Notre ennemi : l’impérialisme multipolaire.

aplutsoc – Juin 4

Lula, Xi et les autres ont un « plan de paix ».

Dans le monde entier, chefs d’État, personnalités politiques et religieuses, forces de gauche et aussi de droite plus ou moins extrême, appellent de leurs vœux la « paix en Ukraine ». Si ce n’est le monde entier, on est censé croire qu’un certain « Sud global » veut « la paix en Ukraine », et qu’on ne mette pas de l’huile sur le feu, s’il vous plaît, en affaiblissant la Russie.

Parmi les figures les plus importantes de ce concert, l’ancien et à nouveau président du Brésil, Lula. Des secteurs décisifs du peuple brésilien ont remis Lula au pouvoir pour éviter le danger Bolsonaro, cela malgré la politique d’adaptation au marché mondial et la corruption des premières années Lula dont le résultat ultime fut, finalement … Bolsonaro. La réélection de Lula contre Bolsonaro a donc été à juste titre saluée comme une victoire démocratique de première importance.

Mais s’il y a un domaine où la continuité est presque complète de Bolsonaro à Lula, c’est à propos de l’Ukraine. La seule différence est que Bolsonaro était discrédité pour porter un « message » efficace de politique étrangère à ce sujet, ce qui n’est pas le cas de Lula, qui est donc plus à même de porter la politique étrangère bolsonariste sur la Russie et l’Ukraine !

Lula a un « plan de paix ». On en parle depuis des mois, mais on ne sait pas au juste en quoi il consiste, si ce n’est qu’il faut « s’asseoir autour d’une même table ». Lula a bien fini par dire que la Russie a commis une « violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine », mais aider l’Ukraine à résister c’est « encourager la guerre » et c’est se mettre avec les États-Unis, tenus pour avoir une lourde responsabilité dans l’invasion de l’Ukraine par la Russie (plus lourde encore que celle de l’envahisseur ? on ne sait trop …). En jésuite accompli, le président brésilien explique au quotidien espagnol El Païs que « Ce n’est pas à moi de décider à qui est la Crimée, ce sont les Russes et les Ukrainiens qui doivent le faire », et il ajoute juste après, patelin : « La Russie est en Crimée depuis très longtemps ».

Xi Jinping, lui aussi, a un « plan de paix ». C’est comme pour Lula, on ne sait pas quelle en est la recette ni s’il y en a une (pardon : le 23 février dernier la Chine a présenté un texte en « douze point », tels que « renoncer à la mentalité de guerre froide » ou encore « réduire les risques stratégiques », mais outre ces idées géniales et inédites, il ne disait rien à propos des frontières et de l’Ukraine elle-même).

La Chine a de toute évidence donné son feu vert à l’invasion du 24 février 2022, mais n’avait, pas plus qu’aucun État, prévu la résistance ukrainienne. Elle est passée depuis par une phase de circonspection et de positionnement en surplomb vis-à-vis de Poutine, puis par une phase protectrice renforçant la réalité d’une coalition impérialiste sino-russe, dominée par la Chine, face à l’impérialisme nord-américain. Dans cette perspective, la Chine elle aussi voudrait que « la paix » prévale en Ukraine. « La paix » est donc un mot écran qui signifie : si ce n’est la victoire, du moins la non-défaite russe.

Narendra Modi, dirigeant indien d’extrême-droite, récemment « président du G20 », en rivalité géostratégique et territoriale avec la Chine, et bon client du pétrole russe surtout depuis février 2022, a une position « neutre » et est allé jusqu’à rencontrer Zelenski au G20, ce que Lula s’est bien gardé de faire. Sa position officielle est la neutralité : il ne faut donc pas aider l’Ukraine et un plan de paix serait une bonne chose. Quel « plan de paix » ? Le même que pour les précédents.

Cyril Ramaphosa, président de l’Afrique du Sud, est lui aussi « neutre » et il ne « condamne pas » l’invasion de l’Ukraine. Dans une parfaite synchronisation avec la tournée de l’ancien ambassadeur chinois à Moscou, Li Hui, « représentant spécial » de Beijing en visite à K’yiv, Varsovie, Berlin, Paris, Moscou, il a annoncé une « initiative africaine » : il conduira, sous les félicitations de l’ONU, une « mission de médiation » avec l’Égypte, l’Ouganda, le Sénégal, le Congo et la Zambie. « Dès que possible », ces « médiateurs africains » apporteront leur « plan de paix » – car ils en ont un. Que c’est beau …

Peu auparavant, la neutralité et le pacifisme du pouvoir sud-africain s’étaient arrimés à des exercices navals au large de Durban et de Richards Bay, conjoints avec les flottes de guerre chinoise et russe, une frégate russe y participant ostensiblement. Le tout sous l’égide, de fait, de la Chine.

