Un gendarme a tué un paysan, la justice traîne les pieds

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21 mai 2022 

Samedi 21 mai, la famille de Jérôme Laronze commémore la mort de ce paysan tué par un gendarme il y a cinq ans. La justice renâcle à établir la vérité. Reporterre apporte des éléments nouveaux pour comprendre ce qui s’est passé.

C’était il y a cinq ans dans un chemin de terre de Sailly, en Saône-et-Loire. Jérôme Laronze, paysan de 37 ans, somnole dans sa Toyota Auris à l’ombre des arbres. Il est en fuite depuis neuf jours pour éviter un internement psychiatrique. Les gendarmes l’avaient déclaré dangereux après des mois de contrôles administratifs abusifs de sa ferme. Ces contrôles ont depuis été annulés par la justice. En cette fin d’après-midi, deux gendarmes le repèrent, garent leur voiture face à la sienne. Un bruit de radio réveille Jérôme, qui démarre et tente de contourner le véhicule des gendarmes. Ils tirent. Tout se passe en quelques secondes. La femme gendarme tire une balle vers les pneus, qui n’atteint pas sa cible. L’autre gendarme, un homme, en tire cinq. Toutes finissent dans la voiture, trois atteignent Jérôme Laronze. La Toyota s’écrase contre un arbre. Il est 16 h 29 le 20 mai 2017. La mort du paysan est déclarée par le médecin du Samu à 17 h 24.

Emmanuel Macron venait d’être élu pour un premier mandat, les législatives arrivaient. L’affaire ne reçoit pas d’attention médiatique. Quasiment seul, Reporterre raconte ce drame, dès juin 2017. Le gendarme est mis en examen pour violence avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Sa collègue présente sur les lieux est placée sous le statut de témoin assisté. Jérôme Laronze a quatre grandes sœurs, des neveux et nièces, ses parents sont encore vivants. La famille, nombreuse, est sous le choc. Elle veut comprendre comment le petit frère idéaliste et travailleur, l’oncle drôle et attentionné, a été tué.

 La famille conteste la légitime défense

« Dès le départ, on nous a donné des informations contradictoires, et on nous a tenus éloignés du dossier », dénonce Marie-Pierre Laronze, sœur aînée de Jérôme Laronze. « Tous les actes d’enquête importants ont été faits en mai et juin [2017], et nous n’avons eu accès au dossier que fin août, soit trois mois plus tard. » Cinq longues années après, l’enquête est toujours en cours. Et bâclée, estime-t-elle : « C’est un parcours du combattant. Nous sommes face à une justice qui se cache. Les seuls actes demandés par le juge d’instruction visent à renforcer la présomption d’innocence du gendarme. » « C’est le seul dossier où je me retrouve à travailler plus comme partie civile que quand je suis en défense », constate maître Julien Chauviré, avocat de la famille Laronze. Habituellement, c’est l’accusé, qui risque une condamnation, qui déploie le plus d’efforts pour tenter de prouver son innocence.

Là, Me Chauviré et Marie-Pierre Laronze, en lisant les centaines de pages d’enquête, actes, dépositions, expertises, auditions, n’ont cessé de soulever des incohérences, de demander des actes pour tenter de les expliquer, et se sont vu refuser la plupart des demandes. « On fait le travail du juge », estime maître Chauviré. « Une victime ne devrait pas avoir à faire cela. Cela crée de la colère, de l’injustice », souligne Marie-Pierre Laronze.

Le chemin où est mort Jérôme Laronze, à Sailly, en Saône-et-Loire. © Marie Astier/Reporterre

La principale incohérence qu’ils ont mise au jour concerne les explications du gendarme sur sa position lors des tirs. Il assure avoir été en état de légitime défense, que Jérôme Laronze, au volant de sa voiture, lui fonçait dessus. « Il dit qu’il tirait en visant les pneus, et qu’il s’est vu mourir, dit Marie-Pierre Laronze. Mais les impacts ne correspondent pas à ses déclarations. »

Trois se situent sur le côté (une balle atteint Jérôme Laronze) et deux à l’arrière du véhicule (les deux balles touchent Jérôme Laronze). La famille conteste la légitime défense. Pour elle, dès le départ, le gendarme était en retrait, derrière une haie et hors de la trajectoire du véhicule. « La haie le cachait de la vue de Jérôme  », indique Marie-Pierre Laronze. « Ce n’est pas la 
voiture qu’il souhaitait arrêter, mais l’homme », affirme Me Chauviré. Comment expliquer autrement que trois tirs sur cinq aient atteint le paysan « Ses tirs étaient à hauteur d’homme, pas dans les pneus ou le moteur », poursuit la sœur.

