7 juillet 2019
Les récentes affaires de violences policières pendant des opérations de maintien de l’ordre, à Nantes le soir de la Fête de la Musique ou sur le pont de Sully le 28 juin, invitent à s’interroger sur le fonctionnement de la chaîne hiérarchique lors de telles opérations. En effet, au cours d’une manifestation ou d’un rassemblement dans l’espace public, les interventions policières ne sont pas facilement lisibles pour le manifestant, le journaliste ou le chercheur.
Ainsi, il n’est jamais évident, pour une opération de maintien de l’ordre, de déterminer où sont prises les décisions qui déterminent l’action policière sur le terrain.
De rares moments où l’information transparaît
Rares sont les bonnes analyses expliquant la façon dont la police gère les foules et maintient l’ordre dans l’espace public.
Parfois certaines séquences judiciaires permettent d’obtenir des informations utiles pour comprendre le fonctionnement de la chaîne de commandement. Mais ces moments restent peu nombreux.
Ainsi, au cours des dernières années, seul le procès en 2016 de trois agents de la BAC de Montreuil qui ont blessé et éborgné des manifestants en juillet 2009 peut être identifié comme un des ces moments de réflexivité collective publique sur le maintien de l’ordre. On peut aussi penser au procès à venir du CRS qui a éborgné le syndicaliste Laurent Théron, avec une grenade de désencerclement, lors d’une manifestation contre la loi El-Khomri en septembre 2016.
Quelles sont dans ces contextes les chaînes de commandement et d’action des policiers et des gendarmes lorsqu’ils font du maintien de l’ordre ?
Des règles de manifestations qui varient
Le droit de manifester suppose en France, et ceci depuis 1935, une déclaration préalable en préfecture de la part des organisateurs. Et il revient donc aux préfets, relais directs du pouvoir politique, de garantir l’ordre public. Cette obligation juridique s’accompagne toutefois d’une certaine indulgence dans son application.
En province notamment, il n’est pas rare que nombre de manifestations ne soient pas déclarées, et les préfectures se montrent généralement assez tolérantes face à ces manifestations non déclarées, ainsi que l’a montré Olivier Fillieule, en 1997, dans Stratégies de la rue.
D’après les propos que nous avons pu recueillir en interrogeant des policiers (dans le cadre de mes recherches doctorales), la règle implicite qui prévaut est la suivante : les manifestations non déclarées sont tolérées jusqu’aux premiers troubles à l’ordre public, à partir desquels les forces de l’ordre procèdent à la dispersion des participants.
À Paris, le régime est nettement plus strict : compte tenu des enjeux politiques particuliers et de la présence de nombreux lieux de pouvoir (ambassades, ministères, palais de l’Élysée), une manifestation non déclarée aura de très fortes chances d’être bloquée ou dispersée dès le départ.
En plus de cette interprétation du cadre légal, les préfets, souvent à l’issue d’échanges avec le Directeur Départemental de la Sécurité Publique (ou du Commandant de Groupement de la gendarmerie) et des représentants des forces mobiles (les Compagnies Républicaines de Sécurité, rattachées à la Police nationale et les Escadrons de Gendarmerie mobile, qui relèvent donc de la Gendarmerie nationale), peuvent ensuite donner des instructions plus précises en fonction du contexte, du parcours déposé par les organisateurs de la manifestation ou des groupes participants à celle-ci.
Par exemple, si les services du Renseignement territorial ont averti que des groupes d’ultra-gauche, considérés comme « à risque », seront présents dans le cortège, le préfet peut demander au commissaire de police, à l’officier CRS ou au commandant de gendarmerie qui dirige les opérations sur le terrain de « protéger le quartier commerçant des dégradations et des pillages » ou bien « d’isoler et de neutraliser la nébuleuse contestataire ».
Le « cadre d’action » contre le cadre « de réaction »
Il convient de préciser que ces instructions s’inscrivent dans ce qu’on appelle le « cadre d’action », décrit dans la circulaire du 8 novembre 2012 adressée aux CRS, celui-ci recouvre les contextes où les forces de l’ordre ne sont pas attaquées et peuvent prendre l’initiative, après avoir effectué les sommations d’usage, d’utiliser un certain nombre de techniques ou d’armes à leur disposition.
Par exemple, pour disperser un attroupement, elles pourront recourir au bond offensif – autrement dit une charge –, aux grenades lacrymogènes, aux GLI-F4 – qui contiennent de l’explosif et produisent une détonation de 160 décibels au point d’impact – ou aux grenades de désencerclement.
