Sur fond d’espionnite, les incroyables dérives de l’enquête contre la mouvance écologiste

POLICE ENQUÊTE

Dans l’enquête sur l’intrusion dans la cimenterie Lafarge à Bouc-Bel-Air fin 2022, les policiers de l’antiterrorisme ont ciblé un photojournaliste proche des écologistes, et déployé, sans succès, des moyens techniques considérables dans un dossier visant avant tout des militants politiques.

Karl Laske et Jade Lindgaard

29 septembre 2023

Il est photojournaliste et il est devenu sans le savoir une cible des services de l’État pendant près de six mois. Proche du mouvement antibassines, dont il a suivi plusieurs mobilisations, Y. a été l’un des premiers suspects dans l’enquête sur l’intrusion dans la cimenterie Lafarge à Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône) le 10 décembre 2022.

Ses photos de l’action sur le site de La Malle ont été publiées dans de nombreux médias, parmi lesquels Libération, le jour même. On y voit des militant·es écologistes, en combinaison blanche, pénétrer et circuler dans la cimenterie, l’une des cinquante usines les plus polluantes en France, et la mettre symboliquement à l’arrêt.

Les policiers de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire sont entrés chez Y. en son absence. Il a été pris en filature, écouté, photographié et filmé, avant d’être mis en examen, le 11 juillet 2023, de même qu’une militante, M., pour « association de malfaiteurs », « dégradations en bande organisée » et « destruction d’engins de chantier » par la juge d’instruction d’Aix-en-Provence Laure Delsupexhe.

Lors de l’action dans la cimenterie Lafarge de Bouc-Bel-Air, le 10 décembre 2022. © Photo Y.

L’enquête qui le met en cause, ainsi que M., ne repose que sur des spéculations, en dépit des moyens techniques considérables mis en œuvre. Aucune preuve de leur participation aux faits n’a été apportée.

Co-saisie par les juges de cette affaire, la Division nationale pour la répression du terrorisme international et séparatiste (DNRTIS) de la SDAT a pourtant utilisé le « pack d’interception Centaure » destiné à intercepter des communications voix, SMS, MMS, les données IP, y compris les métadonnées des applications de messagerie cryptées, et les data IP de navigation Web, ces informations étant transférées au service de police à flux continu.

Les filatures de Noël

À l’aube du 20 juin, suivant un scénario appliqué à plusieurs dizaines de personnes, les policiers ont cassé la porte d’entrée du domicile de Y. – qui n’était pas fermée à clé – et l’ont sorti du lit. « Ils sont entrés à dix, en mode perquisition antiterroriste, raconte Y. Ils m’ont plaqué au sol. Ils m’ont menacé : “Si tu bouges, on te frappe.”  J’avais pris une serviette parce que j’étais tout nu. Ils me criaient : “Lâche ça, lâche ça !” »

Ils mettent l’appartement de Y. sens dessus dessous. « Parmi mes vêtements, ils ont pris une chemise noire, un pantalon noir, ils ont posé à côté des lunettes de protection, ils ont fait un tas qu’ils ont photographié. Ils m’ont dit : “Ça fait très monochrome tout ça.” La semaine précédente, j’avais suivi la manif’ contre le Lyon-Turin, ils savaient très bien que je n’étais pas tout de noir vêtu… »

Dans la bibliothèque, ils s’emparent des livres édités par La Fabrique, jugés radicaux. D’une photo aussi. Un policier s’installe dans la cuisine pour consulter sur place et saisir tous les contenus informatiques qui sont découverts (disques durs, cartes mémoire…). Puis direction les locaux de garde à vue, à 200 kilomètres heure. À l’hôtel de police d’Orléans, il apprend que les enquêteurs l’ont identifié grâce aux métadonnées d’une de ses photos. Le numéro de série de son appareil a permis de remonter à Panasonic, puis au magasin, qui a donné son nom et ses coordonnées.

Durant la garde à vue, les policiers reconnaissent qu’ils travaillent sur lui « depuis des mois et des mois » et le confrontent à des géolocalisations, des filatures, des contacts et des soupçons bien souvent infondés. Les policiers antiterroristes peaufinent un scénario plus qu’une enquête.

« Ils m’ont accusé d’avoir acheté une tente pendant l’été, poursuit Y. Ils m’ont dit : “Vous avez un camion aménagé, pourquoi acheter une tente ?” J’étais allé dans le Sud, j’avais fait du camping une semaine… Mais comme je m’étais arrêté sur une aire d’autoroute qui n’est pas loin de l’usine, pour eux, j’étais allé faire des repérages. En réalité, ils savaient très bien où j’étais, puisque j’ai fait un sujet sur des vendanges. »

Dès le mois de décembre, des équipes d’enquêteurs le prennent en filature. Il est à Paris pour les fêtes et ils prennent des photos de lui avec sa sœur et ses enfants dans le RER. Ils suivent la voiture de son père qu’il a prise pour se rendre à un apéro chez des amis, prennent en photo les personnes rencontrées, leurs interphones. Ces photos sont versées au dossier d’instruction.

