MÉDINE : HISTOIRE D’UN ACHARNEMENT INITIÉ PAR L’EXTRÊME DROITE
– Du rap, des paroles, des actes : démontage d’une opération diffamatoire –
L’affaire est invraisemblable, et pourtant elle monopolise l’attention médiatique et politique depuis trois semaines. Alors que les agressions commises par l’extrême droite se multiplient partout, que des tags et des tracts néo-nazis apparaissent dans tout le pays, qu’un candidat ouvertement pétainiste, niant le caractère antisémite du régime de Vichy, a été massivement promu par les médias l’an dernier, c’est le rappeur Médine qui subit un acharnement délirant cet été.
Une polémique initiée par l’extrême droite
Tout part d’une invitation du rappeur aux Universités d’été de la France Insoumise et d’Europe Écologie les Verts. Lors de ce genre d’événement de la rentrée politique, des invités de différents courants sont invités à débattre. Mais c’est Médine, seule personnalité musulmane et issue des banlieues, qui est la cible d’une opération diffamatoire de grande envergure. Pour la droite et l’extrême droite, l’occasion est trop belle : taper sur la gauche et un artiste musulman, alimenter le fantasme de «l’islamo-gauchisme».
Depuis des années, les fascistes veulent détruire Médine. Au sens littéral. En juin dernier, un groupuscule néo-nazi composé d’anciens gendarmes était jugé après avoir planifié, entre autres, l’exécution du rappeur. Régulièrement, la presse de droite et d’extrême-droite s’en prend à Médine, au point de faire annuler certains de ses concerts. Cet été, l’opération médiatique est plus puissante : elle vise à salir et exclure l’artiste, ses idées, son parcours. Tout, dans le moindre détail de sa vie, est ausculté, dans une sorte de procès à charge gigantesque. Pourtant, contrairement à Zemmour, Le Pen ou Sarkozy, Médine n’a jamais été condamné.
À la mi-août, Rachel Khan, une idéologue macroniste très médiatique, qui a notamment déjeuné gaiement avec Le Pen et milite dans des milieux très à droite, lance l’assaut. Elle traite le rappeur de «déchet», veut faire annuler son invitation aux Universités d’été. Elle interpelle sur Twitter l’élue de la France Insoumise Mathilde Panot à propos du mot «rescapé». Mathilde Panot avait prononcée ce mot à l’Assemblée des mois plus tôt à propos de la Première Ministre Borne, qui avait été maintenue à son poste par Macron. Rachel Khan estimait que ce mot devait être «expliqué» par Médine. Un raisonnement particulièrement tortueux pour ne pas dire hors sujet.
Sur Twitter, le rappeur répond à la question de Rachel Khan, en la décrivant comme «Reskhanpé», car «jetée de la place du Hip Hop». Un jeu de mots plutôt moyen, et obscur si l’on ne sait pas à quoi il fait référence, à savoir le parcours professionnel de l’intéressée.
Rachel Khan est connue par les rappeurs car elle avait dû démissionner du «centre culturel Hip-Hop de la Ville de Paris» après avoir publié un livre très à droite. Un brûlot contre les idées «décoloniales». Un ouvrage félicité par le Rassemblement National. Après cette démission, Rachel Khan avait retrouvé un fauteuil confortable sur la chaîne d’extrême droite Cnews.
À partir de ce jeu de mot, c’est l’emballement. Khan, le nom de famille du père Gambien de l’essayiste, est un nom musulman d’Afrique de l’Ouest. Mais Rachel Khan a aussi une mère juive, dont la famille a subi la déportation. Qu’importe si Médine est coutumier d’expressions autour de Khan, puisqu’il surnomme sa famille la «Khan family» depuis des années sur les réseaux, que sa compagne a écrit en 2021 un livre «Bienvenue à la Khantoche» ou que son fils se nomme Gengis, en référence au Khan mongol. Qu’importe si le tweet vise les mésaventures de l’essayiste de droite dans le milieu du Hip-Hop…
Les médias parlent immédiatement, sans doute possible, d’une attaque antisémite visant les origines de Rachel Khan. Le rappeur précise immédiatement qu’il visait «le parcours professionnel» de sa détractrice et s’excuse d’une formule «pas adaptée» qui «n’était pas dirigée vers sa famille ni vers les victimes du drame de la Shoah». Cela ne suffit pas. Tous les médias et l’extrême droite, d’habitude si tolérants avec le racisme, accusent le rappeur d’antisémitisme et d’islamisme. Et dissèquent son passé, jusqu’à attaquer son nom d’artiste – Médine est une ville sainte de l’Islam –, alors que Médine est juste… son prénom de naissance.