Andrès Manuel Lopez Obrador (« AMLO »), président du Mexique, est quant à lui non seulement neutre, mais « indépendant » : juste après l’invasion de février 2022, il a fièrement proclamé au monde que le Mexique n’est la colonie de personne, « ni de la Russie, ni de la Chine, ni des États-Unis ». Ah, mais !

Moyennant quoi, cette souveraineté et cette indépendance prescrivent de ne surtout pas aider la nation ukrainienne sous les bombes à défendre sa propre souveraineté et son indépendance. « AMLO » distille aussi quelques éléments d’analyse originaux qui font penser à l’ancien président brésilien Bolsonaro : si « l’Occident » arme l’Ukraine, c’est à cause de « la pression des médias », car « le pouvoir des médias est utilisé par les oligarchies du monde entier pour soumettre les gouvernements ». Que voilà un viril progressiste.

« AMLO » a même précédé Lula, Xi, Modi et Ramaphosa : dès l’automne 2022, il avait un « plan de paix », qui allait être mis en œuvre, avait-il annoncé, par lui-même aux cotés du pape et du secrétaire général de l’ONU ! On allait donc voir ce qu’on allait voir. C’est un peu injuste pour le vaillant « AMLO » : on a oublié qu’il a été le premier grand chef à avoir un « plan de paix », les autres lui sont passés devant, et surtout, depuis la réélection de Lula, le Brésil lui a ravi la vedette dans le rôle de l’État latino-américain affirmant son pré carré et sa sphère d’influence malgré et contre l’oncle Sam. La vie n’est pas juste …

Tous ont donc des plans de paix, que le pape et le secrétaire général de l’ONU auraient implicitement eux aussi. Peut-être aussi le Dalaï-lama et le recteur de l’université Al-Ahzar du Caire, mais je ne suis pas allé vérifier. Au fait, depuis un jour ou deux, l’Indonésie a aussi un plan – le même que les autres, de manière explicite : il faut un cessez-le-feu « sur les positions actuelles », voyez-vous, le ministre indonésien des Affaires étrangères ayant même le toupet d’appeler à la tenue de « référendums » dans les zones occupées (il n’est pas au courant que la Russie en a fabriqués ?), et d’annoncer que son pays est prêt à participer aux troupes de « maintien de la paix ». Quelle abnégation …

Ces plans de paix se ramènent tous à un seul, nous parlerons donc DU plan de paix. Dans LE plan de paix, donc, il y a deux choses, par définition : il y a la paix, et il y a le plan. La paix c’est bien, tous en parlent et disent que dans leur plan de paix, il y a donc la paix, c’est-à-dire le fait qu’il n’y ait pas de guerre, et que prospère le beau commerce entre les nations. Sur le plan, ils sont moins loquaces. Mais les choses sont claires : le plan, c’est que l’Ukraine arrête d’insister pour que son territoire soit libéré. C’est vrai quoi, Pétain avait bien accepté un plan de paix en juin 1940, lui. La paix commence par un cessez-le-feu, c’est ce qu’ils disent tous. Donc, au lieu d’une éventuelle contre-offensive ukrainienne, un cessez-le-feu.

Or le cessez-le-feu, comme en juin 1940 pour la France, l’Europe, et le monde, mais avec, si l’on peut dire, encore moins d’« excuses », c’est le contraire de la paix. Dans les zones ukrainiennes occupées, c’est la poursuite d’exactions génocidaires, déportations d’enfants et de populations, massacres de masse (il y a un mois une conversation de soldats russes à Louhansk, interceptée, faisait état de « l’exécution » de « 400 civils » …), viols, torture, pillage. Et les causes de la guerre sont perpétuées, et Poutine est sauvé, lui ou une variante pas meilleure d’oligarque militariste, et l’impérialisme russe ayant évité la défaite doit se reconstituer, de quelle façon ? Par d’autres guerres.

