Recueillant les voix de la droite et capitalisant sur le vote de colère contre un gouvernement qui a appliqué des plans d’austérité sévères, Milei remporte la présidentielle argentine. Mais son mandat sera marqué par des contradictions et de nombreuses faiblesses.
20 novembre
Nous relayons cet article de Fernando Scolnik publié dans La Izquierda Diario, journal argentin, ce dimanche soir.
Ce dimanche soir, le duo Javier Milei-Victoria Villarruel a remporté le scrutin présidentiel argentin, battant la formule Sergio Massa-Agustín Rossi. Par rapport aux élections générales d’octobre, l’extrême-droite a progressé en capitalisant en grande partie sur les votes recueillis par Patricia Bullrich qui, avec Mauricio Macri, avait exprimé son soutien aux candidats de La Libertad Avanza (parti de Milei). Il semble également avoir arraché une grande partie des voix obtenues par Juan Schiaretti.
La soirée d’hier soir marque le début d’une transition inédite en Argentine qui mènera jusqu’à l’entrée en fonction des libertariens d’extrême-droite à la Casa Rosada le 10 décembre prochain. Pour la première fois depuis 1983, un secteur politique qui défend l’impunité des génocidaires (responsables des crimes de la dictature entre 1976 et 1983) et nie les 30 000 disparus de la dictature accède au pouvoir. Ce n’est pas tout, puisqu’il s’agit par ailleurs de candidats qui ont défendu le ménémisme – la période la plus néolibérale de l’histoire argentine – et qui promeuvent la dollarisation de l’économie, la libéralisation illimitée du commerce, les privatisations, les réformes structurelles, les attaques contre les droits de la femme et la discrimination à l’encontre des différentes minorités.
Un tel secteur politique n’a pu l’emporter que grâce au soutien de Macri et de Bullrich (figures du PRO, parti de droite), qui lui ont permis de progresser lors de ce scrutin, et grâce au vote de colère contre un gouvernement responsable de politiques d’austérité, de la crise sociale et d’une inflation historique par rapport aux trois dernières décennies. Le péronisme a en effet ouvert la voie à la droite, et nous y reviendrons.
Nous sommes face à une nouvelle histoire qui ne fait que commencer. La droitisation qui s’est exprimée dans le processus électoral et a culminé ce dimanche soir a offert un important point d’appui pour la mise en pratique des idées réactionnaires défendues par Milei, qui accède au pouvoir exécutif national. Il faut cependant noter que la Libertad Avanza ne dispose pas d’un chèque en blanc. Dès le départ, le mandat à venir sera confronté aux contradictions d’un gouvernement qui arrivera au pouvoir avec de nombreuses faiblesses institutionnelles (comme le fait de ne pas avoir de majorité propre au Parlement national ou de ne pas avoir de gouverneurs locaux ou de maires), et fera face à divers obstacles, tels que l’absence d’équivalence mécanique entre vote et accord avec la politique à venir, l’opposition aux plans du gouvernement dans la rue et près de la moitié du pays qui a voté avec ferveur contre Milei. Nous reviendrons plus loin sur cette question d’importance vitale.
L’extrême-droite triomphe après des décennies de politiques anti-sociales
Pour commencer, il est nécessaire d’examiner comment ce résultat a été possible. L’ancien régime politique bipartite – polarisé pendant des années entre le macrisme et le kirchnerisme, chacun avec ses alliés respectifs – vient de recevoir un coup historique. De manière vertigineuse, une nouvelle droite, située à la droite de la droite, a émergé, progressé et mis à bas la structure bicéphale de la politique argentine en quelques années. Il s’agit d’un phénomène qui a des points de contact, sans être identique, avec d’autres exemples que l’on a pu voir dans l’arène internationale au cours des dernières années.
Ce n’est pas tout : Javier Milei et Victoria Villarruel ont non seulement triomphé face à la quasi-totalité des partis politiques traditionnels (soutenus uniquement par un secteur du PRO et un secteur de l’UCR lors du scrutin), mais également contre la majorité des milieux d’affaires (parmi lesquels nombres de dirigeants d’entreprise épousaient le programme de l’extrême-droite mais craignaient pour la « gouvernabilité » du pays), contre les préférences de l’actuel gouvernement américain, contre les syndicats, les mouvements sociaux, féministes et de défense des droits de l’homme, et les secteurs de l’Église alignés sur le pape François. Autant d’acteurs qui avaient, pour la plupart, exprimé leur soutien à Sergio Massa au second tour, de manière plus ou moins explicite selon les cas.