En janvier, il est vu à Niort (Deux-Sèvres) au procès des personnes poursuivies après la manifestation contre la réserve d’eau de Mauzé-sur-le-Mignon en 2021, une action qu’il avait couverte, et parle avec quelques connaissances. Des photos sont prises. « Ils disent qu’on ne se salue pas, qu’on essaye de masquer le fait qu’on se connaît, que c’est louche… », relève-t-il. Les réunions auxquelles il a assisté durant cette période sont toutes « conspiratives » aux yeux des policiers.

Balises GPS et logiciel espion

Une balise GPS est placée sous sa voiture à plusieurs reprises et des filatures sont opérées. « Ils m’ont suivi quand je suis allé en voiture chercher un colis contenant des croquettes pour mon chien, poursuit-il. Je sais qu’ils sont allés dans le magasin, compter les colis que j’avais reçus ! J’ai aussi vu des photos prises derrière un buisson devant chez moi. »

Pour peaufiner leur espionnage, les enquêteurs réquisitionnent des images de vidéosurveillance de la ville de Tours (Indre-et-Loire). Comme si tous ces dispositifs ne suffisaient pas, le parquet a requis « la mise en place d’un dispositif technique » au domicile du photojournaliste, en dehors des heures légales. Un logiciel espion permettant la captation des données reçues, émises ou stockées, est installé, en physique, dans son téléphone. Pour ce faire, un juge des libertés et de la détention d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Jean-Noël Giacomoni, a autorisé l’intrusion effectuée par des techniciens de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), sous couvert du secret défense.

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Dès le mois de décembre 2022, des équipes d’enquêteurs prennent Y. en filature. © Photo Alain Pitton / NurPhoto via AFP

L’opération est réalisée sans que Y. s’en aperçoive. L’espionnage s’est étendu sur deux périodes d’un mois et demi. Aucun élément à charge n’émerge de ces surveillances.

Cela n’empêche pas Le Parisien, relayant les services de police, de qualifier, le 11 juillet, jour de sa convocation chez les juges, le photojournaliste de « pilier » du mouvement des Soulèvements de la Terre, « connu des services de renseignement pour appartenir à la mouvance ultragauche, et assurer la communication du site anarcho-autonome Inter-orga-eau37 ».

En réalité, la Coordination Eau37 est une structure interassociative dédiée à… la situation hydrologique en Indre-et-Loire, et elle n’a rien d’anarchiste. Son appel sur la défense des ressources en eau dans le département a été signé par de nombreuses associations et élu·es de gauche et écologistes, notamment le maire de Tours et deux de ses adjointes.

Y. a demandé aux juges la restitution de son matériel professionnel saisi en juin par les policiers, notamment ses deux ordinateurs, son appareil photo et les disques durs contenant ses travaux en cours. Sans réponse pour l’instant.

Dans ce dossier, les juges ont donc adhéré au scénario de l’antiterrorisme, lui-même inspiré, dès le mois d’octobre 2022, par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, qui a brandi le spectre de l’apparition d’un « écoterrorisme » après des heurts survenus à Sainte-Soline. « L’écoterrorisme est déjà en action », annonce d’ailleurs Le Figaro peu après « le raid éclair » dans la cimenterie, le 10 décembre. « L’opération qui a visé l’usine Lafarge laisse entrevoir de plus noirs scénarios », prédit même le quotidien.

La première orientation de l’enquête consiste en une « opération de ratissage » autour de l’usine, « pour détecter les axes d’arrivée, de stationnement et de repli des protagonistes », et ce dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres. Sur place, trois profils ADN sont retrouvés en tout et pour tout, sur des gants et sur un filtre de cigarette. Les premiers enquêteurs saisissent les données des caméras de surveillance des centres de sûreté urbaine, des gares, des centres commerciaux et des bus. Soit quinze téraoctets d’archives vidéo.

Reconnaissance faciale

Des albums photo sont constitués à partir des images de vidéosurveillance des lignes de bus qui traversent Bouc-Bel-Air, en direction de Marseille ou d’Aix-en-Provence. Pour une seule de ces lignes, les photos de 105 femmes et 70 hommes sont transmises au fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ), afin d’être éventuellement identifiés par le logiciel de reconnaissance faciale maison, FaceVACS-VideoScan (Cognitec).

