« Le pays devient un désert » : l’Espagne confrontée à ses limites en eau

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En raison de la sécheresse qui touche l’Espagne, le réservoir de la Vinuela, près de Malaga, en Andalousie, n’est qu’à 25 % de sa capacité. © Jorge Guerrero, AFP

Confrontée à une sécheresse persistante et à une vague de chaleur précoce, l’Espagne manque d’eau. Alors que 80 % de l’eau disponible est utilisée pour alimenter ce « potager de l’Europe », plusieurs voix s’élèvent pour appeler à repenser la gestion de l’or bleu.

Si en France, l’expression dit « En avril, ne te découvre pas d’un fil », en Espagne, on s’exclame « Abril, aguas mil » – « en avril, plein d’eau ». Mais le dicton ne s’est pas vérifié début 2023, bien au contraire : non seulement ce mois d’avril a été le plus sec jamais enregistré dans le pays mais plusieurs villes ont aussi connu des records de chaleur pour la période. Jeudi 27 avril, à 17 heures, le thermomètre est par exemple monté à 38,7 °C à Cordoue et à 37,8 °C dans la province de Séville, en Andalousie, selon les relevés de l’Agence d’État de météorologie.

Après un hiver, lui aussi, anormalement sec et chaud, habitants, politiques et scientifiques comptaient pourtant sur ce mois d’avril pour atténuer la sécheresse qui s’abat sur le pays. « La situation est particulièrement alarmante dans les régions de la Catalogne et de l’Andalousie où les réservoirs d’eau sont à moins de 25 % de leur capacité », s’inquiète Jorge Olcina, responsable du laboratoire de climatologie à l’université d’Alicante. Dans ces deux régions, les gouvernements locaux ont imposé des restrictions dès fin février : l’arrosage des jardins et le remplissage des piscines sont interdits et l’irrigation agricole a été réduite.

Dans le village de Jaén, en plein cœur de l’Andalousie, des milliers de paroissiens ont de leur côté été jusqu’à organiser une procession, lundi 1er mai, pour implorer la pluie avec El Abuelo, une statue du Christ portant sa croix. Ce dernier n’était pas sorti des sous-sols de l’Église depuis 1949.

« Et le reste de l’Espagne n’est pas épargné. L’état des réserves est de plus en plus préoccupant dans les régions de Valence, en Murcie, en Castille-la-Manche ou encore en Estrémadure. Le stock en eau disponible y est passé sous les 40 % des capacités totales », déplore encore Jorge Olcina.

Le potager de l’Europe en danger

Dans ce pays souvent surnommé « le potager de l’Europe » puisqu’il exporte une grande partie de sa production agricole, les agriculteurs sont les premières victimes de cette sécheresse historique.

Selon le comité de l’agriculture (Coag), l’un des principaux syndicats agricoles, 60 % des cultures de céréales, non irriguées, sont actuellement « asphyxiées » par le manque de précipitations. « Il s’agit de céréales plantées à l’automne et récoltées au printemps, comme le blé et l’orge », précise Serge Zaka. « À cause du manque d’eau, leur développement a cependant été interrompu avant d’être arrivé à maturité. On ne pourra donc pas les récolter. »

« La culture des oliviers, pistachiers et amandiers va aussi certainement baisser. Car même si ces végétaux sont habitués à des climats secs, ils souffrent à des températures trop élevées », poursuit-il. « Côté fruits et légumes, dans les petites exploitations travaillant sans irrigation, les cultivateurs essaient de repousser au maximum le moment de semer en attendant des conditions plus favorables. Mais plus le temps passe, plus cela risque de les amener à sauter la saison ».

« Les immenses cultures irriguées du sud de l’Espagne devraient quant à elles être un peu plus épargnées mais, face au manque d’eau et aux restrictions mises en place, leurs exploitants seront certainement aussi contraints de baisser leurs rendements », termine Serge Zaka. En résumé, seules les cultures proches du littoral, et arrosées grâce à l’eau provenant d’usines de dessalement, pourraient finalement parvenir à tirer leurs épingles du jeu.