Un tel triomphe face à tant d’acteurs ne peut s’expliquer que par le fait que, dans cette élection, le rejet de la situation actuelle a prévalu sur la peur de l’inconnu. Un tel mécontentement social a des fondements explicables, par exemple par les chiffres qui ont accompagné l’échec des deux derniers gouvernements. Depuis le retour du FMI en Argentine en 2018, la pauvreté a augmenté de façon spectaculaire, passant de 27,3 % à 40,1 % selon les dernières évaluations. Les politiques du FMI, mises en œuvre d’abord par Macri, puis par Martín Guzmán et maintenant par Sergio Massa (avec le soutien de Cristina Kirchner), sont une machine à générer de la pauvreté. Les salaires de tous les travailleurs se sont effondrés, avec une gravité particulière pour les travailleurs informels, qui ont perdu 46,7% de leur pouvoir d’achat depuis 2016. Des chiffres en dépit desquels la situation de la classe ouvrière demeure inégale, expliquant la fragmentation du vote ouvrier entre les deux candidats.
Si le macrisme a initié cette voie (avec le soutien des gouverneurs, députés et sénateurs péronistes), il est également vrai que le Frente de Todos (coalition péroniste), une fois au gouvernement, n’a pas tenu toutes ses promesses et a poursuivi les plans d’austérité. Massa a ainsi coupé, jusqu’à aujourd’hui, 1,2 milliards de dollars dans les dépenses. L’inflation frappe durement les secteurs populaires et moyens. Selon un rapport du Centro Cifra, au cours des deux derniers gouvernements, environ 101 milliards de dollars sont passés des poches de la classe ouvrière à celles des grands patrons (la majeure partie de ce transfert a eu lieu sous le gouvernement actuel). Macri comme Alberto Fernandez ont gouverné pour les riches. Voilà la base matérielle de l’énorme mécontentement à l’égard du régime politique de ces dernières années.
Dans ce contexte, l’ultra-droite de Javier Milei et Victoria Villarruel a su exploiter la colère avec sa démagogie. Bien qu’une partie importante de leur base électorale soit authentiquement de droite, avec des valeurs réactionnaires, il faut également noter que l’extrême-droite a réussi à recueillir le vote d’autres secteurs, en promouvant des solutions miracles. C’est le cas de leur programme économique « libertarien » qui, s’il est mis en œuvre, ne fera qu’aggraver énormément les difficultés populaires et générer un choc entre les attentes et la réalité qui pourrait donner lieu à de multiples phénomènes sur le terrain politique et de la lutte des classes au cours de la période à venir.
En outre, il convient de noter qu’il était impossible pour le péronisme de gagner les élections en défendant la politique qu’il mène déjà au pouvoir, dans un contexte de détérioration continue et éternelle de presque toutes les variables économiques et sociales, mais également de dégradation des services publics tels que l’éducation ou la santé, tenus à bout de bras par ls travailleurs en dépit d’une austérité permanente. La crainte suscitée par les drapeaux de l’extrême-droite de La Libertad Avanza et ses propositions économiques, qui constituent un saut dans l’inconnu, n’ont pas suffi face à tant de colère face à la situation actuelle, pas plus que la défense abstraite de « 40 années de démocratie », qui n’ont pas tenu leurs promesses.
Les alliés objectifs de Milei et de l’extrême-droite
Pour mener sa bataille culturelle, La Libertad Avanza a bénéficié d’alliés de poids, dont certains ont tenté de la combattre aujourd’hui dans les urnes après avoir contribué à créer ce monstre. C’est le cas des grands patrons qui l’ont promue (comme Eduardo Eurnekian, qui a désormais pris ses distances) mais aussi du péronisme, qui a spéculé sur le fait de donner de l’air à l’extrême-droite afin de diviser la base électorale de la droite de Juntos por el Cambio. Comme l’ont dénoncé certains, y compris dans ses propres rangs (Juan Grabois et Sergio Berni), le péronisme a même contribué à la création des listes de Javier Milei et l’a financé. Plus tard, Mauricio Macri a trouvé dans le candidat libertarien un bon instrument à exploiter dans les élections internes de la droite, et a surfé sur la vague avec Patricia Bullrich comme plan A (une candidate « faucon » de JxC) et un plan B (Milei, qu’il a soutenu au deuxième tour après la défaite de sa candidate).