Tel est le sens de « plan » dans « plan de paix ». Pour quelle raison les dirigeants des États dont je viens de parler qui sont donc les « BRICS » hors Russie plus le Mexique et l’Indonésie, ont-ils une position qui revient à préconiser la colonisation génocidaire de la moitié de l’Ukraine, eux qui, tous, se présentent comme des parangons de la souveraineté et de l’indépendance des peuples ?

Écartons d’emblée deux explications.

Non, ce n’est pas l’idéologie, ni une supposée russophilie qui équilibrerait la supposée russophobie de « l’Occident ». Tous sont capables de manier, de manipuler, d’utiliser des éléments d’idéologie, mais tous sont avant tout ou entendent être les représentants réalistes, c’est-à-dire cyniques, de leurs capitalismes nationaux respectifs.

Écartons aussi l’affirmation burlesque selon laquelle ils représenteraient par leur position « pour la paix » et en réalité pour une guerre génocidaire le sentiment majoritaire de « leurs » peuples. Ce grand mensonge est à la mode : ce serait certes un peu injuste pour les Ukrainiens, comme le disent les plus hypocrites, mais la population de ce « Sud global », majoritaire dans la population mondiale, serait pour combattre « l’Occident » impérialiste et colonialiste, et équilibrer sa domination mondiale … par d’autres dominations, d’où une bonne « image » de Poutine.

Rien ne prouve que ce sentiment, largement diffusé par les médias, soit majoritaire dans les peuples du « Sud ». Tout indique plutôt que leurs besoins et aspirations les opposent à leurs propres gouvernants et à leurs propres classes dominantes, et que c’est par là que commencent leurs réflexions. Prétendre qu’ils sont avec leurs gouvernants en politique étrangère, c’est de fait aider à les ligoter et à les bâillonner sous la domination de ces gouvernants.

Ni idéologie, ni pression populaire, donc, ne sont la raison de ces positions pour la soi-disant « paix ».

La raison, ce sont les intérêts bien compris des capitalistes brésiliens, chinois, indiens, sud-africains, mexicains, indonésiens. Tous sont pour un « monde multipolaire », tous sont pour avoir leur propre pré carré et leurs sphères de domination, tous veulent bien des capitaux étrangers, notamment nord-américains, à condition de pouvoir exporter leurs propres capitaux, tous craignent une défaite de la Russie et une chute de Poutine pour deux raisons : la peur de la révolution et des mouvements populaires que libérerait l’effondrement du centre mondial de la réaction et des forces d’extrême-droite, et le déséquilibre géostratégique, militaire et économique, que produirait l’effondrement de l’une des puissances impérialistes.

Ce qu’ils défendent avec la Russie, qui ne doit pas perdre et ne peut pas perdre selon eux, c’est l’impérialisme mondial en tant que « collectif ». Leur monde multipolaire, c’est l’impérialisme multipolaire.

Les moulins à prières de tous ces cyniques chefs d’État pour un « plan de paix » commençant par le « cessez-le-feu », c’est-à-dire par la capitulation ukrainienne, traduisent leur peur que cet ordre multipolaire qui avait commencé à s’installer soit déstabilisé, d’une part par la relance de l’OTAN qu’a provoquée Poutine, d’autre part par l’impossibilité de la victoire russe, et donc le fait que quand il n’y a pas victoire, il y a défaite. Cette défaite conduirait à l’effondrement de l’impérialisme russe et ils n’en veulent pas.

Les États-Unis dans l’impérialisme multipolaire.

Mais alors, les États-Unis ?

Les États-Unis restent, au plan de la circulation du capital financier, du capital fictif, du marché monétaire, le centre du capitalisme mondial, et ils ont toujours et de très loin le plus gros budget militaire du monde, ces deux phénomènes – parasitisme financier et parasitisme militaire – étant structurellement liés.

Mais leur dernière éruption globale, prétextée par la réaction aux crimes de masse du 11 septembre 2001 à New York et Washington, sommet de l’unilatéralisme et de l’assujettissement du monde à leur parasitisme financier, militaire et aussi extractiviste et pétrolier, cette dernière éruption a fait flop et s’est retournée en implosion. Cela s’est passé quelque part entre les chaos des occupations de l’Afghanistan et de l’Irak, le cyclone Katrina en 2006, la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008 et la crise financière, et cela s’est accentué continuellement depuis. Obama voulait recentrer la puissance US sur le « pivot Asie-Pacifique » mais sa décision de protéger Bachar el Assad en Syrie en laissant Russie et Iran intervenir massivement contre la révolution a affaibli sa puissance. Trump a fait le matamore mais sa volonté d’alliance russe et de lutte contre la Chine (et l’Iran) n’a pas masqué, bien au contraire, l’intégration croissante de l’affaiblissement relatif de la première puissance impérialiste mondiale par ses propres classes dominantes. Biden a mis en œuvre, dans la panique, l’évacuation de l’Afghanistan décidée sous Trump.