Reporterre a reconstitué en images, ci-dessous, la version défendue par la famille. Elle permet d’expliquer la totalité des impacts constatés sur le véhicule et la victime. Elle correspond aussi à l’emplacement d’une douille retrouvée sur les lieux (les autres manquent à l’appel, on y reviendra).

© Stéphane Jungers/Reporterre

L’avocat du gendarme mis en examen, Me Gabriel Versini, n’a pas souhaité s’exprimer précisément sur le sujet. Il a refusé l’interview que nous proposions à son client. Pour Me Versini, la version de son client « reste la même et n’a pas bougé d’un iota. Il a eu un acte malheureux de légitime défense. » Selon les informations de Reporterre, voici ce que pourrait donner la version du gendarme, et que nous avons figuré en images, ci-dessous. Il aurait effectué ses deux premiers tirs face à la voiture qui arrivait sur lui, puis se serait déplacé pour l’éviter.

© Stéphane Jungers/Reporterre

Seulement, la famille souligne qu’aucun impact de balle n’a été relevé sur l’avant de la Toyota. « Et puis, comment a-t-il pu se déplacer autant en seulement quelques secondes ? » s’interroge Marie-Pierre Laronze.

La famille a donc demandé par deux fois une nouvelle expertise, afin de tenter de lever les doutes sur cette incohérence. La première demande a été rejetée, la deuxième également. Elle a été examinée en appel en avril, la réponse doit arriver début juin. « On nous dit qu’on y reviendra lors des débats, mais, pour cela, il faudrait qu’il y ait un procès ! » s’inquiète Marie-Pierre Laronze.

« On a des éléments tangibles, objectifs, et la justice refuse d’instruire. Cela pose un problème de confiance en l’institution »

Pourtant, les parties civiles ont un argument de poids pour demander cette nouvelle expertise. C’est un autre point noir de l’enquête. Six tirs ont été effectués et seules deux douilles ont été retrouvées, dont l’une correspondant au tir de la femme gendarme. Et une seule pour les cinq tirs de l’homme. Où sont passées les quatre autres, qui auraient été si précieuses pour déterminer l’emplacement du gendarme ? Pour la famille, ces douilles ont pu être prélevées par les gendarmes afin de couvrir leur collègue. Elle a porté plainte en 2018 pour « altération des lieux d’un crime ». Elle dénonce également le fait qu’un véhicule de gendarmerie extérieur ait été garé sur la scène, et que près d’une trentaine de personnes (gendarmes, pompiers, etc.) s’y soient succédé.

Plusieurs mois après le dépôt de cette plainte, les parties civiles ont même découvert de nouveaux éléments allant dans leur sens. Les conversations entre les gendarmes, les pompiers et le Samu sont systématiquement enregistrées. Or certaines concernant cette fatidique soirée du 20 mai 2017 étaient manquantes et ont été ajoutées au dossier tardivement. « La première partie de ces bandes concerne des conversations aux alentours de 17 heures », raconte Marie-Pierre Laronze. « Les pompiers organisent la prise en charge psychologique des gendarmes, et on comprend que ce n’est absolument pas habituel. » On est à peine trente minutes après les tirs mortels. Pourquoi un tel empressement à envoyer les gendarmes à l’hôpital ? La partie civile suppose que, pour leur hiérarchie, il s’agit de gagner du temps. Par exemple, pour finir de retrouver les douilles. Et laisser le temps aux deux tireurs de concerter leurs versions, puisqu’ils ne seront placés en garde à vue que le lendemain des faits et non pas le jour même.

« Une deuxième partie de ces enregistrements a été effectuée vers 20 heures », poursuit Mme Laronze. « On comprend que les gendarmes cherchent une douille, demandent aux pompiers et soignants du Samu de regarder si elle n’est pas coincée dans les semelles de leurs chaussures. Ils ne parlent que d’une seule douille, pas de six. Alors que le soir même, ils n’en ont officiellement 
retrouvé aucune. » Alors, pourquoi ne parler que d’une seule douille ?

