sans éclats”, ce qui ne l’empêchera pas de faire des morts ». C’est elle qui a tué Rémi Fraisse. A chaque fois, les fabricants vantent les matériaux légers qui composent le corps de la grenade. Les experts saisis du dossier d’Alban précisent : « ces éclats seront petits et légers de manière à être très rapidement ralentis par la résistance de l’air ».

Il n’en demeure pas moins que ces éclats sont projetés à une vitesse initiale de plusieurs TGV (plusieurs milliers de mètres / seconde). Comme le montrent les photos prises par le site maintiendelordre.fr, les GM2L font bien des éclats en explosant. En outre, les éclats peuvent provenir d’autres objets situés près de l’explosion de la grenade. Lors de l’hospitalisation d’Alban, l’équipe médicale a photographié ses jambes. Les experts notent que les membres inférieurs sont « tatoués d’impacts ». Par ailleurs, de multiples brins de tissus ont pénétré son pouce. Ils se sont « amalgamés avec des éléments anatomiques ».

Une grenade sans « explosif » ?

Deuxième argument : avec la GM2L, fini l’explosif qui était contenu dans la GLI F4. C’est ce qu’assure le fabricant, la société Alsetex, dans un document daté de janvier 2018. Pour la nouvelle grenade GM2L, utilisée en France depuis 2018, l’entreprise a trouvé la formule magique : une mystérieuse « composition pyrotechnique ». Jusque devant le Conseil d’État, le ministre de l’Intérieur a osé vanter « l’absence d’explosif » dans cette nouvelle grenade. Contacté par Flagrant déni, un spécialiste des explosions rigole : « et alors, vous trouvez qu’elles n’explosent pas, ces grenades ? Ce n’est pas parce que c’est une “composition pyrotechnique” que ça n’expose pas ! L’explosif est peut-être moins puissant, mais vous avez dû remarquer qu’ils ont augmenté la charge ». D’après les données du fabricant, la charge explosive est en effet passée de 30 grammes pour la GLI-F4 à 58,4 pour la GM2L.

Ce qui distingue une « composition pyrotechnique » d’un « explosif », c’est en principe la vitesse de l’effet de souffle produit. Elle est censée être plus rapide s’il y a un « explosif ». L’effet de souffle se mesure avec la vitesse de l’air ou avec la pression produites par l’explosion. Chaque explosif a ses propres paramètres en la matière. Notre spécialiste détaille : « Avec le TNT contenu dans la GLIF4, on était autour de 7000 mètres/seconde dans l’air. Avec les compositions pyrotechniques c’est généralement de 2000 à 3000 m/s ; mais il peut y avoir des ajouts de métaux qui renforcent l’effet de souffle, comme l’aluminium par exemple. Comme le fabricant ne communique pas la composition, on ne sait pas. Mais la grenade est toujours assourdissante à 160 decibels [comme la GLIF4 NDLR], ça veut dire qu’ils en ont mis assez pour reproduire les mêmes performances, si j’ose dire, que la précédente grenade ». En clair : une « composition pyrotechnique » n’est pas un « explosif » au sens précis du terme dans le jargon des spécialistes, mais c’est tout de même une charge qui… explose.

Une grenade « sans effet de souffle » ?

En d’autres termes, quel que soit le produit utilisé, c’est le résultat qui compte, et donc l’effet de souffle produit par l’explosion. Sur ce sujet, le journal l’Essor de la gendarmerie a semé le trouble en mai 2019. Selon lui, la GM2L serait « sans effet de souffle ». Quant à lui, le ministère de l’Intérieur cultive l’ambiguïté. Au Sénat en juin 2020, il explique que la GLIF4 « avait un triple effet lacrymogène, assourdissant et de souffle ». Et assure : « Elle est désormais remplacée par la GM2L », qui est « assourdissante et lacrymogène ». C’est tout ? Questionnée par Flagrant Déni sur le caractère explosif de la GM2L, la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) maintient le flou. « Je ne déments pas qu’elle est explosive, je n’ai pas à démentir, tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle est lacrymogène et assourdissante », défend le colonel qui nous a répondu. Traduction : selon le ministère de l’Intérieur, la GM2L n’est ni explosive, ni pas explosive.