De reculs en reculs les États-Unis ont cessé d’être ce qu’ils avaient longtemps été, le chef d’orchestre. Ils ne sont plus que l’instrument le plus gros, le plus bruyant d’un orchestre, qui n’a pas de chef.

Ce recul progressif a déjà fait passer l’ordre impérialiste mondial de l’uni-polarité à la multipolarité. Le plus significatif est qu’il s’est déroulé dans le cadre de la crise ouverte en 2008, combinée depuis à la crise sanitaire et surplombée directement par la crise climatique. Ce contexte de crise signifie pour les capitalistes que, « de frères, ils deviennent faux frères » (Marx, Capital, livre III), car il ne s’agit plus de répartir les profits mais également de répartir les pertes. L’impérialisme russe, le plus pris à la gorge, est devenu agressif au plan continental : Géorgie, Ukraine, puis également en Afrique.

Mais si nous examinons la politique étatsunienne et les affrontements graves qui traversent le capitalisme nord-américain, c’est la confusion qui semble prévaloir. Trois orientations se dessinent.

La première qui vient à l’esprit est celle de la réaffirmation impérialiste franche et massive, mais ce n’est pas elle qui apparaît dans le monde réel. Bien entendu, la défense implacable des intérêts commerciaux et stratégiques US est là et bien là, mais la reconquête du monde par une nouvelle politique « à la Bush junior » n’est préconisée par aucun secteur sérieux des classes dominantes, car tous en ont assimilé, qu’ils l’avouent ou non, l’impossibilité immédiate. Cela ne veut pas dire qu’à un moment donné cette politique ne puisse être tentée, ni même que cela se produise brusquement, mais elle est exclue dans l’immédiat.

L’orientation qui prévaut, par conséquent, et que suit cahin-caha Joe Biden, est de se maintenir et de se réimposer non comme le gendarme absolu, non comme le chef d’orchestre, mais comme le partenaire n°1 parmi les puissances, le premier violon, en quelque sorte, ce qui nécessite de ceinturer la Chine, et de se préparer à la guerre en mer de Chine et à une éventuelle guerre mondiale avec la Chine, mais sans la rechercher.

Washington avait prévu et anticipé l’attaque russe du 24/02/2022, et se disposait à couper la Russie du circuit financier mondial et du marché mondial, piégeant la Chine dans un tête-à-tête eurasiatique avec Moscou. Par contre, ils n’avaient pas prévu la résistance ukrainienne. La réalité de celle-ci conduit à une navigation à vue. La revitalisation de l’OTAN, le début de coupure du cordon ombilical non seulement gazier, mais financier, entre Berlin et Moscou, et même le rapprochement du Japon et de l’OTAN, sont en bonne voie.

Il y a donc recherche et dans une certaine mesure réalisation effective d’un rétablissement relatif de la position mondiale de Washington par rapport à son affaissement continu depuis 2008. Mais ce rétablissement relatif ne liquide pas la dimension « multipolaire », il l’intègre. D’où les hésitations structurelles de Washington sur l’armement de l’Ukraine et sur la question de la défaite de la Russie. Fondamentalement, l’impérialisme nord-américain a lui aussi peur, et pour les mêmes raisons que tous les autres, la peur de la révolution et la peur du déséquilibre géostratégique (y compris les gains eurasiatiques possibles de la Chine, dans le cas des craintes nord-américaines), de la défaite de la Russie et de la chute de Poutine.

Illustration de ces hésitations structurelles : on sait que Biden a déclaré, le 19 mai dernier, qu’il levait son veto sur la livraison d’avions de combat F16 à l’Ukraine. Mais il n’a pas l’intention d’en livrer. Le 25 mai, une réunion de représentants de la cinquantaine d’États qui, officiellement, soutiennent l’Ukraine, s’est tenue, et parmi eux la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont rappelé qu’ils n’ont pas de F16, ce qui laisse la possibilité de livraison aux puissances européennes secondaires qui en ont acheté aux États-Unis un jour, dont plusieurs, y compris la Pologne si « pro-ukrainienne », traînent des pieds, de sorte que sur la demande transparente de Zelenski de 128 F16, il peut en espérer, sans certitude et au mieux, de 50 à 80 et pas avant le milieu de l’été, au mieux, et donc pas encore opérationnels.