Géométrie variable
La fachosphère déterre une photo de 2014 de Médine faisant une quenelle. Le présentateur télé Yann Barthès avait pourtant été photographié la même année faisant une quenelle sans être jamais inquiété. Il avait suffit qu’il déclare «ce n’était qu’un gimmick à la mode sur les photos et qui au fond ne représente plus grand chose aujourd’hui» pour être absout. On a vite oublié aussi les quenelles du basketteur Tony Parker, du judoka Teddy Riner, du chanteur Patrick Bruel, de Yannick Noah qui a pointé le doigt vers le soleil en compagnie de Dieudonné – un signe antisémite sans ambiguïté .. Les humoristes Jean-Marie Bigard ou Arnaud Tsamère, dont le dernier est un habitué des plateaux de France 2 et des studios de RTL, ont aussi été photographiés faisant une quenelle. Aucune de ces personnalités n’a jamais été inquiétée pour ces gestes. Toutes, même, ont pu continuer leurs carrières médiatiques.
Mais pas Médine ? Il est pourtant le seul de cette longue liste à avoir reconnu publiquement son erreur. Le 23 mai dernier, interrogé par Médiapart, il s’était excusé : «Je revendique le droit à l’erreur. J’ai regretté [ce geste] parce que des récupérateurs et la personne en question lui ont donné un autre sens. Avec le recul, ça fait partie des errances que j’ai pu avoir. Je me trompe parfois, et je n’ai surtout pas peur de le dire en public.»
Soyons clairs : la quenelle est un geste abject, malheureusement popularisé par Manuel Valls qui, en voulant l’interdire au début des années 2010, l’a paradoxalement mis sur le devant de la scène. Antisémite, la quenelle était alors devenue un symbole confus de détestation du ministre, largement repris. 10 ans plus tard, ce geste est heureusement passé de mode.
Aujourd’hui, lorsque Macron tente de réhabiliter Pétain et Maurras, figures de proue de l’antisémitisme français, lorsque Le Figaro fait l’apologie de l’antisémite Barrès, lorsque Darmanin publie un livre aux accents antisémites, il n’y a aucune polémique. Le problème n’est donc pas la quenelle. Il est ailleurs : Médine est musulman, rappeur et militant, il aura donc forcément tort aux yeux des dominants.
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Venons en au fond. Car ce qui compte ce sont les paroles et les actes. Et nous n’avons pas trouvé, ces 10 dernières années, une parole ou un acte de Médine qui corresponde au portrait à charge délirant qui est fait cet été. Bien au contraire.
Des paroles
Pour Médine, «le rap n’est pas une machine à sous mais une machine à penser», il doit délivrer un message, éveiller les consciences. L’intégralité de l’œuvre de Médine se dresse contre l’intolérance religieuse, le racismes, le choc des civilisations. Et appelle à l’amitié entre les peuples.
Dès 2005, le titre de son album, systématiquement tronqué par les médias, est «Jihad : Le plus grand combat est contre soi-même». Autrement dit, le vrai jihad est un combat intérieur, spirituel, un acte de sagesse et pas un acte de violence. Dans cet album, Médine compose notamment le superbe titre «Du Panshir à Harlem» qui retrace le parcours de Malcolm X, militant afro-américain, et de Massoud, commandant Afghan qui résistait à l’armée russe et aux fanatiques religieux. Le morceau dénonce les talibans qui comprennent le Coran «comme des ânes» et finiront par tuer Massoud, mais aussi les suprémacistes noirs qui vont abattre Malcolm X lors d’un meeting. Le héros de la cause noire finit «assassiné par ses frères». À travers ce double portrait de figures émancipatrices, Médine attaque les sectarismes, religieux et politiques.
Même complexité dans « Alger pleure » où l’artiste parle de sa double origine, française et algérienne, «moitié colon moitié colonisé». Il dénonce naturellement les exactions de l’armée française mais aussi les excès du FLN et souligne l’engagement de certains français «sympathisants de la cause indépendantiste». Il conclut, en guise d’appel au dialogue : «Du pied noir au maquisard, on est tous en mal d’histoire». Sur un sujet aussi sensible, Médine refuse les assignations identitaires et les conflits ethniques et religieux. Le terrain était pourtant miné, il esquive les pièges de façon magistrale.
Dans la même logique, le rappeur dénonce en 2022, dans le morceau «Perles d’Insta», les «muslims de chez Wish», qui n’ont «pas lu le Livre» et lui donnent des leçons de religion ou de langue arabe, lui le métis marié avec «une belle laotienne». Dans «Hotmail» en 2006, il dénonçait déjà les forums «Où l’on confond Massoud et Oussama Ben Laden» et se moque des obscurantistes voulant interdire sa musique, ceux qui «veulent être plus royalistes que les rois». Traité d’islamiste par la droite, il est aussi attaqué par les dogmatiques.