La sœur de Jérôme Laronze a été auditionnée par le juge d’instruction en novembre 2021. Elle est revenue sur cette disparition de quatre douilles. « J’ai compris que, pour lui, l’hypothèse n’était pas envisageable », rapporte-t-elle. « Le message adressé est désastreux, estime l’avocat de la famille, Julien Chauviré. On a des éléments tangibles, objectifs, et la justice refuse d’instruire. Cela pose un problème de confiance en l’institution. Elle refuse d’enquêter sur un service de gendarmerie avec lequel elle travaille régulièrement. »

Marie-Pierre (à gauche) et Marie-Noël Laronze sur les terres familiales qui avaient été reprises par leur frère. Aujourd’hui, Marie-Noël et son mari ont repris la ferme. © Marie Astier/Reporterre

Autre indignation de la famille : le fait que le paysan ait été laissé de très longues minutes sans aucun soin. Les deux gendarmes n’apportent pas les premiers secours à la victime ni leurs collègues qui arrivent rapidement sur place. « Pourtant, il existe un enregistrement fait par la caméra du taser du gendarme, où l’on entend Jérôme respirer », souligne Marie-Pierre Laronze. « Ils auraient au moins pu lui relever la tête pour lui dégager les voies respiratoires. » Il a fallu attendre presque une demi-heure et l’arrivée des pompiers pour que les gestes de premier secours soient effectués sur le paysan. La famille a déposé plainte pour omission de porter secours dès fin 2017, contre quatre gendarmes présents sur place avant les pompiers.

« Peut-on parler d’instruction neutre et impartiale ? »

Là encore, les actes qui s’en sont suivis semblent incomplets. « J’ai eu un jour l’appel d’un médecin qui m’assurait que les équipes médicales d’urgence avaient été horrifiées par l’absence de soins reçus », raconte Marie-Pierre Laronze. Pourtant, le médecin envoyé par les secours après les tirs n’a jamais été auditionné au cours de l’enquête et l’infirmière qui l’accompagnait ne l’a été que très récemment, après demande des parties civiles. « Si longtemps après, elle dit ne pas se souvenir de grand-chose », déplore la grande sœur. Le juge d’instruction a également demandé une expertise à un médecin légiste. Mais seulement pour évaluer si des premiers secours auraient pu sauver Jérôme Laronze. Or, « l’obligation de porter secours ne dépend pas de son utilité. On ne vous demande pas d’être médecin, simplement de tenter », rappelle maître Chauviré.

De façon générale, l’avocat de la famille Laronze estime que le dossier avait mal démarré. « D’habitude, le juge d’instruction ouvre le dossier avec la qualification la plus grave », explique-t-il. « Mais là, il a fait le minimum, a ouvert une instruction pour violence avec arme ayant entraîné la mort, c’est tout. » Le juge aurait pu choisir d’ouvrir une instruction pour homicide volontaire. Contemplant l’ensemble des refus essuyés, des efforts déployés pour tenter de comprendre les circonstances de cette mort tragique, l’avocat soupire : « J’ai du mal à croire qu’on en soit arrivés là. »

L’avocat du gendarme, lui, nie en bloc que l’instruction ait pu être faite à décharge de son client. « Quand on me dit cela, je suis estomaqué », proteste-t-il. « Nous sommes plutôt passifs et on se demande parfois si c’est le magistrat instructeur ou les parties civiles qui dirigent l’instruction. » Selon lui, l’enquête pourrait se terminer cet automne ou cet hiver. « Il faut maintenant qu’on en termine, tout le monde est dans l’attente », estime-t-il. On saura alors si ces cinq années d’enquête aboutissent à un procès ou à un non-lieu.

Marie-Pierre Laronze, pourtant avocate, doute désormais de la justice quand sont en 
cause les forces de l’ordre. « Peut-on parler d’instruction neutre et impartiale ? » demande-t-elle. Elle craint fortement le non-lieu : cela signifierait que, pour le juge d’instruction, il n’y a pas matière à faire un procès. Les versions de la famille et du gendarme, et toutes les zones d’ombre de l’enquête, ne seraient alors jamais débattues devant une cour d’assises.

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