La politique réelle que l’on a là comprend deux aspects : un fort soutien officiel, et un soutien concret beaucoup plus faible qui compromet sciemment tout soutien aérien conséquent à la contre-offensive annoncée, et fragilise donc celle-ci. Soutien à l’Ukraine mais de façon à ce que la Russie, sans gagner, ne perde pas ? C’est ce qu’a dit aux journalistes Mark Milley, chef d’état-major interarmées, au Pentagone, à l’issue de la réunion du 25 mai, selon le Canard Enchaîné du 31 mai :

« Cette guerre ne sera pas remportée par la Russie. Mais il y a des centaines de milliers de soldats russes en Ukraine qui paient un lourd tribut. Ce qui rend improbable l’objectif des Ukrainiens de reconquérir tous leurs territoires. Les combats vont se poursuivre, ça va être sanglant, et, à un moment, l’Ukraine et la Russie vont soit négocier un accord, soit parvenir à une conclusion militaire. »

Déclaration certes ambiguë, car que veut dire « conclusion militaire » s’il n’y a pas d’issue militaire possible ? C’est qu’en fait, l’absence d’issue militaire possible constitue le fondement réel de la politique nord-américaine. La réalité est très éloignée du monde fantasmé des campistes, tankistes et autres vatniks plus ou moins convaincus de leurs propres mensonges sur les livraisons massives d’avions de combat au « régime de Kiev » …

La troisième orientation possible pour Washington est celle de Donald Trump, qui reste, avec une base de masse, une force politique décisive aux États-Unis. Que Trump soit, sinon un agent russe, du moins un stipendié de la mafia russe depuis les années 1980, ne fait aucun doute. Mais cela n’explique pas à soit seul que son orientation prorusse trouve une telle assise. C’est qu’elle a un fondement objectif dans la situation de l’impérialisme nord-américain. Le Make America Great Again implique une réaffirmation brutale de l’impérialisme US au niveau non pas mondial, mais du continent américain, envers le Mexique, même envers le Groenland, envers les Antilles et sans doute envers Cuba, mais certainement pas une réaffirmation mondiale et globale totale. Là, le trumpisme ou ses avatars, en tendant la main à la Russie, reconnaît la descente des États-Unis à un statut de simple partenaire dans la multipolarité impérialiste, et il veut équilibrer la montée chinoise par un jeu d’alliances à géométrie variable. Bien entendu, la ligne trumpiste mise en œuvre sacrifierait ouvertement l’Ukraine.

Affrontements, rivalités, et union sacrée.

Il y a donc, sur la question russe, un socle commun à toutes les puissances impérialistes (y compris celles de la vieille Europe tiraillées entre l’influence étatsunienne et la trajectoire de leurs crises propres) : il faut conjurer la révolution, l’éclatement ou le chaos, et si possible sauver le soldat Poutine !

D’ailleurs, ne devrions-nous pas être bien placés en France pour le comprendre, puisque notre président de la V° République Emmanuel Macron est celui qui a le mieux et avec le plus d’insistance chanté cette petite musique ?

De même, les dirigeants des puissances impérialistes ne veulent pas la guerre mondiale, mais cela ne veut absolument pas dire qu’on peut compter sur eux pour l’éviter. Leurs prédécesseurs, en 1913, n’en voulaient pas non plus. Seul Poutine a fait savoir que, lui, il y pense et prétend y être prêt, sous forme nucléaire et thermonucléaire. Ce que Xi Jinping n’a pas apprécié, et il le lui a probablement fait savoir. C’est bien l’impérialisme russe, qui, déjà par de premières menaces en 2014 lors du rapt de la Crimée, et depuis février 2022, est seul à jouer cette musique là, mais avec une perte progressive de ses moyens due à la résistance ukrainienne. Il n’est pas sûr que Poutine ait pleinement la main à présent sur l’activation du lancer des missiles à têtes nucléaires. Toutefois, contre les Ukrainiens, la menace de frappes nucléaires « de faible intensité », de « bombes sales » et de sabotage ou dérapage à Zaporijjia est là et bien là …