Le LBD 40, qui est venu remplacer le flashball, ne peut lui être utilisé que dans un « cadre de réaction », décrit dans la circulaire du 22 juillet 2011 relative à l’organisation et à l’emploi des unités de gendarmerie mobile. En d’autres mots, un usage par les CRS ou les gendarmes mobiles que lorsque ces derniers « ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent » ou que si des violences sont exercées à leur encontre.
Le caractère particulier de la police française
La plupart du temps, et dans la mesure du possible, les donneurs d’ordres et les officiers s’efforcent de retarder l’intervention car les états-majors sont bien conscients qu’ils ont énormément de difficultés à faire retomber la tension – « à faire redescendre la température » comme le disait un officier de gendarmerie que nous avons pu interroger récemment – une fois que des affrontements ont eu lieu.
C’est l’une des raisons qui donne au maintien de l’ordre français un caractère particulier : de l’attente, voire de la passivité, puis une intervention policière relativement massive qui exclut la plupart du temps tout retour un arrière.
On est bien loin des principes de la désescalade qui ont peu à peu été mis en application dans d’autres pays européens
BAC autonomes contre CRS mieux formés
Sur le terrain, pendant la manifestation, les forces spécialisées en maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) peuvent côtoyer des unités moins bien formées, comme les Brigades Anti-Criminalité (BAC).
Si ces dernières sont généralement décriées et critiquées par les CRS et les gendarmes mobiles (qui déplorent leur brutalité et leur manque de professionnalisme) lors des entretiens que nous avons menés avec certains d’entre eux, elles sont pourtant ardemment défendues par les responsables de l’ordre public – préfets, directeurs de cabinet préfecture, etc.
En effet, en opération de maintien de l’ordre, elles gardent leur autonomie, ce qui permet au dispositif policier mis en place sur le terrain de conserver souplesse, réactivité et adaptabilité.
Quand les CRS et les gendarmes mobiles doivent attendre l’ordre de leur supérieur hiérarchique (qui reçoit lui-même les consignes du centre de commandement) pour effectuer le moindre geste – charger, faire un tir de grenade lacrymogène, tirer au LBD –, les BAC (ou les BRAV-M depuis quelques semaines) fondent leur action sur l’initiative individuelle.
On aurait ainsi tort de considérer que l’emploi des BAC dans les opérations de maintien de l’ordre se fait uniquement parce que l’État ne dispose pas de suffisamment d’effectifs en forces mobiles : les BAC sont aussi vues comme un moyen permettant de ne pas avoir à compter sur des forces mobiles parfois lentes à réagir à cause d’un encadrement hiérarchique très fort.
Quand le politique entretient le flou
Ce qui reste relativement flou, c’est le poids du politique – au plus haut niveau de l’État – qui pèse sur la conduite de certaines opérations de maintien de l’ordre.
Si le schéma qu’on vient de décrire fonctionne pour les manifestations routinières, il n’en va pas de même lors des séquences de contestation sociale importante, comme a pu l’être le mouvement des « gilets jaunes ».
Les éléments empiriques permettant de déterminer le rôle exact joué par le président de la République, le premier ministre, le ministre de l’Intérieur ou leurs conseillers respectifs sont assez difficiles à trouver.
Mais on peut supposer qu’en période de crise, ils jouent un rôle non négligeable dans la conduite stratégique des opérations de maintien de l’ordre, tout du moins à Paris ou dans les autres foyers de contestation importants.
D’ailleurs, lors de mouvements sociaux d’ampleur, il n’est pas rare que le ou la Garde des Sceaux se fende d’une circulaire à destination des procureurs pour leur indiquer ou leur rappeler quels articles de loi peuvent être utilisés pour poursuivre des manifestants. Cela a été le cas pour les « gilets jaunes », avec une circulaire émise par Nicole Belloubet le 22 novembre 2018.
Le risque inhérent à la mainmise du politique sur la conduite des opérations de maintien de l’ordre les plus cruciales est double.
D’une part, la police des foules peut devenir l’instrument privilégié par les gouvernants pour gérer les conflits sociaux, au détriment de l’appui sur les partenaires sociaux, les parlementaires ou les élus locaux ; d’autre part, en faisant des forces de l’ordre le dernier rempart entre lui et la rue, le gouvernement court le risque de se rendre aveugle aux écarts de conduite et aux violences policières lors des manifestations, ce qu’illustrent assez bien les déclarations d’Emmanuel Macron ou d’autres membres du gouvernement tout au long de la séquence des « gilets jaunes ».
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