Or l’effet de souffle (ou blast en anglais, d’où le terme « blast grenades ») est bien présent, et traduit l’existence d’une « explosion ». Les experts saisis du dossier d’Alban, mutilé à Redon, résument : « Même si la nature de l’explosif a changé entre la GLIF4 et la GM2L, la similitude des effets de souffle et de bruit implique une dangerosité similaire en cas d’explosion de contact ». Devant le Conseil d’État en 2019, le ministère de l’Intérieur admettait lui-même que « la puissance (et donc la dangerosité pour quiconque voudrait ramasser un tel projectile) » de la GM2L est « quasiment similaire à celle de la GLI-F4 ». Un policier formateur cité par Médiapart est encore plus clair : « cette grenade peut mutiler » . Pourtant, la circulaire de l’été 2017 qui encadre l’usage de la GM2L affirme que ses effets sont seulement « lacrymogène » et « assourdissant ». Ce document, qui fait office de guide d’utilisation pour les policiers et gendarmes passe totalement sous silence la principale dangerosité de cette grenade : l’existence d’un effet de souffle.

L’« effet de souffle », c’est une expression pudique pour décrire une horreur. A Redon, les experts sont formels : c’est l’« effet de souffle puissant » qui a pulvérisé la main d’Alban. Les experts notent que quand il arrive à l’hôpital, Alban a « 4 segments de doigts individualisés arrachés » qui « se prolongent de leurs tendons et de fragments de nerfs ». « La peau a été arrachée et le squelette se trouve à nu ». Son pouce n’a été retrouvé que le lendemain, par un voisin, dans un champ. Alban a dû être amputé au-dessus du poignet.

GM2L et ASSD : des grenades « explosives » à « effet de souffle »

Le nom officiel de la GM2L pose lui-même problème. Son sigle « GM2L » signifie « grenade modulaire deux effets lacrymogène » (le second effet étant le caractère assourdissant). Ce nom passe totalement sous silence son caractère explosif. Cela permet aussi, au passage, d’invisibiliser son utilisation. Auprès de Flagrant déni, la direction générale de la gendarmerie explique ainsi que les GM2L utilisées à Sainte-Soline ont été comptabilisées dans les 5000 grenades lacrymogènes de types variés tirées ce jour-là. Elle précise : « la grenade ASSD n’est pas lacrymogène, juste assourdissante, c’est pour ça qu’elle a été comptée à part » dans le bilan officiel de la gendarmerie.

En pratique, la grenade ASSD, également fabriquée par Alsetex, est très proche de la GM2L, au point que pour la police nationale, l’habilitation à l’usage de l’une vaut habilitation pour l’autre. Principale différence : la ASSD est réservée pour un tir à la main, tandis que la GM2L ne peut être lancée qu’avec un « lanceur », à distance. Comme la GM2L, l’ASSD produit 160 decibels à 10 mètres. Mais le qualificatif de grenade « assourdissante » ne définit pas la spécificité de ces deux grenades. Comme le rappelle IanB, de Désarmons-les, « n’importe quelle grenade qui fait plus de 150 decibels est assourdissante. La grenade de désencerclement aussi est assourdissante ».

En fait, leur seule spécificité, c’est qu’elles explosent pour produire un effet de souffle. Pour le cas d’Alban, les experts rappellent : « la grenade GM2L est, dans l’arsenal des forces de l’ordre, le seul type de grenade qui serait susceptible de provoquer les dégâts comparables à ceux constatés chez Monsieur A. ». Des grenades lacrymogènes et désencerclantes avaient aussi été utilisées cette nuit-là. Les ASSD n’avaient pas été utilisées. Pour Sainte-Soline, une note de gendarmerie rendue publique par France Info affiche à cet égard un cynisme total : « L’emploi des grenades lacrymogènes a été efficace sur la masse, mais pas sur les Black Blocs seulement sensibles aux grenades GM2L ». Le ministère de l’Intérieur les utilise pour semer la terreur, justement à cause des lésions qu’elles sont capables de provoquer.