L’impérialisme multipolaire qui est la réalité matérielle derrière le thème diplomatique ou idéologique du « monde multipolaire » est, au moment présent, le fond commun des différentes politiques impérialistes existantes. Toutes ont peur de l’effondrement de la Russie. Elles ne sont bien entendu pas unies et pas d’accord sur bien des sujets, et leur opposition ne se résume pas à « Occident » versus, par exemple, le « Sud global ». Nous sommes plutôt dans une période instable de partages et de repartages. La combinaison de rivalités et d’interdépendances forme une chaîne. Dans le langage de la « mondialisation », nous dirons que la mondialisation est aussi celle des affrontements, des blocs continentaux, des barrières protectrices : la pandémie puis la crise du fret maritime ont montré comment des barrières, des verrous, des murs, peuvent se propager comme des courants d’air mondialisés, mondialisation et cloisonnement se combinant.

Si l’on peut faire un parallèle, nullement rassurant, c’est avec les périodes d’équilibre apparent, en réalité de déséquilibre permanent mais fluctuant, entre grandes puissances du début du XX° siècle, ainsi décrit par Rosa Luxemburg dans la Brochure de Junius sur La crise de la social-démocratie ( je sais que, pour de bonnes raisons, les camarades ukrainiens sont réservés sur Rosa Luxemburg, du fait de ses positions catastrophiques sur les questions nationales et notamment sur la nation ukrainienne, mais d’autres de ses analyses sont excellentes car, qu’elle se trompe ou qu’elle voit juste, elle est toujours autonome dans sa pensée et conséquente avec elle). Elle y décrit la situation d’avant 1914 comme une « guerre de tous les États capitalistes les uns contre les autres sur le dos des peuples d’Asie et d’Afrique », faite d’ « oppositions partielles et changeantes » n’ayant pas trouvé tout de suite un « axe central, une opposition forte et prépondérante autour de laquelle ils puissent se condenser temporairement » – ce qui s’est produit, par contre, en 1914.

Les « plans de paix » des Xi Jinping suivis des Lula et autres portent en eux la guerre comme la nuée l’orage, comme disait Jaurès, car ils ne visent à rien d’autre qu’à perpétuer l’ordre/désordre des partages et des repartages des zones d’influences, un ordre contre-révolutionnaire qui peut un jour se structurer de manière plus « ordonnée » selon l’axe d’une guerre mondiale, bien sûr. Il en va de même de la « politique de paix » de Biden et de l’OTAN, et de ses déclinaisons dans les discours des puissances européennes : tout en ayant des intérêts contradictoires aux précédents, elle s’accorde sur le fond avec eux pour reproduire l’ordre/désordre capitaliste mondial.

Si vous voulez saisir ce que signifie la perpétuation de l’impérialisme multipolaire pour le monde, regardez ce qu’ils ont fait, contre la révolution, de la Syrie depuis 2011. Partages et repartages, terreur, crimes de masse, sur fond de sécheresse s’aggravant d’année en année. La barbarie moderne. Le voilà, leur « monde multipolaire ».

J’entends bien qu’un autre monde … multipolaire, est possible. Désolé si le constat réaliste que je fais ici peut chagriner des camarades attachés à la formule de la « multipolarité » dans ses dimensions altermondialistes, comme on disait il y a encore 20 ans, mais à présent la démystification est indispensable : le monde de Lula, de Xi, de Modi, de Ramaphosa, d’AMLO et de Joko Widodo (le président indonésien), c’est la barbarie impérialiste multipolaire. C’est là un débat urgent, engagé notamment depuis l’Inde par la camarade Kavita Krishnan. On ne peut pas l’esquiver, il est donc inutile de le regretter.

Défaite de la Russie, chute de Poutine : l’intérêt du prolétariat et de la démocratie.

Ce dont tous ont peur, devrait au contraire constituer notre espoir, l’espoir des exploitées et exploités, des opprimées et opprimés, du monde entier : la victoire ukrainienne et la défaite russe, et la chute de Poutine.

Ce sera le chaos en Russie ? Mais cela l’est déjà, et ce chaos là ouvrira le champ des possibles.

