«La pensée de Philippe Descola offre des solutions aux crises que nous traverson »
Dans son documentaire Composer les mondes, la réalisatrice Eliza Levy fait dialoguer Philippe Descola et sa pensée avec les habitant·es de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le film est disponible depuis le 21 octobre sur la plateforme Tënk.
Lorsque l’on parle de lutte pour la préservation de l’environnement, Philippe Descola fait office de pionnier. L’anthropologue, connu pour ses travaux de recherches en Amazonie a inspiré des générations de militant·es, notamment en rejetant l’idée d’une nature uniforme, dont l’humain se distinguerait. Il fait l’objet d’un très beau documentaire de la réalisatrice Eliza Levy, baptisé Composer les mondes.
On peut y entendre Philippe Descola développer sa conception des rapports entre les humains et le reste du monde vivant. L’anthropologue discute également longuement avec des habitant·es de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sur leurs combats, leurs aspirations et ce qu’ils attendent de l’avenir. Ce magnifique film, à la fois chaleureux et plein d’espoir, est disponible depuis le 21 octobre dernier pour les abonnés à la plateforme de documentaires Tenk.
Comment a eu lieu votre rencontre avec Philippe Descola, qui a abouti à la création de Composer les mondes ?
Eliza Levy : Elle s’est d’abord faite au travers de son œuvre. Je l’ai découverte alors que je travaillais sur une adaptation en série télévisée du roman Anima, de Wajdi Mouawad. La lecture de ses livres m’a procuré beaucoup de joie, mais aussi un sentiment de soulagement. Il permet de comprendre le mouvement anthropologique européen dans ces 500 dernières années. Son travail donne des outils pour véritablement décentrer nos idées et nos mots, pour ne pas dire les décoloniser. Je suis certaine que la pensée de Philippe pourrait nous permettre de trouver des pistes et des solutions face à la crise systémique que nous traversons.
J’ai commencé par lui écrire, et nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2015. L’idée de l’utilité du film faisait dès le départ partie du geste artistique : un film pour discuter, transmettre, une ressource pédagogique. Philippe a pris connaissance de mes œuvres précédentes et a accepté.
Personne ne voulait financer un projet dans lequel on mettait en image des concepts ! Les recherches ont été longues, mais après 5 ans, j’ai eu la chance de rencontrer Isabelle Bianchet, et tout a éclos. J’ai mis ce temps à profit pour apprendre à connaître Philippe. Nous nous sommes rencontrés régulièrement durant cette période. De mon côté, j’ai commencé à tourner des plans en parallèle, à partir des idées que je souhaitais mettre en avant.
L’une des particularités du film est de faire dialoguer Philippe Descola et sa pensée avec l’expérience des militant·es de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Pourquoi avoir fait ce choix, et comment l’avez-vous mise en place ?
Nous aurions pu faire un beau film en partant en Équateur, suivre Philippe sur les traces de ses travaux antérieurs, mais pour moi le film devait s’incarner sur notre territoire pour être plus puissant. De plus, nous avons la chance de vivre à proximité de cette expérience sociétale unique qu’est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Ce dispositif a dû demander un certain travail en amont…
Tout à fait, l’écriture et la préparation du documentaire ont été extrêmement minutieuses. Mais cela n’empêche pas que de nombreuses séquences à l’écran soient en réalité des premières rencontres, ou des moments imprévus. Je pense par exemple au temps passé avec l’éleveuse de moutons. C’est d’ailleurs l’une des séquences du documentaire la plus réussie à mon sens, car on saisit bien l’enchevêtrement des concepts. Quelque chose se passe lorsque Philippe dit que les moutons sont des partenaires sociaux et non des animaux.
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Le tournage n’a été que le début de ma collaboration avec les habitant·es de la ZAD qui sont dans le film, ça a été un va et viens permanent, et j’ai organisé la première projection du documentaire à Notre-Dame-des-Landes. La relation que Philippe et moi entretenons avec eux est ancrée dans notre rapport commun avec les non-humains.
Le film leur laisse d’ailleurs une grande place. Comment avez-vous articulé ces images d’animaux et de plantes avec les réflexions de Philippe Descola ?
Je conçois mes films comme des mélodies ou des phrases. Je cherche et tourne des images qui peuvent aller de pair avec des idées. Lorsque j’entre en phase de montage, si je constate un manque, je repars tourner de nouveaux plans.