Dans le titre Grand Médine en 2014, le rappeur chante : «je veux réconcilier les gens pas comme Soral mais Desmond Tutu», dénonçant ainsi l’essayiste antisémite proche de Dieudonné, et prend pour exemple l’archevêque sud africain qui luttait contre l’apartheid. En 2008, dans le titre RER D, il chante : «Que pensez-vous ici de l’antisémitisme ? Réponse : C’est un cancer tout comme l’islamophobie».
Dès 2004, Médine livrait une analyse assez fine du conflit israélo-palestinien, avec les titres «David» et «Daoud». Refusant les schémas manichéens, il racontait l’histoire de Daoud, palestinien dont le frère a été tué par l’armée Israélienne et qui veut se venger, et de David, adolescent israélien anti-colonialiste, en désaccord avec ses parents, militaires. David est tué dans un attentat, il «est mort et ses parents vont se venger». Un récit croisé bouleversant dénonçant la spirale sans fin de la violence et de racisme au Proche-Orient.
Dans «Médine France» en 2022, le rappeur critique à la fois la précarité et le racisme qui règne en France mais aussi «l’Algérie des généraux» ou Dubaï est ses «exilés fiscaux» et la coupe du monde a Qatar «pleine de sang d’bosseurs». Un texte fort qui s’en prend aux puissants de tous les pays, au capitalisme, sans tomber dans le schéma facile d’un «choc» entre monde musulman et occident.
La chanson «J’démine» sortie en 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo est un appel à la paix. Il déplore : «ils me prennent pour un poseur de bombes», demande «Qui importe le conflit ? Qui complique les rapports ? Qui crée du repli et du communautarisme ?» et explique : «Nous étions vêtus de combinaisons marquées « co-exist », C’est pas l’bruit des bottes qui effraie, mais le silence des pantoufles».
Ses références sont régulièrement marquées à gauche, puisqu’il se décrit comme «Anti-colonial Jean Jaurès» dans un morceau de 2015, se réfère à Edwy Plenel ou aux grandes personnalités militantes et anti-colonialistes. Il va plus loin en 2023 dans une interview donnée au média Ballast en expliquant : «On veut la justice sociale, on veut combattre l’extrême droite, on veut en finir avec les mécanismes d’oppression qui frappent à la fois les populations LGBT, à la fois les racisés, à la fois les féministes. On doit aller dans le même sens, avoir un ennemi commun».
Bref, les mots de Médine sont à l’opposé de ce qui en est dit dans les médias, et bien plus érudits et pertinents que ceux des dirigeants de la gauche française.
Des actes
Car Médine est aussi engagé dans le monde réel. Il y a 10 ans, le rappeur participait déjà à un concert pour la libération de Salah Hamouri, prisonnier politique palestinien. Quelques années plus tard, il était à la Fête de l’Humanité. En 2023, il était dans la rue contre la réforme des retraites, chose rare par les temps qui courent : une célébrité qui se met en jeu directement dans les manifestations.
Le 1er mai, Médine chantait au Havre contre la venue du RN dans sa ville. Depuis quelques années, il s’engage dans les combats contre le racisme et les LGBTQIphobies, participe volontiers aux concerts anti-racistes et antifascistes, s’engage dans le réseau associatif du Havre…
Combien de militants et de personnalités de gauche peuvent se vanter d’en avoir fait autant dans la lutte contre l’extrême droite et pour populariser nos mots d’ordres dans un contexte aussi défavorable ? Combien ont diffusé aussi largement une culture populaire et historique, touchant autant de monde ?
Certainement pas les élus du PS et des verts, qui ont accompagné tous les reculs politiques des dernières années, allant jusqu’à manifester avec le syndicat Alliance pour réclamer plus d’impunité policière. Plutôt que d’accabler un chanteur, ils devraient se cacher sous terre.
Et maintenant ?
L’opération de l’extrême droite est en train de gagner, au moins médiatiquement. Les plus grand racistes décernent des brevets d’anti-racisme, et la gauche obéit. Des élus EELV se décommandent de leur propre Université d’été. Une partie d’entre eux n’en finit plus de se soumettre dans les médias : des écologistes parlent de Médine avec paternalisme, comme s’il était un sauvage inculte qu’il faudrait éduquer. Oubliant que l’artiste est bien plus érudit et fin que la plupart des chefaillons des partis de gauche.
Les offensives contre le rap ne sont pas nouvelles. Avant Médine, les rappeurs du groupe Sniper, de La Rumeur, NTM et bien d’autres avaient été attaqués par la droite et les syndicats de police. Sauf qu’en 2023, une partie de la gauche hurle avec les loups.
Cette affaire aura au moins le mérite de poser une ligne de démarcation claire entre une gauche bourgeoise, prête à s’excuser face aux attaques de l’extrême droite, et celle qui reste fière, qui refuse d’étouffer une parole issue des quartiers.
Le constat est amer, mais si vous avez lu jusqu’ici, nous espérons que ce long article vous aura au moins donné envie de (ré)écouter les titres de Médine.
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