Encore faut-il prendre ses responsabilités : c’est par la voie du défaitisme combiné aux revendications démocratiques sans restriction, que peut se construire actuellement en Russie une force prolétarienne et démocratique, quel que soit le nom qu’elle porte. La bataille pour une nouvelle Russie – qui ne pourra pas avoir la même dimension ni la même centralisation – ne commencera pas au moment de la défaite (comme l’écrivent les porte-paroles du groupe Socialistes russes contre la guerre dans le Monde diplomatique de ce mois), elle commence maintenant, par le défaitisme pratique et parfois affirmé de bien des groupes qu’on ne désignera pas ici. La réaction populaire de joie agressive devant le bombardement de drones dans le quartier de Novo-Ogariovo, quartier de l’oligarchie mafieuse poutinienne, le démontre s’il en était besoin.

Plus encore : la victoire ukrainienne, la défaite de la Russie, la chute de Poutine, sont ce qui peut arriver de mieux pour les intérêts prolétariens et démocratiques mondiaux, et doivent donc figurer comme objectifs stratégiques de toute force révolutionnaire internationaliste digne de ce nom.

Ceci comporte bien entendu le soutien à l’Ukraine sur une ligne indépendante, radicalement démocratique : pour des livraisons d’armes inconditionnelles, pour des brigades internationales encadrant les jeunes révoltés antifascistes, écologistes et anticapitalistes qui d’ores et déjà sont allés combattre, pour un soutien au front contre l’armée russe qui implique le combat contre la politique néolibérale irresponsable du gouvernement et de la rada zelenskistes – une formule, soit dit en passant, compréhensible par un ouvrier ukrainien, ce qui n’est pas le cas de la formule « lutte sur deux fronts » car « front » veut dire front militaire et il y en a un seul -, pour le soutien syndical, féministe, etc.

Soyons plus précis encore : le soutien à l’Ukraine et au peuple ukrainien constitue le vrai combat efficace contre le risque de guerre mondiale.

La guerre en 1914 est sortie du désordre impérialiste multipolaire de l’époque. La multipolarité de Lula ou celle de Trump portent en elles la guerre mondiale qu’elles veulent conjurer.

Par contre, une victoire ukrainienne conduisant à la chute de Poutine renforcera puissamment les aspirations et protestations démocratiques du peuple chinois, les revendications ouvrières et paysannes, et le potentiel de résistance taïwanais, mieux et mille fois plus fort que toutes les visites de Nancy Pelosi à Taipei et que tous les tours et détours de la flotte étatsunienne en mer de Chine.

Et en Europe, en ouvrant les vannes des mouvements populaires en Russie de la part du peuple russe et des autres nationalités, en ouvrant la voie aux exigences des vrais vainqueurs ukrainiens, à savoir les travailleuses et les travailleurs, elle accélérera la jonction entre les luttes sociales et démocratiques à l’Est et à l’Ouest sans laquelle il ne peut pas y avoir d’union européenne des peuples. Il est compréhensible qu’un Macron ne soit pas réjoui par une telle perspective.

Si l’intérêt prolétarien et démocratique majoritaire réside dans la défaite de la Russie et la chute de Poutine, inversement, la peur d’un tel développement et la préservation, avec toutes ses contradictions explosives, de l’ordre/désordre impérialiste multipolaire mondial, constitue la trame de la véritable union sacrée contemporaine.

Les vrais internationalistes sont pour la défaite de la Russie, et pas pour la victoire de « l’Occident ». Ceux qui plaquent sur l’invasion impérialiste de l’Ukraine le schéma de la guerre inter-impérialiste de 1914 pour affirmer qu’ils ne sont soi-disant d’aucun camp sont en réalité les héritiers des partisans de l’union sacrée, pas ceux de Zimmerwald, car leur fausse neutralité et leur faux pacifisme conduit invariablement à une seule et même conclusion : les Ukrainiens, et tous les peuples opprimés par les impérialismes dits « anti-occidentaux », doivent se soumettre. Ce qui constitue par excellence une position impérialiste et colonialiste.

France : la leçon de choses de la LPM.

En France, nous avons une leçon de choses pour l’internationalisme réel par opposition à ce faux pacifisme impérialiste, c’est la Loi de Programmation Militaire (LPM) de Macron. Elle vise à porter le budget militaire français de 43,9 milliards d’euros en 2023 (32 milliards en 2017) à 56 milliards en 2027 et 69 milliards en 2030, pour un total budgétaire cumulé de 413 milliards.

L’essentiel porte sur la dissuasion nucléaire, pour 60% du total : têtes nucléaires, missiles, sous-marins, avions porteurs, plus des drones sous-marins, des armes hypersoniques, de la « cybersécurité ».

