15 FÉVRIER 2024
En braquant l’attention sur les normes environnementales, la FNSEA a une fois encore réussi le tour de force de favoriser les intérêts des plus gros exploitants tout en instrumentalisant les souffrances réelles des petits, avec la bénédiction du gouvernement. Ce brillant tour de passe-passe a permis de masquer les sources réelles de la crise agricole.
Par Margot Holvoet, responsable des questions « environnement » au sein de Chronik.
En 2019, le film Au nom de la terre crée la surprise en rassemblant près de deux millions de spectateurs dans les salles, jetant une lumière crue sur les difficultés des agriculteurs-éleveurs, dans un contexte où l’agrandissement des exploitations et leur mécanisation semble être la seule voie pour dégager un revenu. La fin tragique du film montrera que cette voie est une impasse.
Les difficultés de nombre d’agriculteurs à boucler les fins de mois sont fréquemment remises au cœur de l’actualité au gré des blocages de tracteurs : dès les années 1960 avec les crises de surproduction, puis les crises du lait dans les années 80 puis 2000… en 2017 et 2018, la loi Egalim promettait de s’attaquer aux racines des difficultés. Jusqu’à la « crise » de janvier 2024.
A chaque fois, de grandes négociations sont mises en scène entre le ministère de l’agriculture et la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), prise comme représentante du monde agricole. Pourtant, la seconde n’a nul besoin de blocage de tracteurs pour obtenir un rendez-vous avec le premier. Les deux administrent l’agriculture française en « cogestion » depuis près de 80 ans, et les lobbyistes de la FNSEA s’affairent quotidiennement à peser sur la politique agricole française : près de la moitié des actions de lobbying recensées par la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP) sont à l’initiative du monde agricole, à savoir la FNSEA et ses émanations départementales ou « jeunes » (les Jeunes agriculteurs), qui y consacrent plusieurs millions d’euros chaque année, selon une étude de 2022 d’AgraPresse. A l’inverse, la même étude remarque que les organisations environnementales ne sont à l’origine que de 11% des activités de lobbying, et que le ministère de la transition écologique a été« particulièrement absent » des sujets agricoles durant tout le premier quinquennat. En janvier encore, malgré des demandes répétées, aucun représentant de France Nature Environnement, fédération des associations de défense de l’environnement, n’a été reçu au ministère de l’agriculture ni par le Premier ministre.
Dès lors, si syndicat majoritaire et ministère travaillent main dans la main depuis près d’un siècle, comment expliquer l’avalanche de normes environnementales contre lesquelles ils ont fait mine de se battre ces dernières semaines ? En effet, les difficultés financières réelles de nombre d’agriculteurs ont bien vite été masquées dans le débat par un haro presque unanime sur la protection de l’environnement. Les éléments de langage de la FNSEA ont très vite été pris pour acquis.
Or, l’observation des revenus des agriculteurs par type d’exploitation nous révèle deux choses : d’abord, les exploitations ayant le plus de peine à générer des revenus sont les éleveurs et les petites exploitations – comme l’ont mis en lumière Au nom de la terre, donc, mais aussi Petit paysan – ; ensuite, les céréaliers sont largement excédentaires (ils gagnaient 57 000€ annuels en 2022 avant impôts en moyenne selon le ministère de l’agriculture, contre 20 400€ pour les éleveurs bovins, selon les chiffres du ministère de l’agriculture). Notons au passage qu’une grande partie de la production agricole française est céréalière et destinée à l’export, bien loin de l’image du petit paysan nourrissant ses concitoyens et de la « souveraineté alimentaire » mensongère rabâchée sur les plateaux.
Dès lors, les normes environnementales tant conspuées dans les médias viennent surtout contraindre les grandes exploitations dénuées de haies, bosquets, et tout autre refuge pour la biodiversité, qui appauvrissent les sols et génèrent d’importantes pollutions des eaux. Supprimer les normes environnementales favorise donc les grandes exploitations excédentaires, et ne règle aucun des problèmes des petites : celles-ci pourront donc à leur tour être absorbées par leurs voisins une fois mise la clef sous la porte.
Ainsi, en braquant les phares sur les normes environnementales, la FNSEA a une fois encore réussi le tour de force de favoriser les intérêts des plus gros tout en instrumentalisant les souffrances réelles des petits, avec la bénédiction du gouvernement. Surtout, ce brillant tour de passe-passe a permis de masquer les sources réelles de la galère agricole : l’endettement écrasant des exploitants pour rester dans la course à la compétitivité mondiale, organisée savamment par la FNSEA elle-même. L’objectif défendu par le syndicat dès sa création était en effet de baisser les coûts de production et donc de vente des produits afin de concurrencer les États-Unis sur les marchés mondiaux. Sa politique n’a pas changé depuis. Rappelons également que sa représentativité est toute relative – plus de 70% des électeurs se sont abstenus aux dernières élections de 2019, où elle a recueilli 44%. Le système d élections majoritaire la rend pourtant toute puissante.
Janvier-février 2024 restera ainsi dans l’histoire non seulement comme le recul le plus important en matière de politique environnementale depuis 2008 (date de création du plan Ecophyto, mis en “pause” à la demande de la FNSEA, et avec lui toute tentative de diminuer l’usage des pesticides), mais aussi comme une formidable occasion manquée d’améliorer les conditions de vie et de travail des agriculteurs en accompagnant l’émergence d’exploitations à taille humaine, respectueuses des hommes et du vivant, protégeant en même temps la qualité des eaux et des sols et la santé des exploitants et des riverains. Mais pour cela, il eût fallu accepter de rogner les marges des industriels – ceux-là même qui sont à la tête de la FNSEA – et subventionner l’agriculture biologique afin qu’elle reste accessible au plus grand nombre.
Sans cela, la biodiversité continuera de s’effondrer jusqu’à disparaître totalement des campagnes agricoles, la qualité de l’eau continuera de se dégrader du fait des pesticides (plus de 4000 captages ont dû fermer en 40 ans), le sol continuera de s’appauvrir jusqu’à épuisement, les agriculteurs continueront de s’endetter et de dépendre des firmes qui leur vendent les produits phytosanitaires et les semences et leur rachètent leurs productions… jusqu’à la prochaine « crise », qui sera réglée, nous dira-t-on, grâce aux mêmes recettes.
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