Pour en finir avec l’omerta

La langue de bois ministérielle s’appuie sur des secrets bien gardés. La composition des OFF1 et des GLIF4 étaient connues des spécialistes. Pour la GM2L, le ministère maintient l’opacité. « On connaît juste la quantité de masse active, mais on n’a aucune idée de sa composition réelle et précise » rapporte Maxime Sirvins, journaliste à Politis et animateur du site maintiendelordre.fr. C’est pareil pour la grenade ASSD. En 2020, un article de Libération avait déjà révélé l’omerta. Elle perdure depuis. Le spécialiste en explosion que nous avons contacté explique : pour connaître l’effet de souffle produit par la GM2L, « il faudrait faire des tests parce que les produits se comportent différemment quand ils sont en mélange ». Or, la « composition pyrotechnique » de la GM2L est justement un mélange.

Pour la GLIF4 ou son ancêtre l’OFF1, ces tests existent. Les experts saisis du dossier d’Alban expliquent que les « pressions supérieures à 100 bars » peuvent « détruire les chairs en cas d’explosion ». La GLIF4 peut causer des blessures graves si elle explose à 10 centimètres du corps (et environ 13 cm pour l’OFF1). Et pour la GM2L ? Cette donnée, pourtant essentielle, est inconnue du public… et de la justice.

Seuil de destruction des chairs pour l’OFF1 et la GLIF4. Plus on s’éloigne du lieu de l’explosion, plus la pression décroît. La courbe rose indique que les deux grenades ont une dangerosité assez similaire : pression supérieure à 100 bars à environ 13 cm pour l’OFF1, et 10 cm pour la GLIF4. Pour la GM2L et la ASSD, ces données ne sont pas connues. Source : expertise concernant la mort de Rémi Fraisse. Précisions de Flagrant déni en rouge.

Pour l’enquête sur la mutilation d’Alban, les experts avaient reçu pour mission de « procéder à tout test utile […] avec des munitions des mêmes modèles que ceux utilisés au cours des faits ». Le procureur précisait même que « ces munitions seront fournies par les enquêteurs à hauteur de 15 pièces de chaque ». Problème : les tests n’ont jamais pu avoir lieu. L’expertise déplore : « Il aurait été a minima utile de pouvoir disposer de grenades de type GM2L et de résidus provenant de ce type de grenades. […]Il serait intéressant de connaître la nature de la charge avec laquelle le produit lacrymogène est mélangé ». Ils indiquent que « faute d’échantillons », ils n’ont pas pu procéder à des « vérifications au tir ».

Stéphane Vallée, l’un des avocats d’Alban, explique : « nous avons découvert cette carence à la fin de l’enquête. Les experts n’avaient pas pu procéder aux essais, c’est écrit en toutes lettres ». Les experts n’ont pas souhaité commenter. Le procureur de Rennes n’a pas donné suite à nos questions malgré nos relances. Vendredi, la DGGN nous a affirmé n’avoir « rien à cacher », tout en renvoyant « vers la société Alsetex qui sera plus à même de vous fournir les informations techniques ». Sollicitée au téléphone vendredi dernier puis ce mardi, la société Alsetex a refusé de nous répondre, s’abritant derrière le « secret industriel ». En attendant, les blessures infligées en quantité industrielle par ses grenades ne sont plus un secret pour personne.

Méthodo

L’expertise du dossier d’Alban a été réalisée par un collège de 4 expert·es : une physico-chimiste, un chirurgien de la main, un médecin légiste et un pyrotechnicien. Elle a été menée entre juillet 2021 et janvier 2022, sur réquisition du procureur de la République de Rennes. Nous nous sommes procuré la totalité de ce rapport de plus de 120 pages.

Pour la réalisation de cet article, nous avons contacté :

– la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), par mail jeudi 6 avril. Un colonel de gendarmerie a répondu partiellement à nos questions par téléphone le lendemain.

– la société Alsetex (filiale du groupe Etienne Lacroix), par téléphone jeudi 6 avril. Relancée au téléphone mardi 11 avril, elle nous a fait savoir qu’elle ne nous répondrait pas.

– le procureur de la République de Rennes, par mail vendredi 7 avril. Malgré nos relance téléphonique et par mail mardi 11 avril, nous n’avons reçu aucune réponse.

*Le prénom a été changé.

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