Pour venir en aide aux agriculteurs, le gouvernement espagnol a d’ores et déjà annoncé une série de coups de pouce fiscaux, dont une baisse de 25 % de l’impôt sur le revenu, devant profiter à 800 000 professionnels.

Les limites d’un modèle intensif

« Cette sécheresse nous montre les limites du modèle agricole espagnol qui repose sur une fausse impression d’abondance en eau », dénonce de son côté Julio Barea, responsable des questions liées à l’eau pour Greenpeace Espagne. Aujourd’hui, le secteur concentre en effet à lui seul 80 % de la consommation d’eau douce du pays.

Face au manque d’eau récurrent, le pays a installé à partir des années 1950 des centaines de barrages et des infrastructures de détournement de l’eau des fleuves. Au total, selon la société des barrages et retenues, on en dénombre environ 1 200 – un record en Europe – installés majoritairement dans la moitié sud du pays. De quoi alimenter les cultures intensives – de loin les plus gourmandes – les champs des petits cultivateurs mais aussi les activités des professionnels du tourisme.

« Ces infrastructures nous ont incité à puiser encore et encore, sans modération, dans nos réserves pour soutenir cette agriculture fondée sur l’irrigation et gagner ce titre de ‘potager de l’Europe' », poursuit l’activiste. « Mais à quel prix? Nous avons placé nos nappes phréatiques en état de stress hydrique. Aujourd’hui, en ajoutant les conséquences de plus en plus visibles du réchauffement climatique, ce modèle n’est absolument plus tenable ».

Aridification

D’autant plus, selon Patricio Garcia-Fayos, directeur du Centre de recherche sur la désertification (CIDE) à Valence, que cette surexploitation des nappes phréatiques, couplée au dérèglement climatique, accélère « la désertification de l’Espagne. »

« À cause du dérèglement climatique, les sécheresses se font plus fréquentes, plus intenses, et les températures augmentent. Cela participe à assécher la végétation, le sol perd sa fertilité et sa capacité à stocker de l’eau. Et ce phénomène s’accélère dès qu’on ajoute la surexploitation des nappes phréatiques », explique-t-il.

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« Il est donc indispensable de lutter contre le dérèglement climatique et d’apprendre en même temps à mieux gérer l’eau, sinon une grande partie de l’Espagne deviendra, d’ici quelques années, désertique. » Une alerte déjà donnée par l’ONU qui estime que près de 75 % du territoire est aujourd’hui en voie de désertification.

Au-delà de ce cercle vicieux, cette désertification vient aussi augmenter le risque d’incendies, les végétaux morts étant de parfaits combustibles. En 2022, l’Espagne a ainsi été le pays européen le plus touché par les feux de forêt, avec près de 500 incendies qui ont ravagé plus de 300 000 hectares, selon le Système européen d’information sur les feux de forêt (Effis).

En 2023, les autorités dénombrent déjà environ 40 000 hectares de terres brûlées favorisés par ses températures élevées, les sols secs et des vents chauds. L’Agence de météorologie a ainsi déjà lancé une alerte pour « risque extrême d’incendie » sur une grande partie du territoire.

« Il faut transformer notre vision de l’eau »

Face à ces signaux d’alarme, tous les spécialistes dressent le même constat : « Il faut en urgence s’adapter à ce nouveau climat, plus aride, et repenser toute notre gestion de l’eau », insiste Jorge Olcina, qui appelle à la mise en place d’un plan hydrologique national qui dresserait un plan pour l’eau jusqu’en 2050. « Construire des retenues d’eau n’a plus de sens : nous n’avons plus d’eau à mettre en réserve. Il faut plutôt développer de nouveaux usages comme la réutilisation des eaux usées et surtout avoir un usage plus réfléchi ».

« Diminuons les surfaces irriguées », martèle quant à lui Julio Barea. « Il faut qu’une véritable volonté politique émerge. Nous devons arrêter d’entretenir un mirage et d’utiliser de l’eau qui n’existe pas. »

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