Cependant, tout cela n’aurait pas été possible sans la précieuse collaboration des bureaucraties syndicales et des bureaucraties des mouvements sociaux, qui ont laissé passer l’appauvrissement, les plans d’austérité et les capitulations successives du gouvernement du Frente de Todos avec une passivité et une complicité quasi-totale. Les très faibles niveaux de mobilisations ont créé un terrain favorable pour l’avancée des idées individualistes et ultra-libérales de Milei, opposées aux luttes sociales et aux solutions collectives. Personne n’a fait plus le jeu de la droite que ces bureaucraties.
Dans le même temps, chaque fois que la rébellion tendait à s’exprimer à gauche, le gouvernement péroniste et la droite étaient là pour s’y opposer. Ainsi des luttes des familles sans-abri comme à Guernica (réprimées par le ministre d’Axel Kicillof, Sergio Berni) ou la répression de la grande rébellion du peuple de Jujuy contre l’autoritarisme de Gerardo Morales, allié de Sergio Massa (l’actuel ministre de l’économie n’a pas condamné une seule fois les attaques de son ami radical dans cette province, bien au contraire : il l’a appelé à faire partie d’un gouvernement d’union nationale). Bref, Javier Milei n’en est pas arrivé là tout seul. Sur la base de l’énorme appauvrissement généré par les deux derniers gouvernements, il a pu compter sur d’importants alliés au pouvoir pour mener sa bataille culturelle.
Se préparer à affronter les politiques de l’extrême-droite
L’extrême-gauche, quant à elle, n’a jamais hésité à affronter l’extrême-droite. Dans des conditions très inégales face au pouvoir politique et économique, ce secteur politique a toujours été du côté des luttes ouvrières et populaires, contre les répressions, les complicités et les plans d’austérité qui ouvraient la voie à la droite. Pendant que certains réduisaient ces combats au silence pour ne pas dénoncer le gouvernement actuel, l’extrême-gauche, elle, a toujours été du même côté, cohérente avec ses combats et ses principes, luttant frontalement contre l’extrême-droite dans l’arène électorale, comme en témoigne l’énorme impact des interventions de Myriam Bregman dans les débats présidentiels. Finalement, la voie du moindre mal s’est avérée désastreuse et n’a permis qu’à la droite de se renforcer.
Aujourd’hui, une nouvelle étape s’ouvre, au cours de laquelle nous nous retrouverons avec des millions de personnes dans les rues pour faire face aux projets de l’extrême-droite au pouvoir. Comme nous l’avons dit au début, son gouvernement naîtra avec des faiblesses : il n’aura pas de majorité propre au Parlement, il n’aura pas ses propres gouverneurs ou maires, il n’aura pas ses propres troupes dans les syndicats ou les mouvements sociaux. De plus, son vote, qui rassemble des secteurs de droite mais aussi des secteurs qui ont voté « contre » le régime, n’est pas un chèque en blanc pour son programme. Cela ne veut pas dire que la suite sera facile, loin de là. En revanche, une nouvelle période s’ouvre à laquelle il faut se préparer en tirant les leçons de celle qui s’achève.
Dans la phase de transition qui commence ce soir, des questions concrètes vont devoir rapidement être clarifiées, telles que le programme que Milei veut mettre en œuvre ou sa relation avec le macrisme dans la pratique, avec la possibilité d’un gouvernement de coalition. La question de savoir jusqu’où Milei est prêt à aller, dans des conditions qui sont lourdes de difficultés pour son projet, reste également posée et il y a encore beaucoup d’inconnues dans ces domaines. Enfin, il reste également à voir comment les dirigeants péronistes et syndicaux, toujours prêts à s’adapter aux temps nouveaux, se positionneront.
Cependant, certaines choses sont certaines. De nouvelles attaques contre les conditions de vie des masses ouvrières et populaires seront à l’ordre du jour avec, au minimum, de nouvelles dévaluations et ajustements fiscaux, sur la base d’une situation sociale déjà très compliquée par des années d’austérité. Dans ce cadre, il va falloir renforcer l’organisation sur les lieux de travail, dans les lieux d’étude et dans les quartiers populaires, s’affronter aux bureaucrates complices qui ont trahis ces dernières années, et discuter d’un programme contre l’austérité et en faveur des libertés démocratiques. Face à ce qu’implique l’arrivée au pouvoir de Milei, les directions syndicales doivent sortir de la passivité qui a permis à la droite de grandir, et appeler à des assemblées et des actions pour construire un plan de bataille.
L’extrême-droite a gagné les élections, mais la classe ouvrière, ses proches et ses alliés du mouvement des femmes, de la jeunesse et les organisations de droits humains constituent une force sociale immense si elle se met en mouvement. Il n’y a pas de temps à perdre.
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