Ce procédé déjà utilisé massivement par les services d’enquête (en 2021, il l’a été près de 500 000 fois par la police et 117 000 fois par la gendarmerie) a récemment été contesté devant le Conseil d’État, qui l’a validé à quelques réserves près, en avril 2022, jugeant que « le dispositif de reconnaissance faciale ne peut être utilisé par les services compétents qu’en cas de nécessité absolue »« lorsque subsiste un doute sur l’identité d’une personne dont l’identification est requise ».

À ce jour, huit personnes semblent avoir été identifiées par cette méthode, selon les services d’enquête, ce qui ne prouve pas qu’elles ont participé à l’action – car elles ont pu se trouver à proximité, en soutien, ou accompagner des proches. Preuve n’est pas non plus apportée qu’il s’agit d’elles sur ces images. Plusieurs rapprochements effectués sur le TAJ ont été démentis. C’est le cas de J., soupçonné d’avoir pris la ligne 51 et d’être descendu gare Saint-Charles, à Marseille. Son téléphone le situait dans le département de la Loire au moment des faits et il n’avait aucun contact avec les personnes mentionnées dans le dossier. C’est aussi le cas de F., nom de code « XH43 », que le logiciel avait faussement identifié à la porte d’un bus. Difficile à joindre, il a finalement été interpellé et placé en garde à vue, puis remis en liberté.

La surveillance des militant·es effectuée sur des lieux de manifestations du réseau antibassines a aussi nourri les services d’enquête plusieurs mois après les faits. Ainsi, M. a été identifiée le 20 mars à Melle (Deux-Sèvres) en compagnie d’un militant connu, lui-même sous surveillance. Sa photo semble matcher avec l’un des visages filmés dans un bus. Elle est placée sur écoute du 24 mars au 22 juin. Peu avant les faits, elle a effectué un retrait à Nantes. Son portable s’est éteint le 8 décembre et s’est rallumé trois jours plus tard. « Il n’y aucun moyen de prouver que vous n’étiez pas à Bouc-Bel-Air », lui annoncent les policiers, qui n’ont en réalité pas les moyens de prouver qu’elle s’y trouvait.

Contrôle douanier

Les enquêteurs soupçonnent aussi la tenue d’une réunion « conspirative » à Saint-Étienne (Loire), les 3 et 4 décembre, afin de préparer l’action. Dans le cadre d’une enquête déjà ouverte pour des dégradations de mâts d’éoliennes, des mis en cause placés sur écoute ont évoqué la venue de militant·es des Soulèvements de la Terre. Les portables de trois personnes de la mouvance ont « borné » à Saint-Étienne. Elles sont depuis lors soupçonnées par l’antiterrorisme d’être des cadres du mouvement. Mais là encore, les enquêteurs spéculent plus qu’ils ne prouvent.

Militants aguerris, B. et E. ont été suivis jusqu’en Espagne du 3 au 5 mars par les services antiterroristes. « Vêtu d’un bas de jogging gris clair et d’une veste à capuche bleu foncé », B. va chercher sa voiture dans un garage à Nantes, relèvent les policiers. Il passe chercher E. à un arrêt de tramway. Ce dernier, « cheveux bouclés et fournis »« porteur d’un sac à dos violet », prend la route avec lui. Les deux amis prennent l’autoroute A10 en direction de Bordeaux, puis obliquent en direction de Carcassonne, puis de Narbonne. Ils font un plein d’essence, la frontière franco-espagnole approche.

À 20 h 33, sur l’A9, en direction de Barcelone, à hauteur du péage du Boulou, la douane intercepte le véhicule, à la suite de la diffusion du signalement du véhicule de B. Le contrôle douanier relève la présence de deux livres dans le véhicule : Comment saboter un pipeline, d’Andreas Malm, et Programme de désordre absolu, de Françoise Vergès, tous deux édités par La Fabrique. Pas de quoi faire une saisie douanière.

Le véhicule poursuit sa route vers Barcelone, où les deux militants participent à différentes réunions publiques, « à l’idéologie antisystème », et à une manifestation contre l’extension de l’aéroport d’El Prat et plusieurs mégaprojets régionaux. Un soir, B. prend la parole pour évoquer, « en chanson », la guerre de l’eau en France. Les services antiterroristes assurent qu’il a annoncé « un évènement pour la défense de la terre et de l’eau ». Il aurait même dit « le 25 mars, ce sera la guerre ». B. a-t-il pu prévoir ou même préparer les futurs affrontements autour de la bassine de Sainte-Soline ? Hantés par l’écoterrorisme, les policiers ne sont pas loin de le croire. Ou en tout cas de l’imaginer.

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