J’ai essayé de ne pas illustrer les concepts, mais plutôt de les incarner. L’idée est de filmer les non-humains à leur hauteur, en décentrant mon point de vue. Pour cela, il fallait passer du temps avec elles et eux, notamment avec les animaux. J’ai également utilisé des caméras-pièges, qui se déclenchent à leur passage, pour donner le point de vue d’un arbre, du territoire ou de tout ce qu’on veut.
Le son du film a également fait l’objet d’une attention particulière. Comment avez-vous procédé ?
Cela a été l’une des parties les plus importantes de la production. Pour les musiques, j’ai travaillé avec la compositrice Marie-Jeanne Serero, qui m’avait déjà accompagnée sur plusieurs films. Elle a composé à partir d’une liste de mots que je lui ai fournis, qui indiquaient des sentiments. Le film est aussi entièrement bruité comme une fiction. Pour donner corps et voix aux non-humains. Pour spatialiser le film. J’ai confié ce travail à l’artiste et sound-designeuse Rana Eid. Elle a fait une composition magique.
Le premier plan du film montre le vent qui passe à travers les feuilles d’un peuplier. Cela produit un son particulier, différent de celui d’un érable ou d’un chêne par exemple. Mais il était impossible de trouver une essence en particulier. Dans les banques de sons, tout est rangé sous le même nom unique d’« arbre ». Nous avons fini par trouver ce que nous cherchions à la main, mais l’anecdote montre bien que nous n’avons pas forcément les outils pour rendre compte de la précision de ce genre de nuance.
Depuis l’été dernier, vous enchaînez projection et conférences pour présenter Composer les mondes. Êtes-vous satisfaite du parcours du film ?
Oui, c’est incroyable ! Rien que cette semaine, nous avons une dizaine de projections prévues, et le film a même été montré jusqu’au Québec. Sa sortie sur la plateforme Tënk va le rendre encore plus accessible.
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À mesure que les mois passent, le discours des gens après les projections s’affirme. Ils et elles sont beaucoup plus touché·es qu’auparavant par le message du film. Je les sens plus proches du sujet et c’est très encourageant pour l’avenir.
Votre collaboration avec Philippe Descola n’est pas terminée, puisque vous préparez un second projet de film ensemble…
C’est un projet qui s’annonce encore plus compliqué à financer que Composer les mondes… L’idée est de raconter le parcours d’une particule de pétrole à rebours, de l’air que nous respirons à son extraction du sol. Le scénario mettrait en lumière les infrastructures qui traversent notre monde, et qui font leur retour dans nos vies en ce moment.
Je travaille également sur d’autres projets, notamment avec la philosophe belge Vinciane Despret, et toujours avec Wajdi Mouawad. Dans toutes les œuvres que je crée, j’essaye d’imaginer une grammaire du cinéma unique, toujours autour du décentrement, et en filmant les non-humains.
COMPOSER LES MONDES
Un documentaire de création réalisé par Eliza Levy sur la pensée de Philippe Descola
On n’invente pas des mondes, on les compose.
SYNOPSIS
Un film écrit, tourné et réalisé par Eliza Levy sur la pensée de Philippe Descola. 70 minutes.
A partir d’où repenser notre monde pour le transformer ? Philippe Descola a consacré sa vie d’anthropologue à étudier comment les humains composaient leurs mondes ; parti d’Amazonie il a tourné son champ de recherche vers l’Europe, afin de comprendre comment nous, les modernes, avions pu rendre la terre de moins en moins habitable.
Le film l’emmène incarner ses idées, en dialogue avec les non-humains tout autour de nous, au cœur d’une expérience sociétale unique au monde, en France, à Notre-Dame-des-Landes.
Là, sur et avec la terre sauvée du béton, en lieu et place d’un aéroport pharaonique, se déploie une nouvelle composition du monde.
En 2015, Eliza Levy part à la rencontre de Philippe Descola.
« Ce que Philippe Descola a mis en lumière, la multiplicité des ontologies et par là même la relativité de la nôtre, offre un incroyable souffle sur le feu des imaginaires poétiques et politiques de notre temps. C’est un socle pour forger des histoires, des mythes nouveaux, dans une rigueur salvatrice. Dans chacun de mes films, j’essaie de réconcilier l’humain avec le sensible. Je tente de redonner vie à ce que l’on voit, et d’imaginer ce que nos yeux ne voient pas ; faire surgir la magie pour réenchanter notre monde. »
De leur collaboration naissent deux films : Composer les mondes (2021) et La fausse transparence du réel, un long métrage en cours d’écriture.
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