Féminicides et infanticides : la série noire des violences masculines se poursuit

Le jour de Noël, un homme de 33 ans a tué sa femme et leurs quatre enfants dans leur appartement de Meaux, en Seine-et-Marne. Après cette tuerie, la troisième perpétrée par un père en moins de deux mois, les militantes en lutte contre les violences faites aux femmes dénoncent un échec politique et judiciaire.

Sarah Brethes

26 décembre 2023

Une femme de 35 ans et deux fillettes de 10 et 7 ans victimes « d’un très grand nombre de coups de couteau ». Deux garçons de 4 ans et 9 mois étouffés ou noyés. C’est la scène d’horreur qu’ont découverte des policiers le soir de Noël dans un appartement de Meaux, en Seine-et-Marne. C’est aussi la troisième tuerie perpétrée par un père en moins de deux mois en Île-de-France.

Fin novembre, un homme déjà condamné pour des violences familiales s’était rendu dans un commissariat pour avouer le meurtre de ses trois filles âgées de 4 à 11 ans à Alfortville, dans le Val-de-Marne. En octobre, un gendarme avait tué ses trois filles avant de se donner la mort dans le Val-d’Oise. Au total, ce sont donc dix enfants qui ont été tués par leur père depuis fin octobre.

Une série de faits divers sordides ? Non, ces meurtres constituent les manifestations d’une violence masculine systémique que les pouvoirs publics et la société françaises sont toujours incapables de nommer et d’endiguer. Alors que la lutte contre les violences faites aux femmes est revendiquée depuis 2017 comme « grande cause nationale » par Emmanuel Macron, l’exécutif n’a pas pris la parole une seule fois au sujet de ce féminicide et de ces infanticides.

Illustration 1Action du collectif NousToutes, à Toulouse le 22 octobre 2022. © Photo Alain Pitton / NurPhoto via AFP

Sollicitée par Mediapart, la ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes Bérangère Couillard n’a pas donné suite. « On marche sur la tête. À chacune de ces affaires terribles, on a l’impression que c’est la faute à pas de chance », souffle Sylvaine Grévin, présidente de la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNCV).

2023 sera pourtant encore une année noire, non seulement pour les femmes, mais aussi pour les enfants. Selon le décompte de la FNCV, le quintuple meurtre perpétré le 25 décembre en Seine-et-Marne porte à 102 le nombre de femmes tuées par un conjoint ou ex-conjoint violent cette année, et 18 celui de leurs enfants. L’année dernière, le ministère de l’intérieur avait recensé 118 féminicides et 12 infanticides dans le cadre conjugal.

La mère avait déjà été poignardée en 2019

« Cette jeune femme avait déjà été poignardée par son conjoint en 2019, alors qu’elle était enceinte. Ce n’est pas rien. On laisse dans la nature des gens d’une dangerosité extrême… Que s’est-il passé ensuite ? Cette femme et ses enfants ont-ils bénéficié d’une prise en charge psychologique ? Qu’ont fait la société, la justice, la protection de l’enfance pour les protéger ? », s’interroge Sylvaine Grévin. Mardi, le procureur de la République de Meaux, Jean-Baptiste Bladier, n’a répondu qu’en partie à ces questions, alors que le père a été interpellé et placé en garde à vue.

Le magistrat a indiqué lors d’une conférence de presse qu’après avoir été poignardée en 2019 au niveau de l’omoplate, cette femme avait refusé de porter plainte et n’avait pas souhaité l’assistance d’une association d’aide aux victimes de violences. Une enquête avait été ouverte et le conjoint placé en garde à vue avant d’être hospitalisé en psychiatrie.

La procédure avait été classée sans suite au motif d’état mental déficient, a encore précisé le procureur de Meaux. Une expertise avait attesté de l’abolition du discernement chez l’homme, suivi depuis 2017 pour troubles dépressifs et psychotiques.

