À Bruxelles, la France protège la finance

La France est réceptive aux demandes de BlackRock. Le plus grand fond d’investissement du monde souhaite obtenir que le secteur financier soit exclu du devoir de vigilance.

Pour mettre un terme à l’impunité des multinationales, les pays européens négocient une directive sur le devoir de vigilance. En coulisses, la France manœuvre pour protéger le secteur financier.

Les banques et le secteur financier européen jouent un rôle clé dans la crise climatique en finançant massivement de grands projets d’extraction pétrogaziers dans le monde. Vont-ils enfin devoir rendre des comptes ? Avec l’appui de la France, qui se comporte en véritable alliée de la finance, ils sont en passe d’y échapper.

Les manœuvres se déroulent en ce moment, dans le huis clos bruxellois. Les institutions européennes négocient en effet l’adoption d’une directive — un texte établissant des objectifs à atteindre par les États membres — sur le devoir de vigilance. Ce texte, qui fait suite à la loi française promulguée en 2017, doit permettre de mieux réguler l’activité des multinationales, dont les banques, établies ou actives en Europe, en leur imposant de prévenir et cesser les violations des droits humains et les préjudices environnementaux qu’elles provoquent dans le monde. Il rendrait justice aux personnes affectées par leurs activités, en leur donnant accès aux tribunaux européens.

Dernière ligne droite pour le devoir de vigilance

Il existe, pour l’heure, trois textes : celui publié par la Commission en février 2022, celui amendé par le Conseil en décembre 2022 et, enfin, la mouture plus ambitieuse adoptée par le Parlement européen en juin 2023. La version finale est en cours de négociation dans les « trilogues », des tractations opaques orchestrées par la Commission entre le Conseil de l’UE — qui représente les États membres — et le Parlement européen — où siègent les 705 eurodéputés. Ce moment est jugé « crucial » par toutes les personnes que nous avons interviewées, au sein des institutions européennes comme de la société civile. « Nous sommes dans le “money time” [le moment où tout se joue] », résume l’eurodéputée française Manon Aubry, coprésidente du groupe de la gauche unitaire européenne. Le texte final est espéré d’ici la fin de l’année 2023.

Il faudra, avant cela, trancher d’épineuses questions. Parmi elles : l’inclusion ou non des services financiers dans le périmètre de la directive. En d’autres termes, l’UE doit-elle considérer que les établissements financiers, tels que les banques, les fonds d’investissement, les assureurs et les fonds de pension, sont responsables de la manière dont leur argent est utilisé par les entreprises ? Le Parlement européen répond oui. La France, elle, n’est pas du tout de cet avis et se montre intransigeante au sein du Conseil européen. « Elle joue un rôle moteur pour multiplier les exemptions sur le secteur financier », affirme un diplomate européen, proche des négociations, sous couvert d’anonymat.

« Il est inacceptable que la France veuille revenir en arrière sur sa propre loi »

L’estocade a été révélée au grand jour en novembre 2022. Alors que le Conseil de l’UE était sur le point de rendre sa position sur le projet de directive, un État membre a exigé que les services financiers ne soient pas inclus dans son champ. Ce pays, c’était la France, comme l’a révélé Mediapart, qui s’est procuré une note confidentielle de la délégation française.

Des militants contre le projet Eacop de Total en Afrique de l’Est. Sous la pression de la coalition Stop Eacop, plusieurs banques dont trois françaises ont renoncé à financer le projet. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Dans ce document, Paris était d’accord pour inclure « les prestations de services » en amont des activités des donneurs d’ordre, mais demandait d’exempter l’aval de la chaîne de valeur de tous les secteurs — c’est-à-dire les émissions indirectes de gaz à effet de serre liées aux biens et services vendus aux clients. « La France considère que les obligations de vigilance des banques doivent se restreindre à l’amont. Par exemple, à la vérification de la provenance du plastique pour fabriquer leurs cartes de crédit. En revanche, la proposition n’inclut pas l’aval, soit les différents types de services financiers que les banques fournissent aux grandes entreprises, ce qui permettrait pourtant de stopper leurs activités les plus liées à des violations de droits humains ou au changement climatique », déplore Juliette Renaud, qui suit le dossier pour les Amis de la Terre France.

Bercy se défend de vouloir « exempter » le secteur financier

« Cela n’a aucun sens, poursuit Juliette Renaud, puisque ces obligations existent déjà dans la loi française. Les banques publient d’ailleurs des plans de vigilance qui couvrent bien leurs financements et investissements. Il est inacceptable que la France veuille ainsi revenir en arrière sur sa propre loi, ou empêcher son extension au niveau européen. »

À la suite de ces révélations, les représentants français se sont lancés dans une campagne de déni, dénonçant de « fausses informations ». Interrogé par Reporterre, le ministère de l’Économie se défend de vouloir « exempter » le secteur financier. « Nous demandons simplement à ce que tous les secteurs soient traités de la même manière », indique Bercy. « C’est bien une façon d’obtenir une exemption pour le secteur financier, tout en prétendant ne pas le faire », traduit Justine Ripoll, de Notre affaire à tous.