Sachez-le et faites le savoir : le 16 mars 2023 le ministre des Armées Sébastien Lecornu, auditionné à l’Assemblée nationale, a précisé que, suite à la demande de l’état-major, l’aide militaire à l’Ukraine a été sortie de la LPM. « Les dépenses relatives à cette aide rebasculeront de ce fait en annuités budgétaires que les parlementaires auront à voter. »

En a également été sorti le financement du SNU (Service National Universel, grand projet macronien d’encadrement de la jeunesse et de dénaturation de l’enseignement public).

Questionné par le dirigeant de LFI et actuel bras droit de J.L. Mélenchon, Bastien Lachaud, qui s’est félicité de cette disposition, lors d’une audition parlementaire, M. Lecornu a précisé que l’aide militaire à l’Ukraine représente à ce jour un montant de 200 millions.

Les comparaisons sont intéressantes : 200 millions pour l’instant d’aide militaire à l’Ukraine, 3 milliards sortis de la LPM pour le SNU, une progression budgétaire programmée par la LPM de 3 milliards d’euros par an à partir de 2024, plus 1,5 milliards de renouvellement des stocks en 2024, plus 4,8 milliards à partir de 2028, un total budgétaire cumulé de 413 milliards dont ne fait pas partie l’aide à l’Ukraine.

Or, certains secteurs du PCF, le mal nommé « Mouvement de la Paix », la FSM dans la CGT, LO, le POI et le POID martèlent cette certitude : la LPM c’est l’aide à l’Ukraine, la hausse du budget militaire et les restrictions visant l’école et la santé, c’est à cause de l’Ukraine. Et plus vaguement mais plus généralement, beaucoup d’élus et de responsables LFI ou PCF ainsi que des responsables FO ou CGT (dans le cas de la CGT, malgré les positions réelles de la CGT cachées à la base et aux militants), incriminent sans s’étendre « la guerre » comme la cause des malheurs du peuple, sous-entendant qu’il s’agit de l’Ukraine. Leur angle d’attaque contre la LPM, voire contre toute la politique antisociale de Macron, tend à être l’Ukraine. Purs mensonges, mais il faut en analyser la fonction politique.

Ils se posent ainsi en « internationalistes ». Mais de quoi ne parlent-ils pas ou pratiquement pas ? De l’essentiel. Comme l’a souligné Patrick Silberstein, on parle de l’Ukraine et de « la guerre » mais on approuve la « dissuasion nucléaire » franco-française. On laisse, comme depuis des décennies, les opérations militaires françaises en Afrique hors de tout contrôle public et parlementaire – pourtant, la progression meurtrière des milices impérialistes russes Wagner en Centrafrique puis au Mali et au Burkina-Faso en est le résultat ! Cerise sur le gâteau, on fantasme avec J.L. Mélenchon sur les zones économiques exclusives dans les océans, qui avec les « outremers » feraient de la France une « grande puissance mondiale » et non pas une puissance moyenne euro-atlantique.

Bref, il y a corrélation totale entre le campisme anti-ukrainien et le soutien aux fondamentaux du capitalisme et de l’impérialisme français !

Par contre, les internationalistes ont la responsabilité de dénoncer la politique étrangère et militaire de la France dans sa cohérence et sa globalité : le nucléaire militaire et civil comme centre de la production industrielle française ou de ce qui en reste, les ventes d’armes aux Émirats Arabes Unis, à l’Arabie saoudite ou à l’Inde, le contrôle colonial des « outremers » et l’expansion coloniale via les Zones économiques spéciales dans les océans Pacifique et Indien, le SNU, et l’aide chiche à l’Ukraine dont la raison d’être est de se positionner pour le contrôle politique et les marchés forment un tout. Les campistes anti-ukrainiens ne peuvent le combattre, les internationalistes pro-ukrainiens peuvent et doivent le combattre.

Ce combat n’est pas franco-français : il vise un impérialisme en talonnettes qui a amplement démontré sa capacité de crimes de masse et sa capacité de nuisance, du Ruanda aux Comores, et il vise son intégration à l’ordre impérialiste mondial, dans le cas de Macron, en même temps comme membre clef de l’Alliance atlantique et comme acteur majeur du « monde multipolaire ».

Nul ne combat l’ennemi dans son propre pays s’il ne combat pas l’ordre mondial du capital sous sa forme concrète actuelle et réelle. Qui veut préserver l’impérialisme russe ne combat pas l’impérialisme français réellement existant. CQFD.

VP, le 03/06/2023.

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