À l’époque, ce dernier avait affirmé n’avoir pas voulu faire de mal à son épouse qu’il aimait. Le « coup de couteau est parti tout seul », avait-il déclaré selon le procureur.

« Cet homme aurait dû être placé sous contrôle judiciaire avec une obligation de soins serrée. On sait qu’un homicide sur vingt est commis par un auteur souffrant de troubles mentaux, donc il faut être très vigilant. Abolition du discernement ne veut pas dire abolition de la dangerosité, insiste Ernestine Ronai, pionnière de la lutte contre les féminicides et responsable et fondatrice du premier Observatoire des violences faites aux femmes, en Seine-Saint-Denis. Quelqu’un qui a déjà commis un passage à l’acte violent doit être suivi. Mais le problème fondamental est que la société n’a toujours pas conscience de la dangerosité des hommes violents. »

Aux yeux de cette militante féministe, membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et récemment démissionnaire de la Civiise« il aurait fallu redoubler de vigilance vis-à-vis de cette femme et de ses enfants ». Services sociaux, école, proches : « Il faut former tout le monde à cette dangerosité, plaide-t-elle. Prévenir, ce n’est pas facile mais c’est à ça qu’il faut arriver. »

« Violences vicariantes »

Sylvaine Grévin, de la Fédération nationale des victimes de féminicides, s’alarme quant à elle du manque de prise de conscience dans les sphères politiques et judiciaires. « Je rencontre des députés, des membres des forces de l’ordre, des magistrats. Ce qui est terrible c’est que la plupart méconnaissent encore les mécanismes qui mènent aux féminicides », dit-elle.

Ernestine Ronai regrette aussi que l’on ait trop longtemps fait peu de cas des enfants « exposés » aux violences conjugales. « L’affaire de Meaux montre de manière terrible qu’un mari violent ne peut pas être un bon père », estime-t-elle. Au sujet des pères qui commettent des infanticides, elle rappelle « qu’on ne peut pas faire plus de mal à une mère qu’en tuant ses enfants », en allusion à des « violences vicariantes » entrées dans le langage courant en Espagne, pays européen le plus avancé en matière de lutte contre les violences masculines.

Durant l’été 2021, un double infanticide avait semé l’effroi de l’autre côté des Pyrénées et fait surgir ce terme désignant des violences de genre infligées à des enfants pour faire souffrir leur mère. Le corps d’une fillette de 6 ans, enlevée avec sa petite sœur par leur père, avait alors été découvert au large de l’île espagnole de Tenerife après des semaines de recherches, suscitant une vague d’émotion dans le pays. Olivia, 6 ans, et sa sœur Anna, 1 an, étaient portées disparues depuis fin avril sur l’île de l’archipel des Canaries après l’envoi d’un dernier message « d’adieu » de leur père, lui aussi disparu, à leur mère dont il était séparé.

« Toute l’Espagne est sous le choc », avait déclaré le premier ministre socialiste Pedro Sánchez, exprimant son « rejet absolu de la violence machiste, la violence vicariante que certains continuent de nier dans notre pays ». Le gouvernement de coalition entre socialistes et gauche radicale comme les acteurs associatifs ou les militantes féministes cherchaient à imposer l’expression dans le discours général, ce qu’ils sont parvenus à faire.

La mère des deux petites filles avait écrit dans une lettre publiée par plusieurs médias espagnols qu’elle espérait que leur mort « n’aura pas été vaine »« Grâce à elles, on sait ce que veut dire la violence vicariante », espérait-elle. « En donnant un nom à cette violence, on commence à identifier les cas. Quand il n’y a pas de nom pour désigner une situation, bien souvent ça atténue sa portée et on ne met pas en place les outils pour l’éradiquer », estimait à l’époque auprès de l’AFP Carmen Ruiz Repullo, sociologue spécialisée dans la violence de genre. Là encore, l’Espagne apparaît bien en avance sur son voisin français.

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