Les banques ont financé pour 673 milliards de dollars de financements les producteurs de charbon, de pétrole et de gaz en 2022. Wikimedia Commons / CC BY 2.0 / International accountability project from Brooklyn, United States

« Cette omission est immense, au vu de l’importance du secteur dans le financement des secteurs les plus problématiques », observe Marion Lupin, chargée de mission politique à la European Coalition for Corporate Justice. Comme l’a récemment montré le rapport annuel « Banking on Climate Chaos », rédigé par des ONG, les 60 premières banques mondiales ont assuré 673 milliards de dollars de financements aux producteurs de charbon, de pétrole et de gaz en 2022 — soit plus de deux fois le budget de la France« Soyons pragmatiques : si vous financez un projet comme Papua LNG, vous savez très bien que le projet ne sera bon ni à court, ni à moyen, ni à long terme, car il aggrave la crise climatique et provoque des violations de droits humains, dit Olivier Guérin, chargé de plaidoyer à Reclaim Finance. En toute logique, il devrait être évité et ses investisseurs doivent être jugés comme responsables. »

« Macron veut faire de Paris la place financière n°1 »

Mais pour quelles raisons la France manœuvre-t-elle de la sorte ? Peut-être pour plaire aux grandes banques, mais aussi à BlackRock, le plus grand fonds d’investissement au monde, comme le montre une enquête menée par l’Observatoire des multinationales« Alors qu’une partie du secteur financier semblait disposée à accepter que ses activités soient couvertes, ne serait-ce que pour clarifier leurs responsabilités dans ce domaine, BlackRock a tout fait pour être exclu du champ de la directive », explique Olivier Petitjean, cofondateur de l’Observatoire. Il aurait trouvé, en France, l’oreille attentive de l’Élysée.

Toujours selon le média d’investigation, la réceptivité de la France aux exigences de BlackRock serait directement liée à la volonté d’Emmanuel Macron et du gouvernement, « soutenus par tout le gratin du monde des affaires », de rendre la place de Paris la plus « attractive » possible pour les grands financiers américains. « C’est une volonté de Macron depuis le Brexit : faire de Paris la place financière n°1, confirme le diplomate approché par ReporterreC’est affiché, et les politiques associées sont mises en place. Dans ce cadre, la France a intérêt à ce que le devoir de vigilance s’applique partout en Europe, pour uniformiser les règles, mais aussi qu’il n’aille pas trop loin, pour rester attrayante pour les acteurs financiers. »

L’Observatoire des multinationales a demandé à la représentation française à Bruxelles et à Bercy de rendre publics les réunions et autres échanges avec des lobbyistes qui ont motivé la position qu’ils ont prise. Sans succès. « Nous avons saisi la Cada [Commission d’accès aux documents administratifs], et la procédure, anormalement longue, est toujours en cours, précise Olivier Petitjean. C’est, en tout cas, une nouvelle illustration de la manière dont les intérêts économiques parviennent à influencer les positions françaises au sein des institutions européennes, loin des regards des citoyens. »

Au bout du compte, la proposition française n’a pas été acceptée telle quelle par les autres pays, malgré ses menaces de constituer une minorité de blocage. Le texte adopté par le Conseil laisse le choix aux États membres d’inclure ou non les services financiers au moment de la transposition de la directive dans leur droit national. Un moindre mal « Non, tranche Olivier Guérin. Si l’inclusion du secteur financier reste à la discrétion des États, ils n’auront aucun intérêt le faire et ne la mettrons pas en place, car les acteurs financiers fuiraient dans les pays les plus laxistes. »

L’Élysée a été encouragé à poursuivre son travail de sape par le Medef

Aujourd’hui, selon nos informations, cette inclusion « à la carte » — qui devrait donc, de facto, revenir à une exemption — correspond à la position défendue par la France dans la dernière ligne droite des négociations. « Cette position est absurde : il faut des normes européennes, dit Clara Alibert, chargée de plaidoyer chez CCFD-Terre Solidaire. La France profite malheureusement du contexte de “pause réglementaire” réclamée par plusieurs pays et acteurs européens. »

L’Élysée a récemment été encouragé à poursuivre son travail de sape par le Mouvement des entreprises de France (Medef) et la Fédération des industries allemandes (BDI), qui mènent une croisade contre le devoir de vigilance. Reporterre s’est procuré un courrier envoyé le 13 juillet au président Emmanuel Macron et au chancelier allemand Olaf Scholz. Dans ce document, le Medef et le BDI estiment, comme la France en novembre 2022, que le secteur des services financiers devrait être soumis « aux mêmes obligations de diligence que tous les autres secteurs ».

Des militants d’Extinction Rebellion avaient repeint trois banques accusées de financer TotalÉnergies pour le projet d’oléoduc Eacop (mai 2023, Paris). Certaines, dont la BNP, ont stoppé leur financement. © Édouard Monfrais-Albertini / Hans Lucas via AFP

Pour ces entités, « l’obligation pour les services financiers d’exercer une diligence raisonnable à l’égard de leurs clients aurait des conséquences juridiques, opérationnelles et économiques » et entraînerait « un risque de désengagement des entreprises dans les zones et les secteurs où il n’y a pas de données fiables, ce qui serait très préjudiciable à la population locale ». En clair, selon ce raisonnement, des obligations trop élevées pour les entreprises européennes provoqueraient leur retrait des pays les plus instables, laissant la place à des entreprises moins scrupuleuses. Un argument repris quasiment mot pour mot par Bercy lors de nos échanges.

À un mois du pic des négociations en trilogue, qui devraient se dérouler mi-novembre, « tous les signaux sont au rouge » juge donc Clara Alibert, « d’autant que la France est, avec l’Allemagne, l’un des rares pays qui s’intéressent vraiment à ce dossier ». D’ici là, l’espoir est mince, pour la société civile — qui organise tout de même des actions partout en Europe, avec la campagne Justice is everybody’s business (La justice est l’affaire de tous) —, de pousser les États membres à inclure les services financiers.

Ceux-ci se réunissent justement le 16 et le 17 octobre pour débattre de leurs lignes rouges et se mettre d’accord sur leur position commune. Le ministère de l’Économie assure à Reporterre qu’en tant que pionnière en matière de devoir de vigilance, la France est déterminée à « porter activement, et jusqu’au bout, le projet de directive ». Mais pas touche à la finance.

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